Quelle relation entretenez-vous de manière générale, dans le cadre de votre métier de compositrice, avec les répertoires passés ?
L’étude et la reconnaissance du répertoire ne doivent pas, en tout cas pas pour moi, donner lieu à des variations ou des adaptations, ni à des imitations ou à des reprises de modèles à suivre, sans les repenser. Je ne crois pas au concept de progrès dans l’histoire. Je ne crois pas qu’on évolue nécessairement vers une amélioration. Je crois en revanche qu’il est important d’inscrire la musique dans son temps et, pour ce faire, la connaissance de l’histoire est indispensable. Analyser une musique d’un autre temps, afin d’en dégager les éléments et les caractéristiques qui nous touchent ou nous intéressent, peut aider à se construire un univers sonore propre. Ceci dit, il ne faut pas que cette étude aboutisse à une quelconque forme d’inhibition ou de limitation. Toute œuvre du passé s’inscrit dans un réseau de références culturelles déterminant, en particulier dans ses rapports aux autres arts. Un équilibre est à trouver dans ce rapport aux répertoires, aussi pour se sentir libre de les utiliser comme matériau pour la composition.
Quelle connaissance et quelle pratique avez-vous de la musique ancienne et plus particulièrement du baroque français ? Cette pratique a-t-elle eu une influence sur votre approche de la composition en général, et de la composition de cette pièce en particulier ?
Ma connaissance de la musique ancienne est d’abord liée à ma formation d’interprète, au violon principalement et au piano. Le répertoire baroque y tenait une place importante : avec l’orchestre de jeunes dont je faisais partie à Figueres en Catalogne, je me souviens d’avoir joué Dido and Aeneas de Purcell avec d’excellents chanteuses et chanteurs. J’appréciais le soin porté à l’interprétation pour qu’elle soit fidèle à ce qu’on sait de l’époque.
J’étais aussi touchée par l’expressivité, la tension, des dissonances. Quant au baroque français, je l’ai découvert grâce à des interprètes de mon pays comme Jordi Savall. Le travail sur le son lié aux instruments historiques, la recherche de l’expressivité via les frottements de fréquences proches, la variété des timbres… tous ces éléments liés à la redécouverte du baroque recoupent mes préoccupations de musicienne et ont sans doute influencé mon approche de la composition. Concernant Split Screen Vestiges en particulier, c’est justement ce principe de l’étude de sources érodées par le temps, d’un répertoire et d’un patrimoine passés, qui m’a donné l’idée de proposer un travail sur la dégradation mais aussi sur la reconstruction d’un matériau musical.
Plus spécifiquement, dans un des mouvements de ma pièce, je cite un extrait du répertoire, parce que je cherche à le présenter simultanément à une électronique faite à partir de la même source très dénaturée au moyen de différents processus de distorsion. Cette juxtaposition génère deux couches sonores de temporalités différentes (à la fois en termes de temps musical et de référentiel historique), comme sur un écran divisé (« split screen » en anglais).
Cette utilisation dramaturgique d’une source musicale m’intéresse également car elle amène la preuve de la charge sémantique, conceptuelle et référentielle, qu’une telle source peut apporter, lorsqu’elle est plongée dans un contexte autre – comme c’est le cas lorsqu’elle est immergée dans un bain d’électronique. Enfin, certaines thématiques du répertoire baroque sont, de mon point de vue, encore pertinentes aujourd’hui – comme c’est du reste le cas de nombre d’œuvres d’art traitant de sujets universels. La musique sacrée particulièrement : ces textes et partitions résonnent en moi, faisant écho à la situation actuelle de nos sociétés, à bien des égards similaire à celle décrite dans ces œuvres. Et si je ne partage pas leurs présupposés religieux, la spiritualité qu’elles dégagent me touche. Je trouve intéressant de penser que les vestiges du passé peuvent être comme un miroir qui nous est tendu pour réfléchir à notre condition, notre mode d’habiter le présent, et l’héritage que nous laisserons aux générations futures.
Qu’est-ce qui vous a attiré plus particulièrement dans cette commande dans le cadre de la double résidence Janus ?
J’ai été d’emblée séduite par l’effectif des Pages et des Chantres du Centre de musique baroque de Versailles, d’une part, et par le thème du programme « Janus », articulant le passé et le futur, d’autre part. J’ai immédiatement vu dans le fait même de dialoguer avec un répertoire passé – dialogue susceptible selon moi de donner un son différent et singulier à la musique d’aujourd’hui – l’occasion d’une réflexion sur l’avenir – ce qui est parfois difficile en musique, en l’absence de texte.
La musique vocale a toujours représenté pour moi un défi de taille, à cause du poids du répertoire, bien sûr, mais aussi parce que, justement, l’utilisation d’un texte rend l’exercice très délicat. Ici, le thème du programme « Janus » a orienté le choix du texte (ou plutôt des textes, au pluriel, en l’occurrence) : le texte de Pierre Perrin, qui avait déjà servi à Lully pour son grand motet O Lachrymae, d’une part, ainsi que des poèmes d’auteurs contemporains. Reconstruction de la britannique Zoë Skoulding aborde des questions liées au temps et à la dégradation des éléments architecturaux, mais aussi la relation entre espaces architecturaux du passé, du présent et du futur, et la mutation ou la reconstruction de ces espaces après une destruction. Guia de conceitos basicos du portugais Nuno Júdice évoquent le rapport entre l’art et la vie, interrogent le langage poétique et la matière même du poème – le proposant, selon moi, comme lieu de la survie. Et Fragmentos, toujours de Nuno Júdice, nous rappelle l’éphémère de notre condition et la fragmentation du réel.
