La musique de Chaya Czernowin est faite de fusions impossibles et d’explosions improbables. Son héritage – c’est-à-dire l’histoire qu’elle enclenche et les différentes voix qui résonnent dans son sillage – renvoie à des compositeurs situés ni tout à fait au centre des histoires officielles de la musique, ni vraiment en dehors de celles-ci : Hugo Wolf, Leoš Janáček et Giacinto Scelsi y figureraient aux côtés d’Edgard Varèse, Alban Berg et Morton Feldman. La musique de Czernowin parachève ainsi une tradition historique à la fois « autre », et en même temps familière.
La musique de Czernowin est puissante, directe et physique. Elle rappelle l’immédiateté des compositeurs de la Neue Einfachheit (« nouvelle simplicité »), et particulièrement la manière dont Wolfgang Rihm faisait référence à Berg (et à Beethoven) au milieu des années 1970. Une telle immédiateté est cependant atteinte dans la musique de Czernowin sans retour réactionnaire aux ressources tonales et sans recours aux formes traditionnelles. Là où la musique de Janáček s’intéresse aux mélodies dérivées des articulations du langage parlé, Czernowin semble créer une expression musicale à partir de l’impossibilité du langage chez des sujets émotionnellement éprouvés qui ne peuvent plus que marmonner, bégayer ou geindre.
Comme celles de Feldman et Xenakis, la musique de Czernowin se préoccupe de problèmes d’échelle, considérée non pas en soi mais comme moyen d’explorer l’infiniment petit caché en son sein : si la musique de Feldman est d’emblée gigantesque par sa grandeur et si celle de Xenakis l’est dans sa présentation de monolithes sonores, celle de Czernowin propose à la place une « vision éclatée » qui révèle la fragilité de ces monolithes sans dénigrer leur vraie grandeur. Une telle approche rappelle Wolf et sa réduction des dimensions colossales des opéras de Wagner à la petite échelle de l’art du lied. La spécificité extrême de cette impossible combinaison – et d’autres que nous détaillerons plus loin – dit la nature même de la musique de Czernowin. Musicalement, elle affirme que des mondes non-miscibles – la sur-saturation de la Nouvelle Complexité et la fragilité timbrale de compositeurs comme Mark Andre – peuvent s’entrecroiser, et que ni les discours musicaux fondés sur l’effondrement et la fragmentation, ni ceux suggérant que « tout a déjà été fait » ou bien ressassant le passé ne sont adéquats. Métaphoriquement, elle indique que si l’on ne peut contenir les mouvements de forces monolithiques gigantesques, les petits succès gagnés à partir de ce constat d’échec sont toujours importants et significatifs.
Les principaux centres d’intérêts de l’esthétique de Chaya Czernowin apparaissent dans les denses essaims d’idées qui donnent naissance aux titres (souvent en hébreu) de ses pièces : par exemple Maim (eau), un triptyque pour orchestre (2001-2007), Adama (terre), un opéra de chambre destiné à être intercalé dans Zaïde de Mozart (2004-05/1779-80) et Esh (feu) pour contreténor et orchestre (2012). S’il n’existe pas encore de pièce intitulée ruach (air) ou avir (vent) pour l’élément de l’air, ce dernier est évoqué dans White Wind Waiting pour guitare acoustique et orchestre (2013). La nature élémentaire de ces matériaux est traitée de manière explicite et les associations intuitives qui existent entre eux produisent d’autres matériaux « de base ». Ils peuvent être considérés – pour reprendre les mots de Czernowin – comme différentes manières d’envisager ce qui réside sous la musique et sur lequel cette dernière s’appuie, lui conférant sa possibilité d’existence. Ces formes premières – les fondations de la musique – sont précisément ce que cache la musique et ce qu’elle rend difficile à entendre : la musique doit être amplifiée, grossie pour que nous puissions percevoir ce qui réside entre ses failles, et ainsi tendre l’oreille.
