Daniel Jeanneteau, vous avez dĂ©jĂ  eu plusieurs expĂ©riences avec les technologies Ircam (ainsi qu’avec des compositeurs) : quelles ont Ă©tĂ© vos principales prĂ©occupations pour ces prĂ©cĂ©dentes expĂ©riences et quels enseignements en avez-vous tirĂ©s ?

Daniel Jeanneteau : Ma rencontre avec l’Ircam s’est faite essentiellement autour d’une question : comment donner une prĂ©sence rĂ©elle Ă  ce qui relève de l’artifice ? Et au-delĂ  de cette question, comment construire un espace avec le son ? C’est-Ă -dire, au fond, comment dĂ©passer la sophistication des dispositifs pour restituer le concret de la vie, mais dans des conditions et selon des modalitĂ©s d’expression dĂ©passant les limites habituelles ? Les rencontres avec Daniele Ghisi ou Alain MahĂ© ont Ă©videmment Ă©tĂ© dĂ©terminantes, comme une façon d’aborder ensemble ces questions mais en y rĂ©pondant chacun diffĂ©remment, Daniele et Alain apportant une matière, des conceptions musicales, un ensemble de lois formant autant de rĂ©ponses aux questions posĂ©es par les Ĺ“uvres que nous abordions.

Qu’est-ce que les technologies (comme celles du son) apportent Ă  votre mĂ©tier du théâtre ?

D.J. : PrĂ©cisĂ©ment d’être amenĂ© Ă  penser des questions similaires Ă  celles que je rencontre au plateau avec les comĂ©diens, mais de façon diffĂ©rente, selon des points de vue ou des logiques imprĂ©visibles. C’est une forme d’élargissement, d’augmentation de moi-mĂŞme par des problĂ©matiques qui me dĂ©placent en me surprenant. C’est entrer dans un territoire inconnu, oĂą mon ignorance me permet d’avancer avec comme seul guide notre intuition  commune. C’est ĂŞtre pauvres parce que dĂ©munis, et riches Ă  nouveau d’inconcevables libertĂ©s.

Chia Hui Chen et Stanislav Makovsky, qu’apporte la scène Ă  votre pratique de compositeur ? Vers oĂą vous porte ce nouvel atelier In Vivo ?

Stanislav Makovsky : C’est maintenant ma troisième participation Ă  des ateliers du festival ManiFeste â€“ après In Vivo Electro en 2016 avec le jongleur JĂ©rĂ´me Thomas et In Vivo Danse avec le chorĂ©graphe Alessandro Sciarroni â€“ et j’avoue que, en amont de ces expĂ©riences, je n’avais pas conscience de la richesse qu’apporte la scène Ă  la perception musicale. Lorsque je travaille pour la scène, j’ai l’impression de quitter le monde rĂ©el pour basculer dans un autre espace, un monde parallèle. Cela m’ouvre des horizons tout Ă  fait nouveaux, du moins pour moi. Le fait de faire coexister le musical et le visuel m’impose de penser autrement la musique, l’espace sonore, et jusqu’à la temporalitĂ© du discours.

Chia Hui Chen : L’évidente dimension visuelle du projet m’a conduit Ă  dĂ©construire mon langage musical pour le reconstruire ensuite en le confrontant Ă  la scène. En l’occurrence, ce spectacle fait coexister deux espaces inhomogènes â€“ comme deux plateaux : l’un est plutĂ´t carrĂ© et est Ă©quipĂ© du système de diffusion sonore en 3D Ambisonics tandis que l’autre est haut de 20 mètres. Via notamment le système Ambisonics utilisĂ© dans ce contexte théâtral, mon souhait a Ă©tĂ© de proposer aux spectateurs de nouvelles expĂ©riences d’écoute en changeant la perception sonore.

D’oĂą vient ce projet particulier ? Pourquoi l’Iliade ? Et comment ce projet se prĂŞte-t-il Ă  cet atelier In Vivo ?

D.J. : Cet atelier est pour moi le prolongement d’une première expĂ©rimentation menĂ©e aux Subsistances Ă  Lyon dans le cadre de la Biennale de la Danse, en 2014. J’étais invitĂ© Ă  inventer une pièce, entre danse et théâtre, partant de l’œuvre d’Homère (en l’occurrence l’Iliade). C’était une commande incongrue, inhabituelle. Aussi j’avais pris cette proposition au pied de la lettre, en me mettant dĂ©libĂ©rĂ©ment en situation de n’avoir plus aucun repère. Suivant mon intuition, j’avais rĂ©uni des Ă©lĂ©ments Ă©pars, totalement hĂ©tĂ©rogènes, mais dont je savais qu’ils avaient tous, de près ou de loin, un rapport avec cette matière : le comĂ©dien Laurent Poitrenaux, le danseur Thibault Lac, un jeune homme et un homme âgĂ© rencontrĂ©s Ă  Lyon, un âne, et suffisamment de gravats et de blocs de bĂ©ton pour reconstituer un paysage dĂ©vasté… Je disposais d’une salle de spectacle de 50 mètres de profondeur et, embarquant Isabelle Surel pour le son et Anne Vaglio pour la lumière, il nous a fallu, dans le temps limitĂ© mais confortable dont nous disposions, inventer un monde. Cette expĂ©rience inoubliable de vertige et d’inconscience a ouvert un espace de rĂŞverie que je n’avais pas envie de laisser se refermer. Le format In Vivo se prĂŞte particulièrement bien Ă  ce genre d’expĂ©rimentations ouvertes, propices au surgissement de l’inattendu. Il ne s’agit pas d’une « production Â» Ă  part entière, mais d’une session de recherche donnant lieu Ă  une tentative formelle et sensible. Rien de la dramatisation habituelle des processus de crĂ©ation.

