L’œuvre que vous allez découvrir ce soir fut composée en deux temps : les Chants I et II entre juillet 2009 et juillet 2010, et le Chant III entre juillet 2012 et mars 2013. Ces périodes de création sont importantes car ces Songs from Esstal I, II et III ont la singularité de se présenter sous la forme de pièces de concert issues d’un opéra en cours d’écriture depuis de nombreuses années : Esstal, la légende, opéra chanté en anglais sur un livret original.
Telles des versions de concert d’après un opéra (selon une scène audiovisuelle), ces trois airs font office à la fois de prélude et de postlude. Pourtant, cette « version concert » ne peut se réduire à un simple extrait de l’opéra. Elles amorcent, en tant que « musique pure », une scénographie opératique, donnant le ton de l’opéra dans son intégralité et, simultanément, elles commentent et font référence à la totalité de l’opéra une fois entendu, mais concentré en une pure musique, les yeux fermés. Racine et fruit. Une voix, un grand orchestre, point. Nul autre artifice.
La musique raconte une scène imaginaire, par définition. Chacun a loisir d’y projeter une narration d’ordre opératique, l’absence de mise en scène laissant l’œil intérieur libre d’imaginer toute forme d’histoire, de fil et de méandre temporel. Une même essence pour diverses apparences. C’est là la force propre à la musique. Son lyrisme libre.
Cette technique de relation entre deux genres, cette référence d’une œuvre à une autre qu’elle même, participe fréquemment de ma logique d’invention. En témoignent l’arborescence et les liens qui unissent par exemple les trois œuvres de mon cycle pour diverses formations et matériau électronique (Feuillages, 1992, Vertigo Apocalypsis, 1997, Operspective Hölderlin, 2009), dont chaque page a été un pas supplémentaire vers l’Esstal. Nous trouvons là une tradition très ancienne, il suffit de penser aux Cantates de Bach.
Pour faire avancer le temps opératique, j’ai toujours deux axes-vecteurs : l’énergie du corps dans la méditation et l’énergie du corps dans la danse. Ne m’intéressent en musique que l’hallucination, le vertige, et toutes les contrées de la certitude intime dévoilée par l’intuition et la conviction hors causalité. La raison est un cas particulier de l’écoute. Ne m’intéresse que l’extrême, en art.
Il s’agit dès lors ouvrir LA question de l’incarnation des passages, des transformations, des formes vivantes de l’une à l’autre de ces forces : la voix, le corps, le verbe. Ces trois chants sont donc des monologues d’un seul corps chantant, féminin qui, dans une hallucination, s’adresse aux autres personnages de l’opéra. Qu’ils soient en face d’elle, dans une même scène, ou ailleurs.
Le livret des Songs I et II — plus méditatives, dans un tempo « largo maestoso » — s’amorce sur une forme insulaire du verbe, pour, lentement et progressivement, glisser vers deux Sonnets de William Shakespeare (20 et 21). J’ai choisi l’anglais pour des raisons profondément musicales, phonétiques et musicales : c’est une des langues les plus fluides, ouvertes, souples et rythmiques qui soient, et l’intégration de cette forme du sonnet au sein du livret s’est imposée d’emblée comme une évidence.
Le personnage central, la reine Esstal, ne sachant pas si elle vit dans une réalité précise ou dans une réalité onirique, s’ouvre dans le chant à une parole envoûtée. Elle s’adresse à un « You », impersonnel, universel, tel ce « You » énigmatique du sonnet shakespearien, qui m’a toujours fasciné.
Le livret de la Song III, lui, est totalement original. Il s’agit du vertige des visions d’Esstal. Danse de colère et de lumière, et d’énergie rythmique. La voix enflamme l’énergie orchestrale, métaphore des liens qui unissent l’Humain à la Nature. La voix porte toute la mémoire du monde. Le texte du chant organise tout un cycle de visions, « d’adresses à », de symboles et d’archétypes qui se télescopent et glissent sur plusieurs plans de la polyphonie. Le sens des mots, la signification propre au livret, fait référence à maints universaux en œuvre au cœur de mythes, de légendes et sagas très diverses. L’amour, la nuit, les origines, le lien à la terre, le pouvoir, le sang.
Philippe Schœller.