Parcours de l'Ɠuvre de Edison Denisov

par Pierre RigaudiĂšre

Avec un prĂ©nom qui clame le positivisme scientifique et un nom qui lui rĂ©pond en forme d’anagramme presque exact, suggĂ©rant d’emblĂ©e un jeu combinatoire, Edison Denisov, nĂ© le 6 avril 1929 Ă  Tomsk, en SibĂ©rie, pouvait se croire prĂ©disposĂ© aux Ă©tudes scientifiques qu’il allait mener Ă  l’universitĂ© de sa ville natale. Sa passion pour les mathĂ©matiques, plus particuliĂšrement orientĂ©e vers l’analyse fonctionnelle et sanctionnĂ©e par des diplĂŽmes brillamment obtenus, aura sans doute contribuĂ© Ă  le faire apparaĂźtre, aux yeux des Occidentaux, comme le plus structuraliste des reprĂ©sentants de l’avant-garde musicale soviĂ©tique. Face en effet Ă  un Alfred Schnittke, qui n’allait faire qu’effleurer le dodĂ©caphonisme avant de se diriger vers un expressionnisme polystylistique postmoderne, ou Ă  une Sofia GoubaĂŻdoulina, qui devait affirmer plus tĂŽt et plus haut que lui sa spiritualitĂ©, Denisov, marquĂ© par le dodĂ©caphonisme viennois puis par le sĂ©rialisme boulĂ©zien Ă©tudiĂ©s dans la clandestinitĂ©, pouvait aisĂ©ment passer pour un tenant du constructivisme. Sa musique elle-mĂȘme vient cependant nuancer une telle image, parce qu’elle laisse transparaĂźtre clairement l’humanisme que le compositeur visait Ă  restaurer, et aussi parce que, bien qu’élaborĂ©e avec exigence et rigueur, elle ne procĂšde que trĂšs partiellement d’une Ă©laboration prĂ©-compositionnelle stricte et complexe ; elle est au contraire dominĂ©e par la mĂ©lodie, voire le lyrisme, et privilĂ©gie des schĂ©mas narratifs programmatiques.

HĂ©ritage et formation

L’intĂ©rĂȘt d’Edison Denisov pour la musique cĂŽtoie celui qu’il porte aux sciences depuis l’enfance. Il s’intĂ©resse en autodidacte Ă  la mandoline, Ă  la clarinette, puis au piano, instrument pour lequel il ne recevra de vĂ©ritables leçons de musique qu’à l’ñge de 15 ans, Ă  Tomsk. Il rĂ©vĂšre Glinka, et sa premiĂšre culture musicale est l'opĂ©ra. Des prĂ©ludes pour piano librement composĂ©s entre 1947 et 1949, comme les premiers essais de Lieder sur Heinrich Heine, Alexander Prokofiev et Avetik Isahakyan, tiennent de l’exercice de style1. Le premier diplĂŽme de musique obtenu en 1950 le fait dĂ©jĂ  hĂ©siter entre deux vocations. Dimitri Chostakovitch, sollicitĂ© par courrier en 1950, lui renvoie un Ă©cho trĂšs positif des partitions envoyĂ©es. AprĂšs une premiĂšre tentative prĂ©maturĂ©e, Denisov intĂšgre le Conservatoire de Moscou en 1951, oĂč il Ă©tudiera jusqu’en 1959 la composition avec Vissarion Chebaline, mais aussi le piano, l’analyse et l’instrumentation (NikolaĂŻ PeĂŻko). La musique occidentale contemporaine prĂ©sentĂ©e par Chebaline l’impressionne, mais parmi les diverses influences dĂ©tectables dans ses compositions des annĂ©es de conservatoire, exclues du catalogue, c’est l’influence de Dimitri Chostakovitch, suivie de celle de Stravinsky, qui domine. Un certain acadĂ©misme formel, tel qu’il apparaĂźt notamment dans une Symphonie en do majeur (1955) en quatre mouvements, n’empĂȘche pas l’émergence d’une apprĂ©ciable libertĂ© mĂ©lodique et harmonique. Non nĂ©gligeables en ce qui concerne son Ă©volution stylistique, des expĂ©ditions « folkloriques » organisĂ©es par le DĂ©partement de thĂ©orie mĂšnent Denisov Ă  l’Ouest de la Russie dans la rĂ©gion de Koursk Ă  l’étĂ© 1954, puis dans les rĂ©gions de l’AltaĂŻ et de Tomsk les Ă©tĂ©s suivants. Si des emprunts ponctuels aux sources collectĂ©es, textuelles ou musicales, se manifestent rapidement, puis, de façon plus stylisĂ©e dans Les Pleurs (1966), pour soprano, piano et percussion, oĂč s’opĂšre une intĂ©ressante synthĂšse entre un reliquat de vocabulaire inspirĂ© du Stravinsky de la pĂ©riode russe et un substrat sĂ©riel qui trahit l’influence du Marteau sans maĂźtre, on verra que la texture polyphonique dĂ©veloppĂ©e quelques annĂ©es plus tard se souvient de l’hĂ©tĂ©rophonie entendue Ă  Koursk.

