Tutti est la première œuvre pour grand ensemble et électronique de Yan Maresz. Partisan d’une approche inventive et toujours renouvelée de l’outil informatique, le compositeur en profite pour prendre le contrepied de ce qui se fait à l’accoutumée dans le genre : on ne trouvera donc ici quasiment aucun traitement en temps réel — le son de l’ensemble est capté et rediffusé dans la salle, avec divers procédés d’analyse/synthèse, mais non traité —, et l’on pourra entendre une écriture de l’ensemble instrumental contrainte dans le but de laisser un véritable espace d’expression dédié à l’électronique.
« J’ai souvent le sentiment que les œuvres pour ensemble et électronique sont avant tout des œuvres pour ensemble, avec une surcouche d’électronique qui vient surcolorer une partition déjà très écrite, dit Yan Maresz. Ici, j’ai volontairement restreint l’écriture instrumentale de détail : aucun mode de jeu, aucune fioriture, rien du discours rhétorique instrumental habituel. C’est un matériau brut. Il est selon moi inutile de colorer chaque note d’un timbre spécifique par un jeu instrumental singulier, si cette couleur sera de toute façon voilée ensuite par l’électronique. Écrire pour grand ensemble et électronique exige au contraire de réinventer l’interaction entre l’espace acoustique et l’espace sonore généré par les haut-parleurs.
« Mon idée de départ a donc été d’écrire l’ensemble comme un seul et unique instrument — un seul instrument capable de produire des couleurs et un discours variés, mais porteur d’une seule identité, comme un violon ou un piano seul. Il n’y a donc que très peu de polyphonie au sein de l’ensemble : le sens du discours vient de l’articulation et de l’intégration plus étroite de l’ensemble et de l’électronique. »
Pour l’écriture de la partie électronique, Yan Maresz s’est quasiment exclusivement servi d’un logiciel d’analyse et de synthèse sur modèle rythmique dont la mise au point l’occupe depuis une quinzaine d’années. Le principe de base est d’une simplicité désarmante puisqu’elle s’appuie littéralement sur la nature ondulatoire du son, et sur l’une des méthodes d’analyse du signal les plus anciennes qui soient : l’analyse spectrale, encore appelée transformée de Fourier.
Revenons un instant sur cette « transformée » : la théorie mathématique nous affirme que tout signal peut se décomposer en une somme de courbes sinusoïdales simples, d’amplitude variées. La transformée de Fourier nous indique, pour un signal donné, quelles sont les fréquences de ces courbes sinusoïdales et leurs amplitudes associées. Mais qu’est-ce qu’une fréquence sinon le nombre d’oscillations du signal dans l’espace d’une seconde ? Résultat, à chaque fréquence correspond un tempo, un rythme. Si l’on prend donc toutes les fréquences qui composent un son quelconque donné, on peut obtenir une polyphonie de tempos, d’où découle directement un rythme, une polyrythmie — la polyrythmie étant l’une des grandes préoccupations de Maresz depuis ses débuts, on comprendra ce qui, dans cette méthode, attire le compositeur. Certes, ces tempi sont en l’espèce souvent beaucoup trop rapides pour être perçus, mais rien ne nous empêche de les multiplier tous par un même facteur, pour obtenir un véritable tissu polyrythmique audible.
On obtient ainsi un modèle rythmique, directement déduit du son que l’ordinateur a pu capter, en temps réel, de l’ensemble instrumental, ou d’un échantillon préenregistré qu’on lui aura donné à analyser.
Inversement, d’un modèle rythmique donné, on peut déduire… un accord ! En captant les différents impacts des attaques de note de l’ensemble instrumental, ce moteur peut générer un son de synthèse, un véritable timbre — dont la texture variera au cours du temps en fonction des variations rythmiques qui anime l’ensemble instrumental capté.
Bien que rudimentaire, le principe de base de ce logiciel permet une infinité de variations : en utilisant les résultats de l’analyse pour générer à la fois des fréquences et des rythmes, on peut obtenir un discours polyphonique ; au moyen de filtres fréquentiels, on peut ne retenir que certaines fréquences (ergo : certains rythmes) ; au moyen d’un pivot en fréquence au milieu du spectre, on peut, par une simple similitude, élargir ou réduire le modèle rythmique ou l’accord (selon que l’on veut générer l’un ou l’autre) ; en arrondissant les enveloppes et en jouant sur la résonance, l’ordinateur peut composer en temps réel une véritable mélodie… Dans les mains de son compositeur/concepteur, qui en explore avec enthousiasme toutes les subtilités, l’outil s’avère extrêmement souple et puissant.