Si les quatre éléments sont significativement présents dans la musique de Czernowin, l’eau sans nul doute prédomine. La création de Maim l’a occupée pendant une grande partie des années 2000 : le tableau qui ouvre le triptyque – Maim zarim, maim gnuvim (Eau étrange, eau volée) – a été créé en 2001 suivi de The Memory of Water (La mémoire de l’eau) en 2004 et de Mei Mecha’a (L’eau de la dissension) entre 2004 et 2006. Maim offre un cadre utile pour comprendre comment ces matériaux élémentaires se déploient en pratique, ouvrant une fenêtre à la fois sur les débuts de la carrière de Czernowin et sur ses œuvres les plus récentes.
On y trouve des traductions musicales plus ou moins littérales de courants aquatiques et de points d’eau : la fin de Maim zarim, maim gnuvim donne à entendre des gouttes d’eau qui entourent les spectateurs alors que le son d’un tubax solo est électroniquement démultiplié ; ces mêmes points réapparaissent sous forme d’un nuage de brume en train de se condenser au début de Mei Mecha’a et semblent se cristalliser ou se solidifier quand leur répétition meccanico les transforme en une ligne au milieu de The Memory of Water. Il ne s’agit néanmoins pas ici d’états « naturels » ni de simples figurations programmatiques de l’eau comme substance chimique. Dans Mei mecha’a, il semblerait par moment que de l’eau liquide vienne recouvrir une étrange et solide masse aqueuse, alors qu’au centre de ce mouvement une machine, moitié-pompe moitié-catapulte, précipite de l’eau d’une autre forme vers cette masse et dans ce courant. On peut interpréter ceci comme une manière de représenter l’idée que l’on peut avoir de l’eau sous toutes ses formes, mais leur présence simultanée – impossiblement simultanée – rend l’eau étrangère à elle même. Tout semble ici néanmoins obéir à une sorte de « loi naturelle » : on entend des glissandi descendants (un des traits de la texture de Maim), comme si une force gravitationnelle les obligeait à chuter, alors que des glissandi ascendants ont des difficultés à s’élever. C’est l’eau qui tout en semblant familière agit comme si elle était étrangère, eau étrange, volée, en dissension, à moitié oubliée : les plantes qu’elle arrose semblent « marquées et égratignées ».1
Il ne s’agit là bien sûr que d’une manière possible d’aborder ce qui se passe dans la musique de Czernowin. Une telle description, quelque peu métaphorique, du même processus pourrait être reformulée en termes plus strictement analytiques : les blocs de matière décrits ci-dessus constituent en fait un matériau musical au sens traditionnel du terme ; et ce qui advient d’eux peut être décrit en suivant les méthodes d’analyse sémiotique des « gestes » musicaux, qui se sont beaucoup développées récemment. Il se pourrait néanmoins qu’une telle terminologie d’analyse musicale ne devienne une simple métaphore pour rendre compte de l’expérience d’écoute de cette musique. S’il est facile de se fourvoyer avec l’approche métaphorique (par ailleurs utilisée par la compositrice elle-même pour décrire son travail), le recours à un vocabulaire purement technique ne rend certainement pas service à cette musique. Le lecteur sentira peut-être toujours ici en filigrane un discours d’analyse musicale mais le texte qui suit épouse de très près les descriptions que Czernowin fait de sa musique et de son processus de composition, tout en essayant de révéler ce qui se cache derrière les failles que ces descriptions laissent apparaître, et ce que l’on peut y entendre si l’on tend une oreille attentive.