AprĂšs un diplĂŽme obtenu au printemps 1956 et trois annĂ©es complĂ©mentaires au sein du mĂȘme conservatoire, Denisov estime que sa formation acadĂ©mique reste lacunaire. Il entreprend alors sa propre Ă©tude des compositeurs proscrits – Stravinsky, BartĂłk, Debussy, Hindemith, puis Schoenberg et Webern – pendant une annĂ©e de quasi-retraite oĂč sa production se rarĂ©fie.

Émancipation, synthùse et adaptation

AprĂšs cette phase d’absorption intensive, le compositeur semble hĂ©siter entre une grammaire dodĂ©caphonique dont les procĂ©dures rappellent celles de Schoenberg (notamment dans Musique pour onze instruments Ă  vent et timbales et les Variations pour piano de 1961), une logique intervallique inspirĂ©e de BartĂłk, et une esthĂ©tique motorique dans l’esprit de Chostakovitch. Alors que le Concerto pour flĂ»te, hautbois, piano et percussion (1963) conserve encore cette ambiguĂŻtĂ© stylistique, Le Soleil des Incas (1964), cantate pour soprano et ensemble instrumental, que le compositeur considĂšre comme son premier vĂ©ritable opus, marque un tournant dĂ©cisif pour l’affirmation de son langage comme pour sa reconnaissance internationale. Les six mouvements alternativement sans et avec voix, dotĂ©s en outre d’une instrumentation variable, dont les ancĂȘtres les plus illustres sont le Pierrot lunaire de Schoenberg et Le Marteau sans maĂźtre de Boulez, tĂ©moignent Ă  la fois d’un sens de la synthĂšse et de l’adaptation. Un dodĂ©caphonisme dans l’esprit de Schoenberg, bien qu’affranchi du principe strict de non-rĂ©pĂ©tition et donc d’égalitĂ© hiĂ©rarchique des notes constitutives d’une sĂ©rie d’ailleurs souvent utilisĂ©e de façon partielle, est dĂ©clinĂ© entre un discours pointilliste et un lyrisme vocal dĂ©terminĂ© par une pensĂ©e Ă©minemment mĂ©lodique. Cette pensĂ©e est liĂ©e Ă  la prĂ©dilection du compositeur pour l’écriture vocale, dont on note en outre, en dehors de l’utilisation du Sprechgesang, la conformation scrupuleuse Ă  l’intonation de la langue russe. La sĂ©rie, elle-mĂȘme considĂ©rĂ©e comme un rĂ©servoir de notes au sein duquel se dessine un parcours qui dĂ©termine des champs harmoniques, et couramment rĂ©ordonnĂ©e pour mettre ponctuellement en valeur certains types d’intervalles, ou une coloration modale, une logique intervallique ou thĂ©matique, n’a pas pour corollaire dominant le contrepoint, mais plutĂŽt la monodie accompagnĂ©e. EnvisagĂ©e d’une façon que l’on pourrait qualifier d’artisanale, la projection de l’organisation sĂ©rielle sur la dynamique et l'instrumentation ne peut pas ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme une tentative de sĂ©rialisme intĂ©gral. On note Ă©galement une lĂ©gĂšre indĂ©termination ponctuelle de l’écriture (ensemble de notes Ă  rĂ©pĂ©ter ad libitum, rythmes non notĂ©s), qui relĂšve de ce que Denisov thĂ©matise en 1986 sous l’appellation de « semi-mobilité » et rejoint le principe de l’« alĂ©atoire contrĂŽlé » dĂ©veloppĂ© par LutosƂawski Ă  partir de ses Jeux vĂ©nitiens (1961). Plus discrĂšte quoique dĂ©cisive, la conception fonctionnelle de la notation rythmique, permettant un jeu efficace sur la sĂ©grĂ©gation et la fusion des plans, constitue un apport technique important pour un compositeur qui tendra, quelques annĂ©es plus tard, Ă  se rĂ©fĂ©rer de plus en plus souvent Ă  la mĂ©taphore picturale des tĂąches de couleurs qu’il s’agit de mĂ©langer progressivement. Alors que son accueil officiel en URSS fut trĂšs frais et devait occasionner le blocage de l’exĂ©cution des Ɠuvres ultĂ©rieures, cette Ɠuvre devint emblĂ©matique en Europe, et sa crĂ©ation l’annĂ©e suivante Ă  Darmstadt par Bruno Maderna, puis au Domaine musical par Pierre Boulez, marqua la reconnaissance internationale d’un compositeur qui devenait quasiment l’effigie de la rĂ©sistance artistique au totalitarisme.

