GĂ©rard Pesson, vous entretenez depuis plusieurs annĂ©es une relation (suivie) avec L’Instant DonnĂ© : comment est-elle nĂ©e ? Qu’est-ce qui vous sĂ©duit dans cet ensemble ?

Ils sont venus me solliciter au printemps 2004 alors qu’ils jouaient ma pièce Le gel par jeu, puis Ă  nouveau en 2005 pour Cassation dont ils sont très vite devenus les « spĂ©cialistes Â». Ainsi a commencĂ© un compagnonnage rĂ©gulier, approfondi, avec encore des projets pour l’avenir.
J’aime leur perfectionnisme, l’organisation de leur travail, l’implication de tous les musiciens dans la vie de l’ensemble. La manière dont on peut travailler très en détail avec chacun d’eux, à tout moment.

Vous lui avez mĂŞme dĂ©diĂ© une pièce (Instant tonnĂ©) qui sera jouĂ©e ce soir : que dit-elle de votre relation, justement ?

Cette pièce est une sorte de vignette, un petit hommage amical et facĂ©tieux « sur les touches blanches Â» oĂą, au milieu de la partition, les compagnons reprennent un bon vieux la pour continuer d’avancer ensemble.
En d’autres temps, je leur aurais écrit un canon crypté ou une chanson à boire…

Comment avez-vous conçu le programme de cette soirĂ©e ?

C’est l’ensemble L’Instant DonnĂ© qui en a fait la proposition. Toutefois, nous nous sommes donnĂ©s pour consigne que le concert soit plutĂ´t court, un peu « enlevĂ© Â», festif puisqu’il cĂ©lĂ©brera la sortie du double CD qu’ils viennent de consacrer Ă  ma musique et qui paraĂ®t sous label NoMadMusic. Ils ont aussi souhaitĂ© que j’y prenne un peu la parole pour dire comment ces musiques s’étaient faites et combien compositeurs et interprètes vivent et travaillent toujours si Ă©troitement liĂ©s.
Le programme comprend donc la petite pièce d’hommage Ă  mes amis de l’ensemble, Instant tonnĂ©. Nous tenions beaucoup Ă  Cassation, parce qu’ils jouent cette pièce mieux que personne, absolument comme un classique, se riant des difficultĂ©s, mais aussi parce qu’elle a donnĂ© lieu Ă  ma première grande Ă©motion avec eux. J’étais venu entendre une version de travail pour laquelle ils n’avaient vraiment pas comptĂ© leurs heures et lĂ , enfin, j’entendais le son, l’énergie que j’avais imaginĂ©s pour cette hyper toccata, cette traversĂ©e haptique si ardue Ă  tenir. Nous donnerons en complĂ©ment une instrumentation que j’ai faite pour eux de l’ÉlĂ©gie en la bĂ©mol de Wagner, la dernière musique qu’il ait composĂ©e et aussi la plus courte (13 mesures). Deux accords de cette page se retrouvent, par hasard, dans Cassation. L’ensemble L’Instant DonnĂ© tenait Ă  ce que figurent les Cinq chansons qui synthĂ©tisent en de courtes saynètes ce qu’il y a de mĂ©moire collective dans une romance, une rengaine, une cantilène ou une berceuse â€“ chansons sur des textes Ă©crits spĂ©cifiquement pour cette partition par la romancière et dramaturge Marie Redonnet.
La courte Suite des Cantates d’après Cantate égale pays a été réalisée spécialement pour ce concert. Enfin, une instrumentation magnifique, qui me semblait impossible à faire, de ma pièce pour piano La lumière n’a pas de bras pour nous porter conçue par Frédéric Pattar. C’est un véritable tour de force et je considère désormais que la version originale est celle-là.

Cantate Ă©gale pays est l’un des sommets de votre collaboration avec L’Instant DonnĂ© : quelle en est l’origine ? Pourquoi ce titre ?

