Quelle place occupe P-Server dans votre corpus ?
Laurent Durupt : P-Server est le troisième volet d’un cycle autour de la thématique de l’énergie, partant du constat qu’énergie et musique ont en commun une grande partie de leurs vocabulaires : tension, intensité, dynamique, onde, etc. Dans la première pièce, Turbine (2012),composée dans le cadre du Cursus 1, l’instrumentiste « crée » un monde électrique en soufflant dans son instrument — métaphore de la turbine, élément essentiel de tout mécanisme servant à convertir une force en énergie électrique. Le deuxième volet, Sonate en triOhm (2011) pour trio de percussion et électronique, composéjuste après la catastrophe de Fukushima, joue avec l’idée du stockage de l’énergie — sans négliger la question épineuse du nucléaire, et toutes les catastrophes potentielles que cela suppose. J’arrive aujourd’hui, avec P-Server, à la question essentielle du cycle : que fait-on avec l’énergie ? Réponse : communiquer, informer et/ou désinformer. C’est ce que fait ici la machine : elle informe et contrôle les musiciens. Chacun d’eux a une oreillette et un écran devant lui : la machine lui donne son tempo, et lui envoie entemps réel sa partition.
Naturellement, le jeu s’envenime lorsque l’ordinateur commence à pirater ou court-circuiter les informations qu’il communique à l’interprète — la machine va ainsi obliger l’homme à improviser, par des instructions sous forme de textes ou de sons, avec lesquels il devra dialoguer.
Pourquoi ce titre, P-Server ?
Toute la pièce tourne autour de cet objet, le « serveur », que tout le monde utilise et que personne ne connaît. Quelque part dans le monde sont stockées ces boîtes qui contiennent toutes nos données, toute notre vie, tout ce qu’on sait, ce qu’on a su et ce qu’on saura. On est en perpétuelle communication avec elles, sans jamais y avoir concrètement accès. L’ajout du P, connecté au Server par un tiret, renvoie au principe de la pièce : un système reliant le musicien (ou « Player ») à la machine. Cela me permet en outre de construire une anagramme de « pervers ». La confiance qu’on a en cette machine est en effet à double tranchant : comment peut on savoir si elle est autonome ou pilotée, par un humain ou une autre machine ? Quel degré de liberté et d’autonomie sommes-nous prêts à payer pour y stocker nos informations ?
À vous entendre, on ne peut s’empêcher de penser à Hal 9000, de 2001, l’odyssée de l’espace et à des centaines d’autres œuvres littéraires ou cinématographiques de science fiction…
J’ai dévoré des tonnes de science-fiction pendant ma jeunesse. Je fais partie de cette génération baignée des littératures de George Orwell et de Philip K. Dick, et du cinéma des Terminator, Blade Runner, Ghost in the Shell ou autres Existenz, qui interrogent et s’inquiètent à tout bout de chant de la place de l’ordinateur dans notre société. Stanley Kubrick, bien sûr, a sa place dans mon imaginaire: j’aime particulièrement sa manière de concevoir le temps cinématographique.
Cependant, si je n’avais qu’un seul film à citerpour parler de P-Server, ce serait Shocker (1989), un film d’horreur de Wes Craven que j’ai dû voir une centaine de fois quand j’avais quinze ans. C’est l’histoire d’un serial-killer qui, après son passage sur la chaise électrique, utilise le réseau électrique pour se venger de celui qui l’a arrêté.
Au-delà du discours engagé qui sous-tend votre musique, il y a donc un peu d’humour ?
J’avoue avoir du mal avec le terme « engagé ». Le fait d’interroger des questions de société au travers de ma musique ne fait pas de moi quelqu’un d’« engagé » au même titre qu’une journaliste en Tchétchénie ou un résistant en Syrie.
