C’est votre quatrième projet Ă  l’Ircam, et votre dixième Ĺ“uvre avec Ă©lectronique au total : comment le compositeur que vous ĂŞtes aborde-t-il la question de l’informatique musicale ?


Jamais de la même manière. Lorsque je suis arrivé à l’Ircam pour la première fois, je n’avais aucune expérience de l’électronique en temps réel. Mon travail portait davantage sur les sons fixés. Ce fut une véritable découverte du temps réel en tant que compositeur. J’ai commencé très modestement. Dans mes premiers projets, l’électronique ne jouait pas un grand rôle sur la forme globale.
Par la suite, mon approche première pour chaque projet a toujours Ă©tĂ© assez « naĂŻve Â». De fait, je ne suis pas de ces compositeurs qui sont très impliquĂ©s et très au courant de ce qui se passe dans le domaine technologique. Cette relative distance a ses avantages et ses dĂ©savantages : d’une part, il faut bien avouer que cette posture naĂŻve me permet sans doute plus de libertĂ©. MĂŞme si, naturellement, il faut bien faire preuve de pragmatisme ensuite et adapter son idĂ©e initiale, je peux fantasmer davantage que d’autres. D’autre part, le dĂ©savantage le plus flagrant est que je ne maĂ®trise pas les outils aussi complètement que d’autres. Bien heureusement, Thomas Goepfer, le rĂ©alisateur en informatique musicale avec lequel je travaille, vient combler cette lacune. Cela fait Ă  prĂ©sent deux projets que nous menons ensemble, et nous formons une excellente Ă©quipe : nous nous comprenons parfaitement et Ă©changeons beaucoup. Lorsque je propose une idĂ©e utopique, il me fait la dĂ©monstration de quelques outils, puis on passe Ă  une phase de test. On dĂ©bat alors des rĂ©sultats, et il commence Ă  adapter les outils pour Ă©laborer des « prototypes Â» sur lesquels je peux faire mes propres expĂ©riences seul, chez moi. Je peux ainsi revenir pour la session suivante, avec de nouvelles idĂ©es, de nouveaux ajustements, et ainsi de suite.


Ă€ propos de Voces NĂłmadas, d’oĂą vous est venue cette idĂ©e des espaces acoustiques intĂ©rieurs d’un instrument ? Cela vient-il de la prĂ©sentation de nouveaux outils dĂ©veloppĂ©s Ă  l’Ircam ? Ou Ă©tait-ce une idĂ©e qui vous trottait dans la tĂŞte indĂ©pendamment de tout cela ?


Dans le cas prĂ©sent, l’idĂ©e vient de moi. Le concept d’espace, ses diffĂ©rentes approches (pas uniquement Ă©lectronique, s’entend), significations et contextes, m’intĂ©ressent de plus en plus, et prennent une part de plus en plus importante dans ma rĂ©flexion compositionnelle. Lors de la première rĂ©union de production avec l’équipe, Thomas m’a appris que, si l’Ircam avait dĂ©jĂ  reproduit des espaces acoustiques de salles de concert, ce serait une première concernant l’intĂ©rieur d’un instrument. Cela Ă©tant dit, la plupart des outils que nous utilisons avaient dĂ©jĂ  Ă©tĂ© mis au point auparavant : nous nous contentons de les appliquer Ă  nos problĂ©matiques propres.


Lorsque vous avez testĂ© ces outils, le rĂ©sultat Ă©tait-il celui auquel vous vous attendiez ?


Il faut toujours renoncer Ă  certaines idĂ©es « utopiques Â». Et, en mĂŞme temps, la phase de test ouvre toujours de nouvelles possibilitĂ©s. Dans le cas prĂ©sent, la rĂ©action du système au spectre du texte chantĂ© (et notamment Ă  certaines voyelles) a bouleversĂ© les Ă©tapes suivantes du processus. Sans cette dĂ©couverte, je n’aurais jamais Ă©crit moi-mĂŞme le texte, et les deux dimensions supplĂ©mentaires de « nomadisme Â» qui se sont ajoutĂ©es au propos, n’auraient jamais trouvĂ© leurs chemins jusqu’à la partition. Cela a donc changĂ© le visage de la pièce.