Se succĂ©deront Ă  intervalles rapprochĂ©s, dans l’élan de cette nouvelle force expressive, les Chansons Italiennes (1964), pour voix et ensemble, oĂč la mĂȘme utilisation souple de la sĂ©rie rĂ©unit, « entre Webern et Stravinsky2 », pointillisme, stylisation de musique populaire et mĂȘme une fin Ă  tendance bruitiste Ă  laquelle le compositeur ne donnera jamais suite, puis Crescendo et diminuendo (1965), pour clavecin et douze cordes, oĂč rĂšgne majoritairement un chromatisme mĂ©lodique qui se gĂ©nĂ©ralisera pour devenir une signature stylistique. Quelques clusters, envisagĂ©s comme Ă©tat ponctuel de saturation chromatique, cĂŽtoient ici une notation trĂšs partiellement indĂ©terminĂ©e, reposant sur des modules Ă  rĂ©pĂ©ter ad libitum. Le Studio de musique Ă©lectronique du MusĂ©e Scriabine, ouvert Ă  Moscou en 1966, donnera Ă  Denisov l’occasion de se pencher sur le synthĂ©tiseur ANS dĂ©veloppĂ© par Evgeny Murzin, expĂ©rience dont il subsiste une trace dans Chant des oiseaux (1969), pour piano prĂ©parĂ© en bande, mais qui n’aura d’autre postĂ©ritĂ© que, bien plus tard et Ă  l’invitation de l’Ircam, la piĂšce mixte Sur la nappe d'un Ă©tang glacĂ© (1991), pour ensemble instrumental et bande. L’écriture en quarts de ton fait sa premiĂšre apparition avec la Musique romantique (1968), pour hautbois, harpe et trio Ă  cordes, oĂč un vocabulaire globalement dodĂ©caphonique est animĂ© par l’expressivitĂ© effusive que suggĂšre effectivement le titre. En comparaison, l’Ode (1968), pour clarinette, piano et percussion, bien qu’également lyrique, tranche par sa sobriĂ©tĂ© et par la concentration de son discours. La production de cette dĂ©cennie s’achĂšve avec le Trio Ă  cordes (1969) dont l’atonalitĂ© libre, qui donne lieu Ă  une Ă©criture pleine et homogĂšne, non dĂ©nuĂ©e d’un certain goĂ»t pour le pathos, vĂ©hicule un sentiment de mĂ©lancolie oĂč il est tentant de reconnaĂźtre l’empreinte de Chostakovitch. Le Quintette Ă  vent inaugure, la mĂȘme annĂ©e, le recours local Ă  une mĂ©trique non fixĂ©e. À ce point de l’évolution stylistique du compositeur, le sĂ©rialisme, dont Denisov apparaĂźt attachĂ© Ă  l’esprit plus qu’à la lettre, et l’hĂ©ritage russe du mĂ©lodisme, qui jusque-lĂ  se cĂŽtoyaient plutĂŽt en une opposition bipolaire, semblent prĂȘts non pas Ă  fusionner, mais plutĂŽt Ă  se sublimer en un nouvel idiome dont les contours sont dĂ©jĂ  tracĂ©s.

