Pour célébrer le trentenaire du Cursus, nous allons à la rencontre des trois compositeurs de ce concert qui y ont fait leurs classes : le Chilien Roque Rivas (2006-2008), l’Israélienne Sivan Eldar (2016-2017) et l’Israélo-Américain Oren Boneh (2019-2020).

Comment avez-vous entendu parler du Cursus et pourquoi y avoir candidaté ?
Sivan Eldar C’était en 2009, j’étais doctorante à l’Université de Californie à Berkeley, et je travaillais au CNMAT. Mon premier contact avec l’Ircam en tant que compositrice s’est fait plus tard, à l’été 2015, lorsque j’ai participé à deux ateliers de l’académie ManiFeste avec Yan Maresz et Michaël Levinas. Artistiquement, j’ai immédiatement su que je reviendrais à l’Ircam et à Paris. J’ai un peu hésité avant de candidater au Cursus, inquiète de mes compétences sur Max et en programmation, mais grâce aux encouragements de mon professeur de l’époque, Franck Bedrossian, je me suis lancée.
Oren Boneh J’en ai beaucoup entendu parler par mes différents professeurs et collègues, cinq ou six ans avant d’y participer. Arrivé à la fin de mes études, il m’a semblé que le moment était venu d’y candidater parce que j’étais suffisamment développé musicalement et esthétiquement pour pouvoir profiter de cette expérience à l’Ircam au maximum.
Roque Rivas Lorsque j’étais un jeune étudiant de musique au Chili, je recevais par la poste diverses revues et prospectus informatifs de l’Ircam. C’est de cette manière que j’ai pu découvrir cette formation. Une fois venu en France et réalisé mes études de composition et d’informatique musicale au Conservatoire de Lyon et celui de Paris, le passage au Cursus s’avérait évident. C’était une manière de clore mon parcours de formation en France.

Qu’en attendiez-vous ?
S.E. Je m’attendais à un Cursus assez aride et technique. J’ai découvert une approche holistique, où la technique et le créatif s’équilibraient parfaitement. Les modules étaient complétés par des séminaires d’invités, des leçons d’analyse et de composition. L’application artistique des outils en cours d’apprentissage était toujours mise en avant.
O.B. Je m’attendais à une formation approfondie et variée sur la musique mixte et la situation réelle d’un concert avec électronique qui m’aiderait à être plus autonome. À cet égard, ça a même dépassé mes attentes ! Je m’attendais aussi à devoir réaliser pour le projet final une pièce d’une grande complexité technologique. Finalement, nous sommes très libres dans nos choix artistiques et technologiques : priorité est donnée à la musique et à l’idée artistique, qui prennent le pas sur la technologie. Cela m’a beaucoup plu.
R.R. Je m’attendais à approfondir mes connaissances en informatique musicale, mais surtout à la possibilité de rencontrer des chercheurs, des musiciens et d’autres collègues qui puissent contribuer à mon développement en tant que compositeur utilisant des nouvelles technologies. J’ai eu la chance de collaborer avec une équipe pédagogique stimulante et exigeante. Notre travail de création était suivi de près par le compositeur Yan Maresz qui, par la suite, a été très important dans mon parcours. Cela a été une expérience artistique et humaine remarquable.

Que représente le Cursus dans la formation ou la carrière d’un jeune compositeur aujourd’hui ?
R.R. Je distinguerais deux éléments. D’une part, c’est un moment d’expérimentation et d’approfondissement des connaissances en informatique musicale, grâce à une formation intensive. Le Cursus peut ainsi marquer un tournant dans la manière dont le compositeur envisage son travail. D’autre part, le Cursus est une vitrine internationale, qui peut donner une certaine visibilité selon la réussite artistique. Ces deux principes continuent à cohabiter : innovation et qualité.
O.B. Cela dépend du·de la compositeur·trice. Pour moi, étant parvenu à la fin de mes études, le Cursus a représenté une transition vers ma vie professionnelle, autant artistiquement qu’au niveau de réseau professionnel que je me suis constitué, en France et en Belgique où j’habite actuellement.
S.E. Je suis venue au Cursus immédiatement après mon doctorat. Ce fut donc pour moi aussi une période de transition, d’affranchissement de mon identité en tant qu’étudiante compositrice. Jusque-là, je me cherchais musicalement et artistiquement. Hector Parra et le reste de l’équipe pédagogique du Cursus m’ont poussée à prendre la responsabilité de ce que j’écrivais, et à chercher plus loin encore, sans faire aucun compromis. Rétrospectivement, c’est au Cursus que j’ai vraiment commencé à trouver ma voix musicale.

