• Saison 2015-2016 - None - None > TCPM 2015 : Analyser les processus de création musicale / Tracking the Creative Process in Music
  • Oct. 9, 2015
  • Program note: TCPM 2015
Participants
  • Benoît Haug (conférencier)

La dimension créative de l'interprétation musicale constitue l'un des postulats fondateurs des performance studies : constater la variété des interprétations d'une même œuvre, y mettre de l'ordre, considérer ce qu'elles signifient et tenter d'y trouver des explications, c'est d'abord accorder aux interprètes le statut de créateurs. Ce postulat est de plus en plus explicite comme en témoigne le libellé de l'avant-dernier avatar institutionnel londonien des études sur l'interprétation, le Centre for Musical Performance as Creative Practice (CMPCP, 2009-2014). Le concept de “création”, en filigrane tout au long de la somme Beyond the score. Music as performance de Nicholas Cook (2014), se retrouve explicité dans le titre de la série à paraître des Studies in musical performance as creative practice. La prochaine étape verra-t-elle l'avènement de la « Performance as creative process » ? Peut-être faudra-t-il patienter un peu : le pas ne semble qu'être timidement franchi parmi les musicologues investis dans les études sur l'interprétation (cf. Ravet 2005). Cette discipline s'est en effet historiquement construite autour de l'analyse de musiques enregistrées, principalement au sein du prédécesseur du CMPCP, le Centre for the History and Analysis of Recorded Music (CHARM). De fait, les documents sonores ou audiovisuels témoignant du processus créateur menant à l'enregistrement musical – par exemple les nombreux films dont on dispose au sujet de Glenn Gould au travail – sont très rarement "authentiques" : les musiciens y sont le plus souvent déjà en représentation, embarqués dans un dispositif de communication. Le patrimoine discographique invite donc naturellement à une analyse fondée quasi exclusivement sur l'extrémité ultime de la chaîne créatrice, le produit fini ; par mimétisme, l'analyse de performances musicales publiques a pris la même habitude de se concentrer sur le moment de la représentation.

Une fenêtre s'ouvre sur le processus créateur menant au disque lorsque l'on a la chance d'accéder aux rushs et plans de montage. Cependant, le processus créateur tel qu'il se déploie dans l'expérience de préparation, de répétition et d'enregistrement de la plupart des musiciens ne peut être saisi que par une ethnographie, ce à quoi se sont déjà livrés plusieurs chercheurs de l'espace académique francophone (cf. Cugny et al. 2004 ; Rudent 2011). La vocation souvent synthétisante de ces réalisations nous a incité en mars 2014 à déployer quant à nous une méthodologie différente – partant de situations observées/captées qu'il s'agit d'analyser dans leurs détails – à l'occasion de l'enregistrement d'un disque de musiques du XVIe siècle français par un ensemble spécialisé. Comme l'avait fait avant nous Maÿlis Dupont (2012) au sujet du travail des interprètes en vue du concert de création d'une pièce contemporaine, aidée d'un dispositif complexe de captation audiovisuel multipiste doublé du relevé des annotations régulières sur les partitions, nous avons procédé à la captation quasi-intégrale d'une semaine de répétitions et d'enregistrement. Nous pouvons alors revenir à loisir sur une grande partie de la genèse de la plupart des pistes du disque, de la première séance de travail collectif jusqu'à la dernière prise enregistrée. Le processus dans lequel sont impliqués les musiciens peut ainsi faire l'objet d'une analyse approfondie à l'intersection de la musicologie de l'interprétation et de l'anthropologie du détail.

Nous n'avons pas eu accès en aval aux séances de montage et de mixage, ce qui nous place dans une certaine mesure dans la position du musicien “de rang” qui, une fois les micros éteints, ne renouera avec son enregistrement qu'une fois le disque édité et commercialisé ; il est du moins très rare dans le monde des musiques anciennes que le travail de montage mobilise d'autres musiciens que le directeur artistique de l'ensemble. Cela ne représente pourtant pas un problème dans la perspective que l'on adoptera dans le cadre de cette communication, bien au contraire : il s'agira pour nous d'appréhender le processus de création menant au disque du strict point de vue de l'expérience du musicien. Nous nous concentrerons sur l'une des chansons enregistrées, « Susanne un jour » de Didier Lupi – ici interprétée par deux chanteurs et une luthiste – et en considérerons l'intégralité des évolutions au fil des étapes de répétition et d'enregistrement. Cette focale resserrée autorise la prise en compte la plus minutieuse d'un maximum d'orientations, verbalisées ou non, qui modèlent peu à peu l'interprétation telle qu'elle sera entendue au disque.

Plutôt que d'un travail d' « interprétation », nous pourrons à la suite de N. Donin et J. Theureau (2006) considérer que ce à quoi se livrent les musiciens relève avant tout de la « lecture » répétée de la chanson « Susanne un jour », et ce à au moins trois niveaux. D'une part, l'essentiel du travail sous les micros consiste effectivement avant tout à produire plusieurs versions successives de la chanson, à partir du découpage desquelles l'ingénieur du son sera amené ultérieurement à réaliser un “montage” cohérent. D'autre part, les interactions entre les musiciens et avec le personnel en cabine laissent apparaître que les considérations “interprétatives” au sens herméneutique du terme, bien que présentes, sont minoritaires face à de nombreuses autres considérations – de mise en place, de justesse, etc. – qui n'ont pas pour premier objet de donner à entendre une “compréhension” singulière du contenu sémantique de l'œuvre. Enfin, nous verrons incidemment la “lecture” à proprement parler représenter l'une des activités principales des musiciens – sinon leur activité principale, dans le cas qui nous occupe – et ainsi l'un des centres d'attention essentiels du travail menant au disque : avant même de réfléchir aux orientations que doit prendre l'interprétation, les chanteurs déclament le texte à plusieurs reprises – en vue essentiellement de s'accorder sur sa prononciation –, pour secondairement lui donner l'expression musicale idoine. En somme, notre approche “pas à pas” du processus de création dans un contexte d'enregistrement – dont les particularités auront bien sûr toute notre attention – s'appliquera à mettre au jour certains des ressorts d'une activité musicienne qui, bien que banale, n'a jusqu'à ce jour été que peu approfondie dans le champ des études sur l'interprétation : la répétition en tant que moyen privilégié par lequel advient « l'interprétation ».

TCPM 2015 : Analyser les processus de création musicale / Tracking the Creative Process in Music

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