En Ă©coutant beaucoup les cantates de Bach, au disque et au concert, j’avais Ă©tĂ© frappĂ© de ce qu’elles recelaient de dramaturgie et comme elles semblaient chacune les actes d’un opĂ©ra mental, Ă  la fois imagĂ©, enluminĂ© et abstrait. J’en avais parlĂ© Ă  Frank Madlener que l’idĂ©e avait intĂ©ressĂ©. Je pensais bien sĂ»r Ă  la poĂ©sie contemporaine, celle d’écrivains proches, amis, mais aussi Ă  celle de Gerard Manley Hopkins (1844-1889), un des plus grands poètes qui soient, des plus novateurs. Il attachait une grande importance au fait d’être aussi compositeur â€“ sa musique nous apparaissant pourtant aujourd’hui bien mineure. Je souhaitais que, dans ces cantates, le poème soit Ă  la fois parlĂ©/chantĂ©, incarnĂ©/dĂ©sincarnĂ©, qu’il dĂ©veloppe un paysage, une gĂ©ographie, un théâtre intĂ©rieur fait Ă  la fois de retenue et de jubilation, sous-tendu par un Ă©merveillement, un jeu presque enfantin, le tout menĂ© Ă  un rythme bondissant ou rythme abrupt (sprung rhythm), cette notion apportĂ©e par Manley Hopkins. VoilĂ  comment ce cycle s’est construit.
Le titre global Cantate Ă©gale pays s’est avĂ©rĂ© une nĂ©cessitĂ© pour dĂ©signer ce triptyque et il a fait l’objet de beaucoup d’allers-retours entre amis, avec, parfois, des propositions cocasses : Full Cantate, par exemple, auquel vous avez Ă©chappĂ©.

Cette Ĺ“uvre est, Ă  l’heure actuelle, votre unique incursion dans le domaine de l’informatique musicale : pourquoi avoir attendu si longtemps et pourquoi ne pas y ĂŞtre retournĂ© depuis ?

Il me semble que lorsque Frank Madlener m’a proposé de travailler avec l’Ircam, c’était justement dans l’idée de convoquer un compositeur qui y serait vierge et n’aurait aucun tic. Il fallait convertir la maladresse et, évidemment, des limites colossales en leviers musicaux et poétiques. Mais c’est ce que nous faisons sans cesse en écrivant, même sans électronique. Le monde des nouvelles technologies m’étant assez étranger, il était naturel que j’attende une proposition qui puisse mettre un brin de désir là où il en manquait sûrement un peu. J’ai beaucoup aimé que cela prenne du temps. Il faut souvent des décennies pour nourrir une idée vraiment nécessaire.

Quelle a Ă©tĂ© votre approche de l’outil ?

Mon approche de l’informatique est assez distante, si je peux risquer l’oxymore. Il y a beaucoup de choses qui souvent me gĂŞnent dans l’électronique, dont l’inusable attaque/rĂ©sonance. Je suis donc parti de tout ce que je ne voulais pas, ce qui, en nĂ©gatif, proposait dĂ©jĂ  beaucoup de matĂ©riel. J’ai voulu un processus qui me permette de maĂ®triser presque instrumentalement les sons que nous crĂ©ions : l’échantillonnage Ă©tait la voie. L’échantillonnage m’a toujours fascinĂ©, sans doute parce que c’est la citation Ă  l’état pur. Je n’aurais Ă©videmment pas pu travailler sans ce qu’on appelle un RIM (rĂ©alisateur en informatique musicale), que j’ai d’ailleurs tenu Ă  faire figurer comme coauteur. On disait jadis des tuteurs, mot assez parlant.
Nous avons inventé ce que j’ai appelé des claviers de sensations, pour Jachère aidant, des ciels acoustiques pour God’s Grandeur qui tentaient une électronique à bas voltage, qu’on ne soit pas sûr de discerner, qui devienne comme le bruit de l’air ambiant, une pulsation cardiaque ou un léger acouphène.
Je voulais que l’électronique abdique de sa puissance, qu’il y ait coalescence avec le son acoustique, que la source soit dans l’aire de jeu â€“ une Ă©lectronique du recul, de l’écart, une Ă©lectronique dĂ©fective qui soit comme un venin lĂ©gèrement urticant du timbre. Mais ce faisant, j’ai aussi parfois un peu caricaturĂ© l’électronique musicale de niveau 1 avec beat kit, demo sampler ou par l’utilisation de gimmicks volontairement cheap. Une sorte d’arte povera avec tout de mĂŞme pas mal de moyens.