Que se passerait-il si on substituait d’autres voix Ă  celles de l’ensemble Musicatreize, avec lesquelles vous avez travaillĂ© ? Le changement des spectres induit aurait-il un impact sur les traitements informatiques et, de lĂ , sur la pièce dans sa globalitĂ© ?

Oui, mais pas significativement. Cela Ă©tant, la question est intĂ©ressante : travailler avec des voix est, de toute façon, diffĂ©rent que de travailler avec des instruments. Parce que la voix
n’est pas un instrument : lorsqu’on compose pour la voix, on ne travaille donc pas pour un instrument, mais pour une personne, un tout, dont la voix est indissociable de la personnalitĂ©
et dont le chant a son spectre propre. Lequel a nécessairement une influence sur le résultat du processus électronique. C’est inévitable.
Cependant, le comportement de l’outil que nous utilisons est assez cohĂ©rent et solide, au sens oĂą les plus grosses diffĂ©rences dĂ©coulent davantage de la diversitĂ© des spectres des voyelles chantĂ©es par un mĂŞme chanteur, qu’entre les spectres de deux chanteurs diffĂ©rents chantant la mĂŞme voyelle. Remplacer un chanteur change le rĂ©sultat, mais dans les limites acceptables des traitements Ă©lectroniques en temps rĂ©el. C’est aussi ce que j’aime Ă  propos du temps rĂ©el : tout s’applique Ă  l’interprète.


N’est-ce pas un peu fragile ?


Certes. C’est pourquoi il faut parfois faire des compromis, dans l’intĂ©rĂŞt d’une forme de « sĂ©curitĂ© Â» dans la variabilitĂ©. L’essentiel est de raffiner le plus possible les rĂ©glages pour maĂ®triser au mieux le processus.


C’est le deuxième projet que vous rĂ©alisez Ă  l’Ircam avec la voix (le premier Ă©tait Tenebrae pour EXAUDI et l’Ensemble intercontemporain). Comment approchez-vous la voix ? Quel Ă©quilibre recherchez-vous dans l’écriture vocale ?


Cela dĂ©pend toujours des particularitĂ©s propres des chanteurs avec lesquels je travaille. Comme je viens de le dire, la voix n’est pas un simple instrument : elle est intrinsèque et constitutive de chaque individu. Les pièces que j’ai composĂ©es pour la voix relèvent donc davantage d’une Ă©criture soliste, quand bien mĂŞme elles seraient destinĂ©es Ă  un ensemble vocal. Tenebrae, par exemple, Ă©tait Ă©crite pour EXAUDI, dont la particularitĂ© est de chanter des musiques de la renaissance et d’aujourd’hui : chacun de ses membres est donc capable d’assumer un rĂ´le soliste. Dans le cas de Musicatreize, mon approche est plus celle d’un chĹ“ur, mĂŞme si c’est un chĹ“ur de chambre â€“ en tant que soliste « global Â». Si je voulais en donner une description fidèle, je dirais qu’il s’agit d’une Ă©criture madrigaliste, plutĂ´t que d’une Ă©criture chorale. L’écriture vocale est donc assez traditionnelle. DĂ©sireux de respecter les caractĂ©ristiques musicales de ce chĹ“ur de chambre et de ses membres, tout en donnant un espace de libertĂ© Ă  l’électronique, je ne voulais pas aller trop loin dans des techniques vocales nouvelles.
Mais, comme nous le disions Ă  propos de l’électronique, la prochaine fois que j’écrirai pour la voix, ce sera diffĂ©rent !