Comment s’est fait le choix des compositeurs ?

D.J. : LĂ  aussi, c’est l’intuition qui m’a guidĂ©. C’est en Ă©coutant les Ĺ“uvres de nombreux compositeurs dont l’Ircam m’avait parlĂ© que j’ai pressenti  la possibilitĂ© d’une rencontre avec Chia Hui Chen et Stanislav Makovsky, deux compositeurs aux univers très diffĂ©rents, très personnels, mais dans les deux cas d’une grande acuitĂ©, produisant des Ĺ“uvres tendues, complexes.

Chia Hui Chen et Stanislav Makovsky, comment avez-vous accueilli cette proposition ?

S.M. : J’ai tout de suite Ă©tĂ© très enthousiaste ! La proposition de travailler sur l’Iliade m’a replongĂ© dans ma passion d’enfant pour les mythologies grecques et romaines, ainsi que pour les tableaux classiques que j’ai pu admirer lors de mes premières visites au musĂ©e de l’Ermitage Ă  Saint-PĂ©tersbourg. J’ai donc tout de suite acceptĂ©, d’autant plus que ce projet correspond parfaitement Ă  mes recherches actuelles. Ces derniers temps, je travaille en effet beaucoup avec la danse en utilisant les outils Ă©lectroniques pour produire le son en temps rĂ©el ou diffĂ©rĂ©.

C.H.C. : Dès les premières discussions avec Daniel Jeanneteau, j’ai été séduit par l’exploration qu’il proposait des différents modes de représentation de la violence et j’ai commencé à réfléchir aux possibilités de les compléter en travaillant l’imaginaire sonore. Travailler avec un autre compositeur, en l’occurrence Stanislav, m’a en outre donné quelques pistes intéressantes.

Daniel Jeanneteau, quelles rĂ©sonances entendez-vous de l’Iliade dans le théâtre contemporain et, plus encore, dans nos sociĂ©tĂ©s contemporaines ?

D.J. : Il me semble que la tension extraordinaire qu’il y a dans l’Iliade entre la violence primaire du combat et la beautĂ© du monde, la douceur de vivre dans un monde beau, est une chose que nous pouvons tous reconnaĂ®tre, qui nous concerne aujourd’hui parce que nous le vivons.  Le monde n’est certes plus dans le mĂŞme Ă©tat qu’à l’époque d’Homère, pourtant la beautĂ© est partout, et vivre pourrait ĂŞtre doux. Mais le sentiment de catastrophe domine.
C’est précisément cette fatalité humaine qu’Homère observe, et qu’il interroge avec une profondeur de vue saisissante quand il met en scène la rencontre d’Achille et de Priam à la toute fin du poème. Ce sont les deux ennemis maximums, au coeur de cette guerre catastrophique, et dans un laps de temps hors de toute fatalité, hors de toute logique, ils se regardent l’un l’autre et se reconnaissent, s’estiment, s’aiment. Cela se passe la nuit, à l’insu de tout le camp grec endormi, à l’insu de l’humanité entière, dans le silence et la douceur : trahison inouïe des ordres violents, des rancunes apprises, pure anomalie, pur geste de liberté aussi.
Ils se rencontrent dans des circonstances absolument Ă©tranges et exceptionnelles. Priam a dĂ©jĂ  quasiment perdu la guerre, il aura bientĂ´t tout perdu ; il quitte son palais seul, après avoir jeĂ»nĂ© sans dormir durant onze jours, depuis la mort d’Hector ; il traverse avec un âne le paysage qui sĂ©pare les remparts de Troie du camp grec, et s’introduit avec une mystĂ©rieuse facilitĂ©e au coeur de l’ennemi. Avec stupeur, Achille le dĂ©couvre Ă  ses genoux, implorant, mutique. De lĂ  commencent quelques-unes des pages les plus Ă©tonnantes de la littĂ©rature mondiale. C’est de ce court miracle, si important pour l’histoire de l’espèce, que je voudrais faire l’objet de notre expĂ©rience.

Comment avez-vous travaillé le texte ?

