À propos de Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley

par
Éric Vautrin, le 11 septembre 2018

 

Mary Shelley Ă©crit Frankenstein ou le PromĂ©thĂ©e moderne en 1816. Elle est alors âgĂ©e de dix-neuf ans, elle a fui l’autoritĂ© de son père et a Ă©pousĂ© son amant, Percy Shelley. Le couple a rejoint Lord Byron qui les a invitĂ©s pour l’étĂ© dans une villa sur les rives du LĂ©man. Mais l’éruption d’un volcan indonĂ©sien a projetĂ© un nuage de cendres qui dĂ©rive au-dessus de l’Europe, et cet Ă©tĂ© 1816 est maussade â€“ il causera en Suisse une des plus terribles famines du siècle. Byron propose Ă  ses amis, retenus dans la villa pour cause de mauvais temps, d’écrire des histoires Ă  se faire peur pour se dĂ©sennuyer. Mary Ă©crit alors ce qui deviendra un des grands mythes littĂ©raires de la modernitĂ©. Son roman est le reflet de son Ă©poque, mettant en scène l’avènement de la science moderne – au dĂ©but du xixe siècle, la chimie connaĂ®t une rupture majeure, en passant de la logique des Ă©lĂ©ments simples (l’eau, l’air, le feu...) Ă  celles des combinaisons invisibles d’atomes. Mais si le monde est fait d’infimes matières combinĂ©es, comment la vie peut-elle surgir de l’inerte?

Frankenstein est aussi une Ă©tonnante composition littĂ©raire, dans laquelle l’auteure utilise trois narrations emboĂ®tĂ©es. Le roman dĂ©bute par des lettres adressĂ©es par Robert Walton, navigateur parti Ă  la conquĂŞte du Grand Nord, Ă  sa sĹ“ur Margaret. Il lui Ă©crit qu’il a rencontrĂ© sur la banquise Victor Frankenstein, poursuivant au pĂ©ril de sa vie une sorte de crĂ©ature immense. Celui-ci se confie Ă  Walton dans un second rĂ©cit enchâssĂ© au premier. PassionnĂ© de sciences, il raconte avoir rĂ©ussi Ă  donner la vie Ă  des morceaux de chair inerte assemblĂ©s grâce Ă  l’électricitĂ©, mais, terrifiĂ© par son invention, avoir abandonnĂ© cette crĂ©ature Ă  son sort. Commence un troisième rĂ©cit : ce monstre a en effet retrouvĂ© Victor et lui a racontĂ© ce qui lui est arrivĂ©. LivrĂ© Ă  lui-mĂŞme, il s’est cachĂ© dans un appentis et a appris le langage en Ă©coutant une famille (un père aveugle, ses enfants FĂ©lix et Agathe) qui justement enseignait le français Ă  une jeune Ă©trangère prĂ©nommĂ©e Safie qu’ils hĂ©bergeaient. La crĂ©ature, que Victor refuse d’aider, dĂ©couvre alors qu’elle peut faire le mal et tue les proches de son crĂ©ateur, dont son frère William. Elle forcera finalement Victor Ă  lui concevoir une compagne, mais le savant prendra peur des consĂ©quences. Le monstre, ne craignant pas le froid, l’entraĂ®nera par vengeance sur la banquise. C’est lĂ  que Walton le dĂ©couvre et que, malgrĂ© ses soins, Victor Frankenstein dĂ©cède â€“ alors que le navigateur doit faire face Ă  une mutinerie sur son navire. La crĂ©ature, elle, s’en va se suicider au pĂ´le, avec ces mots Ă©nigmatiques qui concluent le roman: son corps sera mort et son esprit avec, ou, s’il vit encore, il pensera alors, peut-ĂŞtre, autrement...

Ainsi le monstre, comme les marins du bateau de Walton, se rĂ©volte contre des projets de conquĂŞte dĂ©mesurĂ©s â€“ celui du scientifique qui « joue Â» avec le vivant comme celui du navigateur qui veut « dĂ©couvrir le secret de l’aimant Â» en prenant des risques dĂ©mesurĂ©s. Aujourd’hui, des scientifiques jouent aussi, sur ces mĂŞmes rives du LĂ©man, avec le cerveau humain, et le numĂ©rique a remplacĂ© le fantasme de l’électricitĂ© vitale â€“ mais quelles sont les limites de la science ? Frankenstein est une question posĂ©e Ă  la modernitĂ©.

Les destins de Mary Shelley et Victor Frankenstein prĂ©sentent d’étonnantes rĂ©sonances. Les deux inventent un « monstre Â» qui les dĂ©passe, et les deux vont connaĂ®tre la dĂ©solation autour d’eux. En effet, Mary perdra trois des quatre enfants qu’elle aura avec Percy Shelley, qui lui-mĂŞme dĂ©cĂ©dera bientĂ´t par noyade, tout comme Victor se retrouve esseulĂ© par les crimes du monstre. Sa mère, première fĂ©ministe anglaise, avait Ă©crit une retentissante « DĂ©fense du droit des femmes Â», montrant comment les femmes Ă©taient rĂ©duites, en ce dĂ©but de xixe siècle, Ă  des objets, par dĂ©faut d’éducation â€“ et le roman est aussi, Ă  sa façon, une rĂ©flexion sur l’apprentissage: comment le monstre apprend le langage et les comportements humains, et ce que fait l’humain du savoir, Ă©tant deux thĂ©matiques liĂ©es qui courent de pages en pages. La vie de Mary Shelley, comme son roman, renvoie ainsi au tragique de la vie humaine qui lutte contre la mort, par-delĂ  le savoir et la science.

Le spectacle de Jean-François Peyret traverseautant le roman de Mary Shelley que sa mĂ©moire et ses fantĂ´mes, pour former finalement une autre sorte de « monstre Â» : un spectacle n’est-il pas en effet un assemblage de matĂ©riaux disparates â€“ littĂ©ratures, techniques, objets, corps... â€“ qui, traversĂ© par l’énergie Ă©lectrique des acteurs, prend une forme imprĂ©visible dans le cerveau des spectateurs ?

 

©Ircam-Centre Pompidou

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