Symphonie des nouveaux mondes. Un portrait de Gabriella Smith

par
Thomas Vergracht, le 11 février 2024

Point Reyes et ses falaises abruptes. La pointe de la « nouvelle Albion Â», Ă  une heure et demie de San Francisco. On y respire l’air salĂ© et on y goĂ»te le pĂ©piement d’une faune riche, oĂą se croisent autant de grèbes Ă  bec bigarrĂ© que de milans Ă  Ă©paulettes noires. Tel est le dĂ©cor idĂ©al pour Gabriella Smith, qui frĂ©quente l’endroit tout au long de son adolescence. Elle n’y passe pas simplement des vacances au bord de la mer, non, elle est lĂ  pour y rencontrer ses hĂ©ros. Qui sont-ils ? Des biologistes. La jeune Gabriella se rĂŞve ornithologue, ou scientifique, ou activiste, qu’importe. Seul compte le lien fort avec l’environnement, pour la dĂ©fense d’un vivant saccagĂ© par l’Homme. Toutefois, Ă  l’époque, elle pratique dĂ©jĂ  la musique, le violon, son premier amour, qui initiera sa passion pour les instruments Ă  cordes. Depuis l’âge de sept ans, elle joue, et compose aussi. Mais son esprit scientifique a du mal : comment faire de la musique sans comprendre de quoi est fait ce qu’elle joue ? Et, plus que comprendre, il faut faire. Il faut expĂ©rimenter, organiser, Ă©tendre, rogner, jouer avec la matière, assembler et dĂ©faire, refaire encore le puzzle.
C’est sans doute de cette volontĂ© d’expĂ©rience que la musique de Gabriella Smith tire son organicitĂ©. Il y a toujours une Ă©nergie cinĂ©tique dans tout ce qu’elle Ă©crit ou, plutĂ´t, un mouvement respiratoire, comme un poumon sonnant. Cette respiration, on l’entend bien dans le dĂ©but de sa pièce MarĂ©, pour petit ensemble, qu’elle Ă©crit Ă  destination du collectif new-yorkais YMusic. Cela dĂ©bute dans un souffle, dans le bruit de l’air et de l’eau. Bruissant. Puis, en gĂ©nĂ©ral, la musique de la compositrice se dĂ©ploie en deux univers distincts. D’un cĂ´tĂ©, un aspect très rythmique et hyperactif, Ă  l’instar de la vivacitĂ© des oiseaux et de leurs mouvements fĂ©briles : on en a une bonne image dans son « tube Â», l’emblĂ©matique Carrot Revolution, pour quatuor Ă  cordes, une Ĺ“uvre Ă  la frontière de tous les styles, croisant autant le minimalisme pulsĂ© d’un Steve Reich que le jeu dĂ©glinguĂ© du banjo, entremĂŞlĂ© de mĂ©lopĂ©es mĂ©diĂ©vales façon PĂ©rotin ; une Ĺ“uvre qui a d’ailleurs sĂ©duit le grand Steve himself, dès la première Ă©coute. Chez Smith, ces passages rapides sont souvent gorgĂ©s de modes de jeux, c’est-Ă -dire de sonoritĂ©s Ă©tranges et grinçantes - des moments hĂ©ritĂ©s de sa pratique du violon, Ă  n’en pas douter.
Cependant, il y a aussi de grandes Ă©lĂ©gies dans sa musique, de longues mĂ©lodies comme des fils tendus, soutenus par de graciles notes pincĂ©es dans l’extrĂŞme grave, qui Ă©voquent bien un John Adams, lui aussi fier citoyen de la baie de San Francisco. D’ailleurs, Adams apprĂ©cie et soutient la jeune garde. Il dirige mĂŞme un programme dĂ©diĂ© aux jeunes compositeurs, non pas Ă  San Francisco, mais plus au sud de la cĂ´te Ouest, Ă  Los Angeles. Lorsque la jeune Gabriella Smith s’inscrit Ă  ce programme, elle compose pour l’occasion une Ĺ“uvre... inspirĂ©e par les oiseaux de la baie de Point Reyes : Tumblebird Contrails. C’est une pièce Ă©tourdissante, virevoltante, remplie de sonoritĂ©s de tous ordres, comme un organisme en mutation constante. Et autant dire que pendant les rĂ©pĂ©titions, les musiciens du Los Angeles Philharmonic furent sous le charme, galvanisĂ©s par la partition ! Ă€ tel point que plusieurs d’entre eux rendirent visite Ă  l’administration de l’orchestre peu après, afin de demander une commande officielle Ă  la jeune compositrice. Adams raconte n’avoir jamais rien vu de tel dans sa carrière.
Il est vrai que la musique de Smith est Ă©lectrisante. Sans doute par son cĂ´tĂ© organique. Elle est sentie de manière presque instinctive, naturelle. Sa mĂ©thode pour composer est la mĂŞme pour toutes ses Ĺ“uvres, qu’il s’agisse d’un quatuor Ă  cordes ou d’une grande Ĺ“uvre d’orchestre. Elle joue d’abord au violon les parties de cordes, expĂ©rimente les modes de jeux. Elle enregistre. Puis elle se met Ă  chanter les parties de vents, autant bois que cuivres. Enregistrement encore. Enfin, entre humour et archaĂŻsme, elle empoigne ses plus beaux pots de fleurs et ses plus sonnantes casseroles pour imaginer les parties de percussions. Nouvel enregistrement. Une fois cette super-dĂ©mo capturĂ©e, cette « particelle Â» des temps modernes, elle transcrit, ajuste l’écriture et les Ă©quilibres. Tout part donc d’un geste originel, de l’instinct de la performance.
La performance, le jeu sur scène, voilĂ  qui est capital pour Gabriella Smith. Elle a d’ailleurs donnĂ© rĂ©cemment, Ă  la Philharmonie de Paris, son cycle Lost Coast, dĂ©fendu par le violoncelliste Gabriel Cabezas et par elle-mĂŞme, Ă  la voix. Entre chansons hyper-produites et compositions contemporaines ultra-raffinĂ©es, les morceaux de Lost Coast empiètent sur les cases et les genres, dans un joyeux fouillis stylistique qui nous happe comme un jeu d’enfant. Amusant de voir que la musicienne a transcrit et adaptĂ© certains morceaux de cet album, pour les transformer en un vĂ©ritable concerto pour violoncelle, Ă  destination du Los Angeles Philharmonic. Jouer avec les codes avec humour, titiller l’histoire de la musique, c’est aussi ce que l’on entend dans ses Brandenburg Interstices, oĂą Bach est revu Ă  la sauce irrĂ©vĂ©rencieuse de la pulsation folk la plus acide. Utiliser tous les matĂ©riaux en un seul et unique univers, c’est le credo de Gabriella Smith. L’environnement pour guide, mais pour exprimer l’indicible. Qui, hormis elle, aurait osĂ© un Requiem pour les huit voix de Roomful of Teeth, oĂą le texte traditionnel de l’office serait remplacĂ© par les noms latins des espèces animales disparues depuis cent ans ? L’idĂ©e est immense, et s’écoute comme on entendrait le peuple des forĂŞts et des plages. Comme une brise, une rumeur s’amplifiant. Au cĹ“ur de notre monde.


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