D.J. : La reprĂ©sentation est composĂ©e de deux parties tout Ă  fait asymĂ©triques. La première, la plus longue, est le dĂ©ploiement par les mots et par le son de la violence, cette violence particulière des combats vus par Homère, oĂą des corps jeunes et vulnĂ©rables sont mis en pièces par des armes. Pour cela je me suis basĂ© sur le texte mĂŞme de l’Iliade que j’ai rĂ©duit, calcinĂ© pour n’en conserver que la brutalitĂ© pure, l’action du mĂ©tal sur la chair. J’ai extrait de toute l’oeuvre les très nombreuses descriptions de combat, en retirant les noms propres, les adjectifs, les Ă©pithètes… sans nĂ©anmoins modifier la structure du poème. Cela donne un ensemble de poèmes-sĂ©quences fragmentaires, une sorte d’archĂ©ologie très prĂ©cise entre l’anatomie, l’équarrissage et la mĂ©tallurgie… C’est sur la base de cet « enregistrement Â» très documentaire, très visuel, des combats de l’époque par Homère, que nous construisons la partition dansĂ©e par Thibault Lac et celle, Ă©lectroacoustique, que Chia Hui et Stanislav conçoivent ensemble.
La deuxième partie, silencieuse et sans texte,tente de restituer quelque chose de la rencontrede Priam et d’Achille, le contrepoids exact detoute la violence qui a précédé.

Comment le texte a-t-il nourri la production musicale ? Que change la prĂ©sence, en outre, d’un danseur sur scène et de la voix du comĂ©dien ?

C.H.C. : Le fait de n’avoir retenu que les pronoms personnel sujets (je, tu, il, etc.) et les actions, et d’avoir écarté tous les noms de personnage m’a fait penser à une représentation musicalement neutralisée, ce qui m’a amené à créer des ambiances abstraites qui traversent les différents espaces sonores. Dans le même temps, la partie musicale doit attirer l’attention sur le danseur, dont la présence scénique est essentielle, mais sans que cela se fasse au détriment de la concentration du danseur, justement. Concernant la voix du comédien, j’ai analysé les différents enregistrements, notamment ses manières d’articuler les phrases, ce qui m’a donné des pistes pour la représentation de perspectives variées de la violence.

S.M. : Pour moi, la projection de la voix joue un rĂ´le essentiel : elle ponctue le texte au mĂŞme titre que les points et les virgules. Le but Ă©tant de prĂ©server l’intelligibilitĂ© du texte, nous nous gardons bien de couvrir la voix avec la masse sonore : la voix attire donc naturellement mon attention et influe sur le processus musical. Mais la danse, et mĂŞme la lumière, font aussi pour moi partie intĂ©grante du discours musical : suggĂ©rant des rythmes, des gestes, un dĂ©veloppement, elles nourrissent mon imagination et m’inspirent dans la gĂ©nĂ©ration des matières sonores.

Comment diffuser le discours musical dans ce double espace scĂ©nique ? Comment l’articuler au silence qui domine dans la seconde partie ?

C.H.C. : Le dĂ©doublement de l’espace scĂ©nique ouvre largement le champ des possibles pour articuler le discours musical : on peut ainsi changer de mĂ©thode de  spatialisation et de système sonore, et crĂ©er des ambiances sonores artificielles qui peuvent tour Ă  tour s’imposer au spectateur, ou esquisser de minutieuses trajectoires sonores dans une atmosphère d’une grande discrĂ©tion.

S.M. : Lors des premières répétitions in situ, il ne m’a pas été facile d’entrer dans le rythme et la respiration de la scène. Petit à petit, toutefois, en regardant et m’imprégnant pendant de longues minutes de la lumière, la mise en scène et la chorégraphie, j’ai commencé à mieux sentir la place de la musique, ainsi que celle du silence dans ce lieu sombre et minimaliste.

Comment se passe le processus de crĂ©ation ? Comment prenez-vous les grandes dĂ©cisions quant aux grands enjeux esthĂ©tiques de la pièce ?

C.H.C. : L’objectif est de construire le discours collectivement pas à pas, au fil des rencontres avec le danseur, le créateur lumière, les ingénieurs de son, l’autre compositeur, etc. Nous nous sommes inspirés les uns des autres et cela nous a permis de trouver une belle harmonie au sein de la pièce.

S.M. : La partie musicale est assez fluctuante et mobile. Nous essayons, en collaboration avec les équipes de l’Ircam, de créer un système qui nous permette de réagir dans l’instant à la dramaturgie du spectacle. Nous ne sommes donc pas ici seulement des compositeurs, mais aussi des interprètes qui jouons ensemble pendant toute la performance.

Propos recueillis par Jérémie Szpirglas.

©Ircam-Centre Pompidou

Vous constatez une erreur ?

IRCAM

1, place Igor-Stravinsky
75004 Paris
+33 1 44 78 48 43

heures d'ouverture

Du lundi au vendredi de 9h30 Ă  19h
Fermé le samedi et le dimanche

accès en transports

Hôtel de Ville, Rambuteau, Châtelet, Les Halles

Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique

Copyright © 2022 Ircam. All rights reserved.