« Je choisis tous les paramètres en fonction de l’état musical que je veux obtenir à un instant donné : l’ensemble de ces paramètres fixe un « état » de la machine, laquelle suit l’analyse en temps réel — ça prend à peu près 5 ms, c’est donc quasi instantané —, et produit un son vivant, une texture animée de l’intérieur, presque palpitante. Les états de la machine sont si variés et différents qu’elle ne sonne jamais deux fois de la même manière. Certains moments, l’électronique va sembler très kitsch, avec des sinus qui rappellent les Ondes Martenot, ou comme des mélodies, très vieilles, très premier degré — il faut aussi savoir rire de sa musique. C’est pourtant toujours la même machine. »
L’ensemble instrumental et l’électronique jouent donc ensemble, la seconde prenant sa source dans le premier, dans un dialogue quasi concertant.
« Dans un premier temps, j’ai voulu intituler la pièce Ripieno, se souvient Yan Maresz : justement parce l’électronique joue souvent le rôle du solo du concerto grosso baroque. Fondue dans la masse, elle s’en détache par moments, comme une émanation familière, pour rentrer ensuite dans le rang. « Concerto », c’est « jouer ensemble », et « Ripieno », « toujours ensemble » : mis à part une présence importante du piano vers le début de la pièce, il n’y a aucun solo de toute la durée de l’œuvre. J’ai finalement préféré le terme « Tutti », tout simplement parce que le sens premier de « Ripieno » est « fourré » en italien, ce qui n’est pas très joli. »
La dynamique du concerto grosso baroque se retrouve au reste dans la spatialisation sonore. « Pendant les sections que l’on pourrait assimiler au « Tutti » du concerto grosso, l’électronique est diffusée au même niveau que l’ensemble, par les haut-parleurs sur la scène. Lorsqu’elle commence à s’autonomiser, à sortir de la masse orchestrale, quand son discours s’affranchit de celui de l’ensemble, elle semble alors en sortir véritablement : la diffusion sonore ne sera plus sur scène mais dans la salle, laissant l’ensemble dans l’arrière plan. La texture même des sons ressemblera plus spécifiquement à de la musiqueélectroacoustique. Se dégagera ainsi une formede dramaturgie spatiale, qui donne un supplémentde vue au discours électronique. »
Lorsqu’on aborde la question de la poétique de la pièce, toutefois, Yan Maresz cherche ses mots : « Je suis incapable d’anticiper l’impact psychologique de ma musique au moment de l’écriture : je ne découvre sa poétique qu’en l’écoutant.
« Je travaille avec des idées musicales, j’entends des atmosphères, des références, des doigts tendus vers des lieux de mémoire, des commentaires. Comme un éclairage sur une expérience partagée dans le passé : car je ne me considère pas comme un homme visionnaire. Je côtoie constamment les compositeurs les plus prospectifs, mais je ne crois plus vraiment à un quelconque discours sur la modernité.
« Mon sentiment est que le rythme, la pulsation, la période, tout ce qui constitue les fondamentaux de l’écriture ne sont jamais qu’une capture d’un infini — comme le modèle théorique du sinus, qui ne démarre ni ne finit jamais. C’est ainsi que s’ouvre Tutti, par la capture d’un moment glacé : le premier son qu’on entendra sera un accord d’orchestre de vingt-cinq secondes, complètement immobile, point de départ de l’électronique et de tout le discours musical.
« La poétique naît toute seule, conclut Yan Maresz. Je me souviens de la réponse qu’a un jour donnée Luciano Berio à la question : « Qu’est-ce que la musique ? » Après un laïus d’une cinquantaine de pages, il concluait par : « Personne n’aurait eu l’idée de poser cette question à Beethoven ! » La musique, c’est ce qu’on a envie d’écouter avec l’intention d’écouter de la musique. Point. »