Cela dit, tout comme Wes Craven cité plus haut, j’envisage ces questions graves avec humour. Il y a par exemple dans P-Server une section où l’ordinateur semble prêcher un improbable sermon numérique, auquel une assemblée digne de La Ferme des animaux d’Orwell répond par un « 0,1,1 », qui n’est autre qu’un « signe de croix numérisé ». Nous vouons aujourd’hui un véritable culte à la technologie, ce qui nous conduit parfois à la catastrophe humanitaire et environnementale. L’analogie entre la religion (chrétienne en l’occurrence) et l’informatique est d’ailleurs un enjeu important de P-Server, qui figure comme une métaphore de l’histoire biblique racontée par l’ordinateur. Ainsi des titres des diverses sections, donnés à titre indicatif aux interprètes : Die Schöpfung-boot, Le circuit d’Eden, Noé sans RAM, etc.
Comment approchez-vous l’outil de l’informatique musicale ? Comment vous l’appropriez-vous?
Il y a pour moi une importante question préliminaire à mon approche de l’outil : celle de l’identité sonore de l’électronique. Je m’efforce en effet de mettre en valeur la poétique intrinsèque de l’électronique, celle que dégagent les diverses machines qui nous entourent : certes, nous les programmons, mais un véritable vocabulaire sonore naît de cet environnement technologique. Beaucoup de recherches sont aujourd’hui orientées vers une plus grande « organicité » des sons électroniques. Je poursuis le chemin inverse : ce qui sort des haut-parleurs doit sonner de manière mécanique, ou électronique, non seulement pour mieux exprimer la poétique propre à cette musique dont je parlais à l’instant, mais aussi pour mettre en valeur l’humanité des musiciens.
Quel rôle lui avez-vous dévolu dans P-Server, au-delà de celui de « gestionnaire et contrôleur d’information » que vous évoquiez tout à l’heure ? Quel est son « discours musical » propre ?
L’un des responsables de l’encadrement pédagogique à l’Ircam, Mikhail Malt, nous disait souvent : « Chut, regardez : la machine écoute. » J’aime beaucoup cette idée. La machine écoute ce qu’on lui donne à écouter et nous livre les informations qu’elle en tire. Bien souvent, on utilise ces informations pour piloter des traitements ou des modules de synthèse. Dans cette pièce, j’emprunte une autre voie : celle de la sonification. Ce concept est déjà ancien. Gérard Grisey l’a par exemple expérimenté dans Le Noir de l'Étoile (1990) avec le signal électromagnétique d’un pulsar. On transpose les données en ondes sonores. Ainsi, le public a le sentiment d’être à la place du serveur : il écoute les musiciens, et entend simultanément ce que l’ordinateur retient du discours musical.
P-Server sera créé dans le cadre d’In Vivo Théâtre : comment votre musique — acoustique et électronique — s’inscrit-elle dans le travail de la scène ?
L’une des grandes forces de l’électronique est justement de renouveler la vision qu’on peut avoir d’une interaction entre les différents éléments d’un discours musical ou, dans ce cas, pluridisciplinaire — nous nous situons ici à la confluence de la musique, de la sonographie et de la scénographie théâtrale.
Je travaille avec deux scénographes allemands, Fabian Offert et Anna Schewelew. Tous deux anciens étudiants de Heiner Goebbels, ils étudient le jeu scénique des instrumentistes. Ils se penchent plus particulièrement sur l’articulation entre naturel instrumental et jeu théâtral, et la manière dont on peut insensiblement basculer de l’un à l’autre — pour brouiller les impressions du public, qui ne saura jamais avec certitude si le musicien est déjà sur scène ou encore en coulisse…
Dès le début, la réflexion s’est faite collectivement, sur la lumière et la projection vidéo également — qui nous sert à évoquer l’idée du « serveur », à la fois visible et invisible, machine à moitié folle qui plane de manière quasi divine au dessus d’êtres humains incapables d’échapper à son contrôle. J’ai très tôt intégré l’idée de la scénographie à mon écriture. On pourra ainsi voir les musiciens arriver sur scène, aller et venir sur le plateau, assembler leurs instruments pendant que d’autres jouent, au sein d’un dispositif scénique interactif…
Propos recueillis par Jérémie Szpirglas, festival ManiFeste 2013.