Que maim et esh – les deux éléments non-miscibles de l’eau et du feu – fusionnent dans shamayim (le paradis) dérive d’une étymologie kabbalistique connue. Ces titres en hébreu font ainsi référence à des espaces entre les éléments où la fusion est parfois possible mais où également la séparation existant entre eux reste visible : esh (ou dans une translitération légèrement différente aish) est fusionné à ruach dans l’expression ish-ruach, littéralement « homme d’esprit » ou dans son acception la plus commune « intellectuel », « personne cultivée ». Ces espaces entre les éléments se retrouvent dans divers titres de pièces de Czernowin et sont parfois comblés, parfois masqués ou encore parfois soulignés. Winter Songs II et III (2003) ont respectivement pour sous-titres « Pierres » et « Racines », en référence à une matière composée de (ou s’imbriquant dans) la terre ferme. La lumière, associée à l’élément du feu dans la tradition de l’alchimie médiévale, fait son apparition dans les sous-titres de Winter Songs I et V, respectivement « Lumière suspendue » (2002-2003) et « Lumière oubliée » (2014). L’eau se retrouve dans les sous-titres des trois Slow Summer Stays (2012), respectivement Ruisseaux, Lacs et Contrecourant. La torpeur de l’été, à laquelle le titre fait allusion, évoque la sècheresse de la terre qui s’oppose dans la tradition alchimique à la moiteur des corps liquides. On retrouve l’eau dans Hidden (2013-14) pour quatuor à cordes spatialisé et électronique en temps réel. Les rochers de Winter Songs II sont ici cachés et arrangés presque symboliquement en un labyrinthe immergé et constitué de ces mêmes pierres :
« Le matériau de la pièce évolue comme s’il était sous l’eau, sans gestes brusques ou dramatiques et sans drame extérieur. Il se compose d’un labyrinthe de rochers sonores monolithiques en immersion, entendus à des distances variées et suivant des angles différents. Il est marqué par des espaces vides, des vibrations et par différentes sortes de silences, perçus plus qu’entendus au fur et à mesure que le paysage devient de plus en plus étrange. Par sa plongée de plus en plus profonde en deçà de la surface et des conventions de l’expression musicale, la pièce tente d’offrir un témoignage sur ce qu’elle ne peut déchiffrer2. »
La musique de Czernowin s’intéresse en quelque sorte au sous-cutané, à ce qui est caché mais au seuil du perceptible, à l’à peine masqué et au presque scellé. Ceci est d’emblée apparent dans Hidden (« Caché ») – où l’auditeur ne rencontre pas le labyrinthe lui-même mais les échos et les vibrations provoqués par sa présence influant sur le déroulement de la pièce du point de vue de l’auditeur – et constitue également un principe fondateur de At the fringe of our gaze (2013) et de l’impossibilité résidant au cœur de Zohar Iver (2011), qui juxtapose dans son titre « cécité » et « rayonnement ».3 Néanmoins, l’affleurement du monde « réel » qui intervient à la fin de Hidden– lorsque l’électronique se tourne vers l’extérieur plutôt que vers l’intérieur en diffusant des enregistrements non-traités de pluie, de la tranquillité d’un paysage sonore nocturne et d’une voiture qui passe – provoque un véritable choc. L’abstraction, devenue presque familière à ce stade de l’écoute, est soudain invalidée. Il s’agit là d’une reconsidération de (ou d’un retour à) la pièce qui avait marqué l’entrée de Czernowin dans la cours des grands, l’opéra Pnima (« Vers l’intérieur », 1998-1999), où le public rencontre deux personnages, un vieil homme, survivant de l’Holocauste, et son petit-enfant. L’impossibilité à communiquer la vérité de leurs vies intérieures fait que le public ne voit ou n’entend que des réflexions superficielles. Ceci est établi de manière directe par l’absence de mots compréhensibles dans le livret – seuls des vocables sont indiqués – et par le fait que les chanteurs sont en coulisses : deux voix de femmes chantent la partie de l’enfant et deux voix d’hommes celle du vieil homme, les personnages sur scène étant joués par des acteurs. Si le côté fort déprimant de Pnima pourrait sembler empreint de pessimisme, c’est là au contraire que l’on retrouve l’espérance qui sous-tend l’approche de Czernowin : même si le vieil homme et l’enfant ne peuvent presque pas communiquer, ce « presque rien » reste de la communication. Même dans son imperfection, une telle communication cassée et fracturée peut permettre, face à l’expérience incommunicable et irreprésentable des camps, d’établir une sorte de dialogue entre les générations successives. C’est ce témoignage – indéchiffrable mais vital – que l’on retrouve, de manière plus indirecte, dans Hidden.