Si vous vous frottiez Ă  nouveau Ă  l’informatique musicale, vers quoi vous dirigeriez-vous ?

Sans doute encore les mots, les poèmes, mais peut-être aussi les images. Les visages. J’avais imaginé, dès 1999, de travailler sur la poésie de Dominique Fourcade (que je lis depuis trente ans), en montrant des visages qui la diraient, la chantonneraient, la siffleraient.
Si la musique acoustique est ma prose, peut-être que la musique électronique serait ma poésie.

Vous avez « revu Â» cette pièce en une « Suite Â»: pourquoi ? Comment avez-vous procĂ©dĂ© ? Quel est le lien entre l’œuvre originale et celle-ci ?

Manifestement, c’est le mot. Je dirais que cette adaptation est presque une « joke Â» ou en tout cas le rĂ©sultat de la situation suivante : L’Instant DonnĂ© voulait que les cantates soient prĂ©sentes, d’une manière ou d’une autre, dans notre concert, mais, pour des raisons financières (raisons qui sont parfois très agissantes dans la conception et/ou la crĂ©ation des Ĺ“uvres, on ne le dit jamais assez), ils m’ont demandĂ© d’arranger quelques extraits… sans Ă©lectronique (et sans voix) ! Ce qui ne manque pas de sel puisque ces cantates sont, Ă  ce jour, ma seule collaboration avec l’Ircam, comme vous le rappeliez. Cette Suite est donc constituĂ©e principalement des intermezzi instrumentaux de Cantate Ă©gale pays. Sorte de version Ă©coresponsable Ă  basse consommation d’énergie, ou arte molto povera.

Prenons Ă  prĂ©sent un peu de recul : quand on considère certaines de vos pièces (Pastorale, Mes bĂ©atitudes), on ne peut s’empĂŞcher de penser Ă  un certain univers romantique ; pour d’autres (Preuve par la neige…), ce sont plutĂ´t les impressionnistes français ; d’autres encore (Folies d’Espagne…) la musique baroque : quelle relation entretenez-vous avec l’histoire de la musique et son rĂ©pertoire, du point de vue compositionnel ? Quelle est la part de l’inspiration, du jeu, de la continuitĂ©, de la rupture ?

J’ai essayé d’objectiver dans mon premier travail de filtrage (Nebenstück 1 d’après une ballade de Brahms) la contamination qui s’opère entre l’invention et la mémoire. Il me semble que les œuvres qui nous hantent s’interposent, d’une manière ou d’une autre, lorsqu’on croit tirer une idée du néant, et que, en matière d’art, la recherche est concomitante à une perpétuelle archéologie. J’ai toujours senti qu’une musique est derrière chaque musique, qu’écrire, désécrire, réécrire, relève souvent d’une sorte d’uchronie. En quoi il me semble que la tabula rasa a été salutaire, mais qu’elle s’avère illusoire.
Brahms Ă©ditait Couperin, Sciarrino a transcrit Scarlatti, Ravel et Berio harmonisaient des chants populaires, BartĂłk en recueillait… On n’a cessĂ© depuis que la musique s’écrit, par tropes, transcriptions, collections, citations, plagiats (volontaires ou non) de croiser les musiques, de les « mĂ©tisser Â» comme on dirait aujourd’hui.
Nous vivons avec plus de musique en mĂ©moire (dans tous les sens du terme) que nos prĂ©dĂ©cesseurs et il est fatal que ce legs, parfois encombrant, interfère dans notre manière de rĂŞver le son. Il faut accueillir ce « parasitage Â», en avoir une claire conscience, le transformer en un ferment poĂ©tique.
Si composer n’est, comme je le crois, rien d’autre que prolonger le travail de l’écoute, alors il faut que cette écoute soit ouverte et chercheuse, qu’elle devienne la voie par laquelle l’artiste atteindra ce qu’il ne connaît pas, l’amenant à entreprendre ce qu’il ne sait pas (encore) faire, car il me semble que c’est sa mission.

