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Comment en êtes-vous venu à dresser ce portrait musical de Paul Celan ?
Je me suis d’abord consacré aux formes brèves. Dire un maximum dans un temps direct. Aujourd’hui, l’opéra – en tant que tel mais aussi en tant qu’idée dépassant la forme qu’elle prend depuis des siècles – gouverne ma pensée musicale. Les œuvres que je compose sur les textes de Paul Celan, d’Antonin Artaud, d’après la peinture de Pollock, ou sous l’influence de la mystique juive, forment autant d’opéras imaginaires, avec ou sans voix. De ce point de vue, mon portrait de Paul Celan a été conçu comme une sorte d’opéra, d’autant que l’effectif de l’œuvre est voisin de celui de l’opéra que je compose pour les Bouffes du Nord sur Francis Bacon. La question de l’opéra est aujourd’hui aussi ouverte qu’à ses débuts, au XVIIe siècle. Elle génère une multitude de formes. Et c’est là un défi passionnant soulevé par la création contemporaine. C’est par le chemin de la pensée opératique que mes œuvres actuelles prennent une plus vaste dimension.
En écoutant diverses œuvres de votre catalogue, on constate que, dans vos arrangements et transcriptions comme dans vos œuvres en propre, vous entretenez un rapport étroit avec l’histoire de la musique et avec vos aînés – ici encore, vous citez Schoenberg et Wagner – : comment envisagez-vous ce dialogue au sein même de l’écriture ?
Les idéologies de ruptures appartiennent à des époques qui louent l’amnésie pour des raisons davantage politiques qu’artistiques. L’idée de table rase, après-guerre, trouve sa motivation dans une volonté de refouler le passé tragique de la guerre. Les musiciens d’alors n’ont pas voulu le voir. Les écrivains, eux, ont davantage pris la mesure de la tragédie. Le début du XXIe siècle voit ressurgir tous les refoulés des soixante-dix dernières années : la seconde guerre mondiale, la colonisation, la guerre d’Algérie… L’amnésie devient impossible et c’est probablement le seul avantage de cette situation où les mémoires se tendent et n’acceptent plus d’être contraintes au seul espace privé. Dans un tel contexte, les querelles de langages n’ont plus de sens. De ce point de vue, notre situation s’apparente à celle des classiques. À la fin du XVIIIe siècle, l’opéra était en prise directe avec le temps présent – parfois par métaphore et par allégorie, certes, mais jamais déconnecté. L’extrême stylisation de l’opéra au XIXe siècle éloigne la scène de la cité – et ce jusqu’à Wagner, qui symbolise l’acmé d’un art coupé de toute actualité vivante et agissante.
Antonin Artaud, Francis Bacon, Paul Celan… : nombre de vos œuvres se développent autour de grandes personnalités d’artistes. Qu’est-ce qui vous séduit chez chacune ? Comment nourrissent-elles votre imaginaire et donnentelles naissance à votre musique ?
Dans le cas d’Antonin Artaud, j’ai entendu ses textes récités alors que j’étais enfant et cela m’a profondément marqué. Il y a là , probablement, une mise en musique d’une impression sonore, que j’ai reçue très tôt par la lecture, et de l’inquiétude que ces lectures suscitaient en moi. La précision de la langue d’Artaud continue de me captiver. Est-ce la précision lexicographique de celui qui délire, de celui qui cherche le sens dans le délire ? Il y a, chez Artaud, notamment dans ses textes sur le théâtre, une dimension prophétique qui dépasse largement les revendications des manifestes telles qu’on les trouve chez André Breton. Par ailleurs, la pensée du sonore d’Artaud est prodigieuse. Il a deviné les mondes acoustiques que les musiciens concrets et les spectraux ont plus tard explorés.
Dans le cas particulier de Dein Gesang : comment mettre Paul Celan en musique ? Pourquoi faire coexister l’allemand et le français dans le chant ?
Lorsque vous ouvrez un livre de Celan, la double présence du poème, en français et en allemand, est très frappante, ne serait-ce que visuellement. Elle donne le sentiment que Celan existe dans chacune des versions et que, par-là , l’idée de traduction, de transcription d’une langue à l’autre est transcendée. À elle seule, cette double présence du texte provoque déjà un monde de représentations musicales et acoustiques. Celan creuse les syllabes comme un musicien creuse le son. Renverse du souffle a suggéré en moi tout un éventail de qualités d’expulsion de l’air, pour elles-mêmes et en relation avec différents types de percussions.