Dès Afatsim (1996), on observe une volonté de traiter la musique comme si elle possédait sorte de gonflement, d’irruption causée par une infection parasitaire juste sous sa peau. Cela implique dans cette pièce une défiguration des structures linéaires « pures » par l’amplification de courts moments, afin de créer un flou à la fois sur le passage du temps et sur ce que le matériau doit signifier dans ce contexte. Cette idée que quelque chose d’organique est prisonnier sous la surface d’une matière plus ou moins élémentaire se retrouve ailleurs. Il est difficile de penser à de l’ambre sans penser également à l’animal qui y est enfermé : une fourmi, un moustique, une mouche ou dans tous les cas un animal qui est ancien et primaire. Trois pièces (interconnectées) se penchent sur cette substance : Amber (1993) pour grand orchestre, White Liquid Amber (2000) pour trois piccolos et Liquid Amber (2000) pour trois piccolos et grand orchestre. De la même manière, les deux quatuors à cordes Seed I et Seed II (2008) précipitent (au sens chimique du terme) pour former une pièce composite, l’octuor à cordesAnea Crystal (2008). Une telle conception rapproche Czernowin des impossibles créations des alchimistes. Là où ils tentaient, suivant le cliché bien connu, de transformer le plomb en or, Czernowin transforme des graines organiques non encore germées en un cristal, dont le caractère organique ou non reste irrésolu. Ce que l’on ne pouvait accomplir dans une science qui n’en fut jamais vraiment une, c’est un art qui, maintenant, le propose – un art où de telles impossibilités peuvent avoir une existence bien réelle. L’intersection entre l’élémentaire et le biologique se retrouve dans le cycle de mélodie, Algae (2009), monodrame sur un texte de Wieland Hoban. Dans sa méditation sur la nature de l’eau et sa présentation dans l’art, Gaston Bachelard – sans doute le plus important penseur du XXe siècle à avoir théorisé une poétique des éléments – signale la présence d’une telle matière végétale en des termes qui décrivent adéquatement l’expérience que l’on peut avoir de la pièce : « Au fond de la matière pousse une végétation obscure. Dans la nuit de la matière fleurissent des fleurs noires. Elles ont déjà leur velours et la formule de leur parfum. »4 Il s’agit là peut être des plantes de Maim poussant dans un territoire plus fertile mais tout aussi étranger. C’est au cœur de ce territoire que la musique de Czernowin nous donne à sentir l’insoumission des matériaux musicaux : on perçoit qu’ils relèvent de lois naturelles précédant l’autorité du compositeur, qui ne peut que se battre contre elles et faire sentir que le jeu en vaut la chandelle. De plus, en tant qu’organisme, ils possèdent leurs propres désirs auquel le compositeur peut accéder ou pas. Ainsi que Czernowin le suggère elle-même à propos de la nature physique de la relation entre sa main et la page : « c’est comme si le matériau musical et la main qui écrit pensaient et parlaient constamment ensemble, et nous avons la preuve de leur dialogue dans la forme que la pièce prend. »5 Cette note rappelle une affirmation de Bachelard : « La main aussi a ses rêves, elle a ses hypothèses. Elle aide à connaitre la matière dans son intimité. Elle aide donc à la rêver. » Et, comme l’affirme plus loin Bachelard à propos de la représentation poétique de l’eau : « il semble que ce soit l’eau qui rêve et se recouvre d’une végétation de cauchemar. Cette végétation est déjà induite par la rêverie dans la contemplation des plantes de l’eau. La flore aquatique est, pour certaines âmes, un véritable exotisme, une tentation de rêver un ailleurs, loin des fleurs du soleil, loin de la vie limpide. »6
Avec le temps, les défigurations à l’œuvre dans Afatsim sont devenues moins significatives et moins évidentes, mais l’intérêt pour le sous-cutané, et pour ce qui a presque totalement disparu et qui ne peut être saisi que par inférence, est resté. Czernowin affirme que les expériences d’écoute des musiques de Brian Ferneyhough, Alvin Lucier et Morton Feldman :