Ouverture et intégration

Le dĂ©but de la dĂ©cennie 1970 coĂŻncide avec la gĂ©nĂ©ralisation d’un matĂ©riau et d’une texture que l’on peut dĂ©signer, dans leur association, par le vocable « contrepoint chromatique Ă  dominante non thĂ©matique3 ». Des figures chromatiques croisĂ©es rappellent celles qui ont cours chez BartĂłk, sous couvert de modalitĂ©, polymodalitĂ© ou atonalitĂ©, mais se cristallisent frĂ©quemment sur des motifs du type BACH (sib, la, do, si) ou DSCH (rĂ©, mib, do, si, pour « Dimitri Chostakovitch ») et EDS (mi, rĂ©, mib, pour « Edison Denisov »). Plus tard se cristallisera une cellule mĂ©lodique, dĂ©tachĂ©e cette fois de toute symbolique littĂ©rale, qui apparaĂźt au climax expressif de plusieurs Ɠuvres : rĂ©, mib, lab, fa#, sol, la. Cette conception du motif ne semble pas non plus dĂ©pourvue de connexions avec le principe de la fragmentation sĂ©rielle, qui permettait Ă  Webern d’obtenir de petites entitĂ©s mĂ©lodiques dĂ©duites les unes des autres.

Un tel contrepoint instaure une Ă©criture rythmique fondĂ©e sur la non-coĂŻncidence verticale, et donc une texture flottante qui peut ĂȘtre reliĂ©e Ă  l’hĂ©tĂ©rophonie entendue dans les chants paysans, lors des voyages d’étude. Les termes dans lesquels Denisov Ă©voque ces traditions musicales (« des chants de village basĂ©s sur la gamme par tons » oĂč « les paysans chantent en mĂȘme temps quelques variantes de la mĂȘme mĂ©lodie, parfois avec des secondes mineures, parfois avec des secondes majeures, mais jamais avec des accords de tierces4 ») n’étaient qu’assez faiblement l’hypothĂšse selon laquelle le compositeur aurait pu avoir une approche analytique et ethnomusicologique de ce rĂ©pertoire vocal, et incite donc Ă  une certaine prudence concernant l’estimation de son influence rĂ©elle. Dans le Trio avec piano (1971), la microtonalitĂ©, dont il faut prĂ©ciser qu’elle n’est jamais envisagĂ©e comme un Ă©lĂ©ment de grammaire, mais comme une « ouverture secrĂšte vers une expression beaucoup plus intime5 », est associĂ©e Ă  une luminositĂ© douce qui suggĂšre l’intĂ©rioritĂ© et correspond au type discours Ă  la fois le plus condensĂ© et le plus sobre que l’on puisse rencontrer chez Denisov. Elle est opposĂ©e Ă  un principe de prolifĂ©ration chromatique qui rappelle le Quatuor Ă  cordes n° 2 de Ligeti ou Ă  un discours plus nerveux et fragmentĂ©, fortement marquĂ© par une coloration dodĂ©caphonique.