De la mĂŞme manière, et vous le mentionniez un peu plus tĂ´t, vous entretenez un lien très Ă©troit avec la littĂ©rature â€“ non seulement dans vos Ĺ“uvres porteuses de texte, mais aussi dans vos Ĺ“uvres purement instrumentales (Proust est très prĂ©sent dans votre musique â€“ y compris par le parfum qu’elle dĂ©gage): quelle place occupe la littĂ©rature et le verbe dans votre quotidien et dans votre vie de compositeur ? Avez-vous un jour songĂ© Ă  l’écriture littĂ©raire plutĂ´t qu’à la composition ?

La littérature est sans doute la colonne vertébrale de ma vie, enfance comprise, mais je n’estime pas que lire soit pour autant une spécialisation, ni surtout un hobby, comme on pratiquerait le jardinage ou le tir à l’arc. La lecture, dans laquelle j’inclus la presse quotidienne, est le meilleur instrument que j’aie trouvé pour relier la composition à un solide être-au-monde.
Vivre entre des dizaines de mètres d’étagères a sans doute fait de moi ce qu’on appelle un « compositeur littĂ©raire Â»; l’impression qu’on en a se trouvant aggravĂ©e par ce fait indubitable que je n’ai pas la fibre technologique, mais aussi, peut-ĂŞtre, parce que les volumes relevant de la littĂ©rature et de l’histoire de l’art l’emportent chez moi de beaucoup, en nombre du moins, sur la musique.
Un artiste se nourrit, observe, note, indexe avec une acuitĂ© presque limite. Il fait son miel de tout, et bien sĂ»r de la vie quotidienne. Pratiquant l’art le plus abstrait, le compositeur doit se sentir chez lui dans tous les autres arts â€“ et c’est plus qu’un droit de visite… Ce flux des sensations, des idĂ©es, inclut Ă©videmment les musĂ©es, les galeries, les théâtres, les Ĺ“uvres du passĂ© et du prĂ©sent. Et comment un compositeur pourrait-il ne pas vivre aux cĂ´tĂ©s de ses frères plus dĂ©laissĂ©s encore que sont les poètes ? Je sens cela comme une puissante nĂ©cessitĂ© et non comme un devoir.
Quant Ă  Proust, il a Ă©tĂ© assez central en effet dans ma « structuration Â», si je peux le dire ainsi, et bien des caractĂ©ristiques de ma vie ont procĂ©dĂ© de son Ĺ“uvre (pour le meilleur et pour le pire). Avec le duo Bruissant divisĂ© d’après Vinteuil, le trio sous-titrĂ© Moments Proust, deux mĂ©lodrames rĂ©cents sur des poèmes de jeunesse (Gluck et Schumann), et l’acte 2 (Le Manteau de Proust) du triptyque que je prĂ©pare pour l’OpĂ©ra de Lille, j’ai donc fini par mettre Proust en musique. Il aura fallu pourtant des annĂ©es d’incubation, l’attente d’un laissez-passer intĂ©rieur, ce que Proust appelle le silence-contact.
J’ai hésité, c’est vrai, au début de mon adolescence, entre l’écriture littéraire et la composition, mais, comme les idées ne me venaient qu’en musique, il a bien fallu s’adapter… Je me suis tout de même ménagé une petite piste littéraire qui court en marge de ma musique puisque j’écris un journal (parfois publié) qui consiste souvent en une main courante de l’atelier de composition. Pour moi, ces deux écritures sont intrinsèquement liées, et procèdent l’une de l’autre, étant écriture du temps, et en tout cas, certainement, d’un présent absolu.

Propos recueillis par JĂ©rĂ©mie Szpirglas.

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