Infinito nero, Salvatore Sciarrino 25:25
- Saison 2023-2024 - None - None > Humain, trop humain
- Oct. 19, 2023
- Ircam, Paris
- Program note: Humain, trop humain
Œuvre de
- Salvatore Sciarrino (compositeur)
Participants
- Marion Tassou (soprano)
- Luca Bagnoli (diffusion sonore Ircam)
- L'instant donné
Enregistrement ©ircam - Sylvain Carton
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Salvatore Sciarrino : Je suis tombé sur [Maria Maddalena de’ Pazzi] à la fin des années quatrevingt, après avoir découvert une nouvelle édition, un recueil de textes choisis Le parole dell’estasi.
Je m’étais déjà par le passé intéressé à d’autres auteurs mystiques importants. Maria Maddalena était une illuminée en proie à des visions mystiques.
Elle était issue d’une célèbre famille florentine, ce qui explique probablement pourquoi elle fut déclarée sainte. Ce fut un personnage inconfortable, une figure « diabolique »: on ne peut pas vraiment faire la part des choses chez elle entre Dieu et diable, ses visions déclenchent toujours un même sentiment d’angoisse.
On se rend ici particulièrement compte de ce qu’est la pathologie des visions.
Son histoire est incroyable. Elle n’a pas écrit un seul mot. Maria Maddalena avait autour d’elle huit novices: quatre d’entre elles répétaient ce qu’elle venait de dire, car elle avait un débit verbal tellement rapide qu’il était impossible de tout noter immédiatement. Les quatre autres consignaient ensuite par écrit ce qu’elle avait dit. On ne peut pas dire qu’elle « parlait », elle projetait littéralement les mots hors d’elle, telle une mitrailleuse, avant de sombrer brusquement dans un profond mutisme. Nous sommes ici de toute évidence en présence d’une situation insensée, d’une forme très directe de pathologie… et aussi d’une forme extrême d’oralité, d’une langue parlée très rapidement.
On n’a plus affaire à des mots isolés, il y a formation d’un flot de paroles, d’un fleuve de mots. Le terme de fleuve est, par conséquent, très important, et il l’est tout autant dans la traduction : il a le sens de flux, mais aussi d’influence. Ce va-et-vient entre parler rapide et mutisme, le passage brusque du mouvement à l’immobilité me semble typique de votre musique.
Bien sûr. Le silence n’est pas vide, il n’est que la naissance du son. Pas seulement en musique. C’est aussi une expérience que l’on peut faire dans la vie.
Peut-être vais-je maintenant trouver en moi un silence plus obscur. C’est très important pour moi. Je n’aurais jamais pensé pouvoir écrire cela. Ce commencement, avec le rythme de la respiration : on ne sait pas si c’est son propre cœur que l’on entend, ou la respiration. C’est le début. C’est pourquoi je ne veux aucun effet d’amplification, l’oreille de l’auditeur doit être à même de distinguer entre la respiration et le battement du cœur de Maria Maddalena silencieuse. Nous ne sommes pas obligés de savoir si c’est notre cœur que nous entendons, si c’est un instrument ou le bois du piano. Je n’ai sans doute jamais jusqu’à présent utilisé aussi consciemment et aussi précisément les sons et les bruits, y compris dans un sens technique. Je pénètre plus profondément le son du silence, ce dont j’étais jusqu’ici encore incapable.
Mes œuvres récentes sont quasiment nues, elles sont sobres, c’est un élément important lorsqu’on écoute de la musique. C’est la seule façon pour elle de pénétrer dans notre chair et de nous atteindre au plus profond de nous-mêmes.
Un processus de réduction ou – si l’on considère le contexte – d’ascèse. Ce processus a-t-il un rapport avec le thème, le sujet que nous abordons ici ?
Il a peut-être aussi un rapport avec le type de texte.
L’ascèse n’est en effet rien d’autre que le silence. Les formes linguistiques anciennes ainsi que certaines formes d’expérience vécue subissent une mutation lorsqu’elles font l’objet d’une limitation, elles perdent leur caractère de normalité. Il suffit d’un seul son pour comprendre ce qu’est le son et ce qu’est le silence.
Le dialogue, l’idée de polarité, le concept de noir et de blanc constituaient dès le départ un thème central. À l’origine il était également question de deux interprètes.
L’espace scénique doit être fractionné. Non seulement grâce à la mise en place d’installations mais aussi principalement grâce à la lumière, la lumière noire et la lumière blanche. Le partage n’est pas statique, tout s’opère grâce à de rapides changements de lumière, comme lors d’un clignement d’yeux – brusquement, inconsciemment, l’espace d’un instant… Ces transformations ont une importance capitale, car la pièce elle aussi est construite sur ce schéma. Ce sont des discours parallèles. Ce qui importe essentiellement, c’est de parvenir à retranscrire l’idée de l’harmonie des contraires. En fin de compte, Infinito nero aurait tout aussi bien pu s’intituler Infinito bianco (Le blanc infini). Il n’y a là aucun paradoxe : que je fixe du blanc ou du noir pendant un certain temps, je finis par voir la même chose.
Entretien avec Harry Vogt
programme du festival Agora 1999, Ircam-Centre Pompidou