« nous permettent de viser une musique qui est en elle-même aux confins de notre perception ou qui est en elle-même un sismographe très sensible au seuil de notre perception où, alors que nous faisons l’expérience de nos limitations innées, émergent des blancs et des incongruités. Dans mon cas personnel, pour exprimer musicalement quelque chose de pertinent, je dois partir de ce point de vue7. »
Ceci a deux conséquences. En premier lieu, la musique s’intéresse à l’idée de silence. Même une musique que nous percevons comme très sonore est sans doute apte à approfondir ce que signifie, à un niveau différent, le silence (que nous rencontrons jamais qu’« auralement » de toute façon), tout comme un sismographe peut capturer des mouvements de la terre qui seraient autrement imperceptibles pour l’homme. En deuxième lieu, la musique s’intéresse à l’amplification ou au grossissement : on oblige le regard métaphorique de l’auditeur à faire un gros plan sur des matériaux en train de s’évanouir au moment précis où ils sont en train de disparaître et de se dissiper. Ceci est évident dans la pièce orchestrale The Quiet (2010), ce qui n’est pas surprenant au vu de son titre. L’orchestre y est divisé en trois groupes jouant simultanément. Cette division rappelle tout particulièrement le triptyque de Maim, car les courants aquatiques étranges de cette première pièce sont ici comme gelés au cœur de la violence presque silencieuse d’une tempête de neige. Ces courants, les glissandi de Maim, semblent contraints à l’immobilisme par une sorte de force gravitationnelle, même lorsqu’ils sont bloqués par une autre force. Dans The Quiet, ils possèdent une même force mais sont presque sans poids, remis en mouvement lorsqu’ils ralentissent ou se stabilisent. L’eau gelée des flocons de neige est en fait une autre forme de cristal.
Dire que l’œuvre de Czernowin est élémentaire ne signifie en aucun cas qu’elle est primitive. Pour être plus précis, il s’agit de souligner qu’il existe une dissemblance, une discontinuité radicale, entre la pensée scientifique primitive et la pensée artistique primitive. Ainsi que le note Bachelard : « si l’on s’intéresse au problème du point de vue de la psychologie, on verra vite que, paradoxalement, la primitivité en poésie est tardive. » Puis il poursuit en affirmant que « la poésie primitive doit créer son langage, qui doit toujours être contemporain de la création d’un langage, peut être gênée par le langage déjà appris. »8 Dès 1938 en effet, Bachelard « avait déjà décrit la fonction de la poésie comme une primitivité vécue à nouveau. »9 Les rêveries des alchimistes médiévaux sur les éléments évoquent immédiatement l’expérience sonore que peut susciter la musique de Czernowin : « avant la science, les gens expliquaient les phénomènes naturels par des analogies à propos de leurs propres corps, de leurs sentiments et de leurs rêves. Les minéraux tombaient malades, les alcooliques brûlaient spontanément comme de l’alcool, l’électricité était « vivante », etc. »10 La musique de Czernowin donne à entendre les « principes de la réalité » dont parlait Giordano Bruno dans sa théorie de la magie à la fin du XVIe siècle :
« En premier lieu, l’eau, l’abysse ou le Styx ; en deuxième lieu, la sécheresse, les atomes ou la terre (je ne parle pas du globe terrestre) ; en troisième lieu, l’esprit, l’air ou l’âme ; en quatrième, la lumière. Ces derniers sont si différents les uns des autres que, bien qu’unis et associés, parfois plus ou moins, parfois tous et parfois juste certains, l’un ne peut se transformer dans la nature de l’autre11. »