Quant à l’effectif des Pages et des Chantres, c’est pour moi une expérience totalement nouvelle de travailler avec un chœur d’enfants et d’adultes. Ce sont des interprètes d’un niveau extraordinaire, qui ont aussi pu enrichir le projet grâce à leur immense connaissance de la musique baroque, en apportant idées, couleurs et nuances.
Le programme Janus comprend également un aspect de mise en commun des recherches scientifiques du CMBV et de l’Ircam, notamment sur la modélisation de l’acoustique de la Chapelle royale de Versailles : comment cela a-t-il nourri Split Screen Vestiges ?
Avec les autres compositeurs investis dans cette double résidence, nous avons eu la chance de visiter la Chapelle royale de Versailles et d’en écouter l’acoustique in situ. Nous avons également bénéficié d’une présentation détaillée des pratiques musicales telles qu’elles avaient cours à l’époque de Louis XIV. Cela a été pour moi l’occasion de m’immerger dans les instruments d’époque, ce qui m’a donné l’idée d’intégrer une viole de gambe à mon projet. L’empreinte acoustique que les ingénieurs de l’Ircam ont pris de la Chapelle royale est devenue pour moi un outil, voire un matériau, de la composition. Grâce à une technologie de spatialisation du son et de simulation de réverbération par « convolution », nous pouvons appliquer à l’Espace de projection de l’Ircam un traitement sur les voix et les instruments de sorte que le public les entende comme si le concert avait lieu dans la Chapelle royale.
Cette réverbération peut être dosée. C’est le cas pour certains sons de l’électronique (sons fixés ou issus de traitements en temps réel sur les voix), qui pourront être entendus comme s’ils se propageaient soit dans la Chapelle royale, soit dans un espace autre, plus proche de celui où l’auditeur se trouve physiquement, soit dans des espaces imaginaires, organisées par les idées musicales. Ce nouvel espace acoustique, créé de toutes pièces, alternera, se confrontera ou dialoguera avec celui de la chapelle.
J’utilise l’acoustique de la Chapelle royale comme un moyen pour convoquer le passé, mais, en la transformant, elle peut aussi servir comme l’acoustique d’un lieu fictif, où des personnages virtuels, qui auraient survécu à une catastrophe, se bâtiraient un refuge ou un paradis numérique…
Dans ces circonstances, cette pièce pourrait-elle être jouée dans la Chapelle royale, si elle était équipée d’un dispositif de diffusion adéquat ?
C’est tout à fait possible : on enlèvera alors toute la réverbération par convolution qu’on applique lorsqu’on joue la pièce à l’Espace de projection, pour utiliser à la place l’acoustique propre de la Chapelle. Quant à l’électronique, elle devra probablement être un peu adaptée, surtout du point de vue du dispositif mis en œuvre. D’ailleurs, un grand concert est prévu dans la Chapelle royale de Versailles, à l’issue du projet Janus, qui reprendra les quatre créations qui auront vu le jour.
Quels sont les enjeux compositionnels du jeu avec cette acoustique reconstituée ?
La longue réverbération de l’espace acoustique de la Chapelle royale doit être prise en compte, en adaptant les tempi et les articulations pour ne pas noyer le discours dans les résonances. Par moments, on joue au contraire avec ces réverbérations pour générer un mélange de couches et des masses sonores.
Comment avez-vous abordé la composition de l’œuvre, dans ce contexte ?
Nous avons échangé avec les Pages et les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles tout au long du projet : j’ai voulu d’abord les entendre, saisir les timbres de leurs voix, leurs limites de registre, et me plonger dans leur répertoire. De leur côté, ils n’étaient pas familiers des techniques vocales contemporaines – et il y a là un vrai enjeu.
Avec Fabien Armengaud, directeur artistique et musical, et Clément Buonomo, directeur adjoint de la Maîtrise du CMBV, nous avons évoqué et déterminé ensemble bien des aspects de la pièce. J’ai défini l’effectif complet au fur et à mesure que mon idée prenait forme et tandis que j’arrêtais mes choix de textes. Ils m’ont proposé des attributions des voix, des solistes, une disposition des chanteurs et chanteuses…
Cette étroite collaboration s’est prolongée avec les chanteurs et chanteuses lors des différentes répétitions et séances d’échantillonnage en vue de la réalisation de l’électronique, qui ont été autant de moments d’échange pour explorer diverses textures ou sonorités vocales.
S’agissant du répertoire des Pages et des Chantres, le programme de ce concert s’est élaboré sur le principe d’une mise en regard de votre création et d’une pièce du répertoire. En l’occurrence, pour Split Screen Vestiges, ce seront trois petits motets de Lully : pourquoi et quel dialogue, le cas échéant, avez-vous souhaité établir avec ces œuvres ?
Assez rapidement au début du projet, j’ai eu envie de travailler avec O Lachrymae de Lully en tant que matériau (parmi d’autres) pour composer ma pièce. Au cours de mes échanges avec Fabien Armengaud et Clément Buonomo autour du thème et de l’imaginaire de ma pièce, ainsi que des textes de Perrin, Júdice et Skoulding avec lesquels je voulais travailler, ils m’ont fait écouter les petits motets de Lully, qui m’ont permis de mieux comprendre cette musique et m’ont aussi influencée. Nous avons finalement choisi les motets Anima Christi, O Dulcissime et Regina Caeli, qui nous ont semblé donner d’autres points de vue sur ce même thème ainsi qu’un univers musical complémentaire.