La visite d’un huissier, venu dresser un inventaire avant saisie dans leur trois-pièces d’une cité de Créteil, provoque l’affolement d’une mère et de sa fille. La mère souffre de démence et croit qu’elle subit toujours les persécutions de Pétain ou de Darnand. Dans ce huis clos à trois voix, délirant, impressionnant d’invention et d’humour, les deux femmes vont se livrer à de furieux monologues aussi hilarants que monstrueux.
ENTRER dans un trois-pièces à Créteil (dès les premiers mots écrits), COMPRENDRE (très vite, si l’on rapproche le titre du roman des premières lignes) qu’il sera question de la douleur d’un vécu qui affronte le présent avec le poids du passé, RIRE (dès la fin de la première page), de l’absurdité d’une situation qui va dresser face à face un homme et deux femmes, un huissier et les deux miséreuses qu’il vient « saisir ». Tels sont les premiers uppercuts encaissés par l’adaptatrice d’une œuvre de 200 pages, à la langue ciselée, à la construction parfaite, au propos politique puissant, chocs physiques qu’elle doit encaisser et résoudre en à peu près 21 000 signes ! Et le saisissement se poursuit. RENCONTRER l’incroyable, car folle de passion pour l’expression sonore, Florence Baschet et PERCEVOIR avec joie que la parole du livre n’aura plus la voix intime de sa tête (celle de l’adaptatrice, en l’occurrence la mienne), que vite des voix devront prendre corps et que cette matière composée par l’alchimie entre les mots de Lydie Salvayre, de sa langue littéraire si forte, entre la rocaille d’Annie Mercier, la sifflante bouleversée d’Anne Girouard et la juvénile placide cynique d’Olivier Dutilloy, cette matière s’offrira à la violence passionnée de la compositrice. Aventure ! Reste pour moi à vivre (encore longtemps) avec ceux qui, après avoir pris vie, ont pris chair, les spectres de Lydie Salvayre.
Anne-Laure Liégeois
Par l’invocation des spectres, Lydie Salvayre dresse un véritable huis clos, perçu tantôt comme un petit espace restreint (le présent) tantôt comme un vaste espace béant (le passé). Alors, s’annule comme par incantation la dialectique de l’ici et de l’ailleurs. Dans l’écriture de Salvayre, l’espace et le temps deviennent deux dimensions non circonscrites, où ricochent et se télescopent les voix des trois personnages mises en jeu par Anne Laure Liégeois. Celle-ci se sert avec magie de tous les tons, violent ou tendre, glacial ou sensible, cru ou alambiqué, enjoué, drôle ou amer. Elle construit ainsi une dramaturgie de l’énonciation qui est déjà pour moi musique du texte dit. L’écriture pour voix n’est-elle pas l’écriture de l’énonciation ? La voix chantée d’Élise Chauvin entremêle sa respiration, son souffle et les hauteurs de son chant à l’oralité du texte dit, comme une transformation poétique du dire au chanter. Elle est présence chantée se jouant dans les trois pièces de l’appartement, en résonance poétique avec l’impact des mots prononcés, comme une abstraction augmentée du récit. Ainsi pourraient se rencontrer autrement langue et musique, se confronter et converger voix parlées et voix chantée. La voix chantée d’Élise, entrelacée aux voix des comédiens, est donc LE lien entre musique et littérature – entraînant, comme en caisse de résonance, la partie de piano interprétée par Alphonse Cemin et le dispositif électroacoustique conçu dans les studios de l’Ircam avec Serge Lemouton.
Je constate avec un réel plaisir que, si l’écrit de Salvayre convoque trois femmes, cette nouvelle musique-fiction en réunit trois à son tour : Lydie, Anne-Laure et moi-même.
Florence Baschet