À l’instar de Bruno qui ne se réfère pas à la terre elle-même en tant qu’entité physique, la musique de Czernowin n’est pas une simple simulation de réalités physiques, même lorsque la compositrice parle de « concentration précise sur un seul geste physique » et « d’un examen profond de ce geste révélant les lois physiques étranges du monde dans lequel il existe et du corps qui l’exécute. »12 Il s’agit au contraire, d’un côté, d’une tentative de penser les aléas d’une matière impossible existant au sein des restrictions imposées par les lois du monde naturel et des corps qui le peuplent, et d’un autre côté, de (re)capturer, en deçà du rationnel, une réponse artistique face au monde tout en se souvenant que « les textes alchimiques présentent le mercure comme l’enfant (masculin) de l’eau (féminin), un enfant plus vieux qu’elle, mais aussi parfois comme l’enfant et le père de l’eau. Dans ces textes, le mercure se bat parfois contre son père, qu’il tue, pour le royaume. »13 De telles impossibilités ont très peu de place dans une vision scientifique et rationnelle du monde, mais sont précisément un thème cher à Czernowin. Ce qui la rapproche de manière plus profonde des alchimistes est que, bien que ses idées soient présentées sous forme poétique, elle ne sont pas (pas seulement) des métaphores. Czernowin nous dit que dans Sahaf (2008) pour saxophone, guitare électrique, piano et percussion :
« On peut penser à une rivière avec toutes sortes de déchets : du bois, du métal, du verre, des restes, ou autres. Au delta de la rivière tout se déverse dans un énorme moulin mais les morceaux durs ne se laissent pas simplement écraser. La machine commence à s’enrayer et la machinerie du moulin menace de céder, mais elle se libère et recommence à fonctionner avec plus de puissance… »
La compositrice poursuit en soulignant qu’il existe un niveau métaphorique, mais aussi un niveau où ces idées sont exprimées littéralement et musicalement : « cette image de la rivière peut être, en grande partie, facilement entendue dans la musique : l’enrayement de la machine, les détritus, peuvent être le hurlement d’une guitare électrique14. »
L’expérience sonore d’une pièce comme celle-là fait que de telles images ne peuvent pas êtres ramenées à une simple dichotomie entre le programmatique et le métaphorique. Ces métaphores ont en fait pris une forme matérielle et possèdent ainsi de vraies conséquences au-delà du domaine de la métaphore : « les voix de l’eau sont à peine métaphoriques ; […] le langage des eaux est une réalité poétique directe ; ses fleuves et ruisseaux sonorisent avec une étrange fidélité les paysages muets ; […] les eaux bruissantes apprennent aux oiseaux et aux hommes à chanter, à parler, à redire15 ».
Traduit de l’anglais par Gilles Rico
- Martin Iddon, « both/neither: On elements of and in Chaya Czernowin’s recent music », Maim (New York, Mode Records, 1 CD mode 219, 2010).
- Chaya Czernowin, Hidden (Schott: ED 56379, 2013-2014).
- Zohar peut aussi être traduit par « lumière » mais une lumière qui n’est pas celle liée au feu dans la tradition alchimique. Le Zohar est également un des textes fondateurs de la tradition kabbalistique.
- Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, Essai sur l’imagination de la matière (1942), réed. Livre de Poche, Paris, 1993, p. 8.
- Chaya Czernowin, « Compositional Ideas and Trajectories in Recent Works », Komponieren in der Gegenwart: Texte der 42. Internationalen Ferienkurse für Neue Musik 2004, éd. Jörn Peter Hiekel (Saarbrücken: Pfau, 2006), p. 24-38 (ici p. 25).
- Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, respectivement p. 145 et p. 160.
- Chaya Czernowin, « Compositional Ideas and Trajectories in Recent Works », art. cit., p. 25.
- Gaston Bachelard, Lautréamont, Paris, José Corti, 1939 (nouvelle édition augmentée, 1956), p. 53.
- Cristina Chimisso, Gaston Bachelard: Critic of Science and the Imagination (Londres : Routledge, 2001), p. 235.
- Cristina Chimisso, Gaston Bachelard, p. 90.
- Giordano Bruno, « On Magic » (tr. Richard J. Blackwell), in Cause, Principle and Unity and Essays on Magic, eds. Richard J. Blackwell and Robert de Lucca (Cambridge: Cambridge University Press, 1998 [vers 1588]), p. 103-142 (ici p. 118).
- Chaya Czernowin, note de programme pour Anea Crystal (Schott : ED 20538, 2008).
- Cristina Chimisso, Gaston Bachelard, p. 204.
- Chaya Czernowin, « Gespräch mit Chaya Czernowin », in Klangperspektiven, ed. Lukas Haselböck (Hofheim : Wolke, 2011), p. 249-255 (p. 251).
- Gaston Bachelard, L’eau et les rêves, p. 24.