Justement, quel rôle a-t-il joué dans le développement de votre univers musical et de votre esthétique ?
S.E. D’après mon expérience, le Cursus ne s’appesantit sur aucun esthétique ou style particulier. J’ai un souvenir très précis d’une leçon avec Hector, au cours de laquelle il m’a mise au défi de réécrire complètement ma première esquisse pour la voix, en me faisant remarquer que je m’étais réfugiée dans une esthétique vocale boulézienne – et il avait raison. Mais, lorsque je considère l’influence du Cursus sur mon parcours esthétique, je pourrais dire qu’il m’a donné les outils, la ressource, les exemples et les encouragements pour continuer à explorer. Il m’a aussi donné la liberté et la confiance en moi, nécessaires pour suivre mes intuitions artistiques.
O.B. En effet : prendre confiance en ses capacités à résoudre des problèmes techniques ainsi qu’en ses compétences liées aux logiciels – comme une forme de débrouillardise – s’accompagne d’une curiosité accrue pour les nouveaux outils et les nouvelles approches. Des outils et approches qui laissent certainement leur empreinte sur mon univers. En plus de cela, le fait d’être à l’Ircam, et à Paris, un an durant, nous oblige à nous confronter à certaines esthétiques et façons de penser.
R.R. Les deux projets de création que j’ai réalisés lors de mon passage au Cursus (Conical Intersect pour basson et électronique et Mutations of Matter pour cinq voix, vidéo et électronique) sont de nature expérimentale. D’une certaine manière, ils sont une réponse aux exigences du Cursus et à l’ambiance artistique de l’époque. Je me suis permis de pousser les limites de mon écriture électroacoustique, incluant toute sorte de sources sonores et influences artistiques. Les deux pièces sont particulièrement puissantes et virtuoses, mais toujours avec une grande maîtrise technique et esthétique. Cette parenthèse dans le parcours de mon oeuvre a été très importante car elle m’a permis de libérer une certaine énergie sonore et établir de nouvelles procédures d’écriture électroacoustique.

Comment les enseignements du Cursus ont-ils déterminé la direction à la fois technologique et esthétique qu’ont pris les pièces au programme de ce concert ?
O.B. D’abord, le Cursus m’a permis de renouer ma collaboration avec Fanny Vicens, entamée au cours d’un atelier en Espagne quelques années auparavant. J’ai toujours été un grand admirateur de son travail avec les compositeur·trice·s et de ses interprétations. J’étais également au courant de son projet, XAMP, et de l’accord on microtonal que Jean-Étienne Sotty et elle développent. Quand j’ai appris que je pourrais écrire une pièce pour elle dans le cadre du Cursus, j’étais plus que ravi. La collaboration a été très féconde. Il est très facile avec elle de proposer idées, textures, sonorités, ou caractères et elle est toujours pleine d’idées. Elle m’a beaucoup appris sur tous les aspects de l’instrument et les particularités du XAMP. Nous cherchions ensemble des couleurs et timbres pour exprimer certaines idées musicales – je lui ai même apporté des sons qui n’ont rien à voir avec l’accordéon pour qu’elle les imite – et nous étions aussi enthousiastes l’un que l’autre.
R.R. Il s’agissait, tant pour Carlos Franklin (alors étudiant au Fresnoy) que pour moi, de mettre en valeur artistiquement les diverses possibilités technologiques que nous avions apprises lors de nos formations respectives. Le projet était complexe car nous travaillions de manière différente, sur des matériaux assez hétérogènes, selon des temporalités qui parfois s’opposent. La pédagogie de l’Ircam nous avait réservé deux studios côte à côte afin que l’on puisse travailler tranquillement. Ainsi, nos échanges étaient fluides et nous pouvions expérimenter librement. Cela a été fondamental, car cela nous a permis d’évaluer constamment nos propositions et ainsi, peu à peu, de donner forme au projet.
S.E. Heave, originellement écrite pour six voix et électronique, est en droite ligne du travail effectué sur ma pièce pour le Cursus, You’ ll drown, dear. Non pas thématiquement ou en termes de matériau musical, mais en tant qu’étape supplémentaire vers la quête de mon univers artistique. You’ ll drown, dear était une première expérience d’écriture pour voix et électronique, mais aussi ma première expérience de collaboration avec une écrivaine et une scénographe. Heave a été bâti sur ces fondations, en approfondissant ma collaboration avec Cordelia Lynn et Aurélie Lemagnen, ainsi que mon exploration de l’univers de l’électronique à l’Ircam avec Augustin Muller. Cette quête se poursuit d’ailleurs aujourd’hui, avec mon opéra Like flesh. L’électronique, dans Heave, est bien plus complexe et finement orchestrée que dans You’ ll drown, dear, et puise notamment dans une librairie de sons complètement nouvelle, que j’ai pu développer au cours de ma résidence à l’Ircam en 2018.

Propos recueillis par J.S.

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