Poète ou traducteur ? La frontière n’existe pas réellement chez Celan. La traduction de Celan a peut-être agi comme la transcription de Vivaldi par Bach, de Bach par Mozart, de Mozart par Busoni… L’histoire musicale de la transcription m’occupe énormément. Je fais toutefois une distinction fondamentale entre les œuvres que je crée et les œuvres que je transcris. Cela étant, la transcription n’a rien d’un outillage social et je ne peux mesurer les répercussions de cette activité dans ma vie de compositeur.
Dein Gesang est votre première expérience avec l’électronique et, a fortiori, votre première expérience à l’Ircam et vous avez eu recours à des logiciels de composition assistée par ordinateur : à quelles fins ?
Ce sont effectivement mes premiers pas avec l’électronique. Son champ des possibles est si vaste, et si indéterminé, que j’ai voulu cette première aventure modeste. J’ai donc commencé par une approche un peu particulière : une approche pré-compositionnelle, avec le logiciel d’orchestration Orchids. La première étape du travail a consisté en des séances d’enregistrement avec les chanteuses qui lisaient les textes de Celan. Nous avons également travaillé sur la voix de Celan lui-même – nous nous sommes ainsi aperçus que, dans la lecture qu’il fait de Fugue de Mort, sa voix est calée sur le Do grave de l’alto : un heureux hasard alors que l’alto solo joue un rôle central dans ma pièce. Orchids nous a permis de retranscrire la qualité de ces lectures et de cette voix par l’instrumentation.
Ce travail nous a accompagné tout au long de l’élaboration du matériau musical : nous avons par exemple fait avec Christophe Desjardins une longue séance sur l’hybridation du son de son alto (avec divers modes de jeu) et du souffle (le sien). La question du souffle est en effet au cœur de l’œuvre de Celan, comme en témoigne le titre du recueil Renverse du souffle, et j’ai d’ailleurs exploré avec Serge Lemouton et les deux chanteuses le concept de « souffle à l’envers ».
Pourquoi avoir pris le parti de ne pas introduire également de son électroacoustique ?
Je découvre progressivement l’électronique : en faire un usage qui soit vraiment personnel demande du temps et de l’expérience. Mais je réfléchis de plus en plus à une relation entre l’acoustique et l’électronique, où toute disparité entre les deux seraient gommées. C’est un outil qui impose de déclassifier ce que l’on connaît.
On connaît le « Écrire un poème après Auschwitz est barbare… » d’Adorno, une proposition au reste souvent mal comprise, mais qui soulève tout de même une problématique essentielle, notamment au sujet de la poésie de Paul Celan : comment la résoudre lorsqu’on veut déposer une musique sur un texte comme celui-ci ?
Il n’y a pas d’art de la Shoah. Toute œuvre d’art qui parvient à dire quelque chose de la Shoah n’est pas à situer par rapport à l’art. Aussi, la mise en musique de poèmes de Celan ne peut, de mon point de vue, se faire avec l’idée de dire, suivant Celan, les horreurs de la guerre. Et ce, malgré toute la conscience que nous avons de la place centrale qu’occupe la Shoah dans la poésie de Celan.
Au sujet d’Adorno, la question essentielle dans sa posture – posture qui a d’ailleurs évolué avec les années – est avant tout d’avoir posé la responsabilité de la littérature face aux horreurs de la guerre. C’est un inventaire qui a cruellement manqué dans l’espace musicale de l’après-guerre, en France particulièrement, car il semble que, paradoxalement et pour des raisons de survie évidente, l’Allemagne et l’Italie ont été plus volontaires à cet égard, en posant clairement la responsabilité de la musique face à l’horreur.
Il n’est pas possible de musicaliser ce qui ressort directement de la guerre et de la Shoah dans l’œuvre de Celan. En revanche, l’identité juive de Celan est omniprésente dans le portrait que j’ai composé, particulièrement avec le chant d’un Kaddish qui déroule son ombre tout au long de l’œuvre, avant d’être chanté pour lui-même à la fin. L’identité juive et la découverte d’Israël sont deux éléments primordiaux de la pensée poétique de Celan, qui trouve là , probablement, une forme de résolution des horreurs qu’il vit pendant la guerre. Le lien à Israël est une déclinaison fondamentale de l’altérité de Celan. Celan est le poète de l’altérité. Les tutoiements, les appels sont constamment présents dans son œuvre et sont très évocateurs pour la musique. Cette altérité est sans doute propre au génie poétique de Celan, dès le départ. Mais cette altérité est aussi la marque de la survie de Celan à la guerre. Celan cherche l’autre, constamment, jusqu’à chercher Heidegger qui, lui, ne voulut rien entendre.
Propos recueillis par Jérémie Szpirglas.