La grande différence entre la voix et l’instrument, c’est le texte. Et le fait que le texte implique une narration, une dramaturgie.


Si l’on part du principe qu’on utilise un texte qui suppose un sens, un propos, je pense que ce sens doit ĂŞtre transposĂ© Ă  la structure de la pièce. Et si l’on peut parfois dĂ©truire ou dĂ©construire le texte utilisĂ©, voire superposer plusieurs couches textuelles (ce que j’ai fait dans Tenebrae), le sens du texte exige un certain type de matĂ©riau musical, ainsi qu’une approche singulière de la temporalitĂ©. On ne peut, en effet, pas approcher le temps indĂ©pendamment du texte choisi : le sens du texte a son rythme propre, qui ne relève pas uniquement de son Ă©criture (l’enchaĂ®nement de syntagmes et de formes syntaxiques).
Pour Tenebrae, par exemple, si je n’ai pas Ă©crit moi-mĂŞme le texte, je l’ai « composĂ© Â» Ă  partir de divers fragments de texte que j’ai organisĂ©s Ă  ma guise, en accord avec la dramaturgie gĂ©nĂ©rale â€“ c’était un aller-retour incessant.
Dans le cas de Voces NĂłmadas, le texte est « dĂ©duit » des expĂ©riences prĂ©liminaires rĂ©alisĂ©es sur les outils informatiques et il dĂ©termine la structure gĂ©nĂ©rale de la pièce. J’ai donc Ă©crit le livret en gardant Ă  l’esprit les outils que j’allais utiliser (Ă©lectronique, compositionnel) ainsi que le matĂ©riau musical dont je pouvais l’accompagner.


Dans Tenebrae, vous utilisiez des textes en allemand et en latin : cela change-t-il le traitement de la voix ?


Bien sĂ»r. L’articulation, le rythme, les accents des mots ont une grande influence sur la manière de traiter la voix et de composer pour elle. Mon allemand est rudimentaire, mais, quand je compare la manière dont j’écris un contrepoint, je constate que le rĂ©sultat est très diffĂ©rent selon que le texte est en allemand ou en espagnol !
Je me souviens à ce sujet de La Tentación de la sombra (2011) pour soprano et quatuor, que j’ai composé sur des textes en roumain de Cioran. Ce fut une expérience très intéressante, tout simplement parce que je ne parle pas le roumain. Je me suis fait aider d’un ami. Nous avons discuté du texte, il en a fait des enregistrements. Partant de là, j’ai affronté le traitement du texte exactement comme j’aurais affronté l’apprentissage de l’écriture pour un nouvel instrument.


Quand on dit « texte », on peut lĂ©gitimement supposer « message Â». Et, de ce point de vue, Voces NĂłmadas devient presque une Ĺ“uvre « engagĂ©e Â». Un peu par hasard, certes, son propos se charge de sens et de symbolique, compte tenu de la situation gĂ©opolitique actuelle.


Je ne la dĂ©crirais pas dans ces termes-lĂ . Le concept d’« art politique Â» est un peu compliquĂ© pour moi. Le fait d’écrire de la musique est certes un acte politique. Mais si, par « art politique Â», on dĂ©signe un objet qui cherche Ă  combattre un phĂ©nomène concret, ou aspire Ă  proposer une sociĂ©tĂ© diffĂ©rente, alors ce n’est pas une pièce politique. Mon approche est très Ă©loignĂ©e de celle d’un Nono, par exemple. Si je ne peux bien sĂ»r pas rester indiffĂ©rent Ă  ce qui se passe autour de moi – cela ressort de ma personnalitĂ© et du sentiment d’intolĂ©rable injustice que je peux ressentir â€“, cela n’a rien Ă  voir avec un « art politique Â», qui exigerait selon moi un esprit plus combattant, et une approche plus directe des sujets. Tout se passe, pour moi, dans un registre bien plus intime.


Propos recueillis par Jérémie Szpirglas.

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