Le matĂ©riau « chromatique Ă  dominante non thĂ©matique » Ă©voquĂ© plus haut est manifestement motivĂ© par une Ă©criture plus globalisante, qui permet Ă  la fois une logique de l’objet et de l’enveloppe. Si la ligne subsiste, elle est plutĂŽt considĂ©rĂ©e comme une « Hauptstimme6 », un guide mĂ©lodique destinĂ© Ă  ĂȘtre Ă©toffĂ© pour devenir un contrepoint de textures ou d’objets, que le compositeur a parfois dĂ©crit comme des « tĂąches de couleur vers lesquelles [il] doit [se] diriger7 ». L’influence de la micropolyphonie de Ligeti d’une part, celle de l’école polonaise des masses orchestrales d’autre part, que Denisov a toutes deux toujours tenu Ă  relativiser, est patente. On trouve gĂ©nĂ©ralement cette globalisation de l’écriture dans les concertos, genre dans lequel le compositeur a abondĂ© Ă  partir du dĂ©but des annĂ©es 1970. Le Concerto pour violoncelle (1972), d’un seul tenant, synthĂ©tise la microtonalitĂ©, l’utilisation intensive du motif BACH, l’écriture par blocs et permet en outre d’observer un intĂ©ressant canon rythmique flottant (mesures 117 et suivantes). La focalisation sur la note rĂ© (D, pour « *Deus *») illustre une symbolique assez rudimentaire oĂč l’on peut voir avant tout l’expression d’une gnose personnelle sur laquelle le compositeur n’a guĂšre fourni de commentaires dĂ©veloppĂ©s. Deux ans plus tard se manifeste dans le Concerto pour piano une virtuositĂ© solistique qui n’a aucun Ă©quivalent dans les opus ultĂ©rieurs. Le substrat chromatique dominant laisse place Ă  quelques sections d’un pointillisme dodĂ©caphonique qui cĂŽtoie cependant (Adagio) une section avec vibraphone oĂč il est difficile de ne pas entendre l’écho de l’activitĂ© du compositeur dans le domaine de la musique de film, puis un passage fortement jazzy avec batterie, dont semble s’ĂȘtre souvenue Sofia GoubaĂŻdoulina dans son trĂšs kitsch Concerto pour deux orchestres (1976). Parmi les nombreux concertos composĂ©s jusqu’à l’annĂ©e 1989, se distinguent le Concerto piccolo pour quatre saxophones successifs et six percussions (1977), oĂč rĂ©apparaĂźt une indĂ©termination rythmique partielle telle qu’elle avait Ă©tĂ© expĂ©rimentĂ©e la dĂ©cennie prĂ©cĂ©dente, et pour son homogĂ©nĂ©itĂ© et sa directionnalitĂ© accusĂ©e, le Concerto pour clarinette (1989).

VĂ©ritable cycle de variations sur le canon Ă©ponyme de Haydn, Tod ist ein langer Schlaf (1982) met en scĂšne l’émergence, dans un contexte chromatique, d’un thĂšme tonal. Bien qu’il s’inscrive plutĂŽt dans la tradition du choral variĂ©, le quatriĂšme mouvement du Concerto pour alto (1986) produit un effet de mĂȘme nature avec l’orchestration de l’Impromptu D. 935 de Schubert, et rĂ©vĂšle de la mĂȘme façon la position ambiguĂ« de Denisov quant Ă  l’usage des citations, qu’il dit ne pas aimer, sauf chez Zimmermann, mais auxquelles il recourt cependant parfois, prenant soin de les considĂ©rer comme des « citations nĂ©cessaires au programme intĂ©rieur de la musique8 ».

La production symphonique met mieux encore en Ă©vidence une Ă©criture globalisante, qui exploite non seulement les effets de masse, mais aussi le jeu sur les oppositions et les gradations entre fusion et sĂ©grĂ©gation des lignes et des timbres. AprĂšs Peinture (1970), piĂšce inspirĂ©e par une toile du peintre et ami Boris Birger, Aquarelle (1975), pour vingt-quatre instruments Ă  cordes, se caractĂ©rise de façon quasi graphique par des convergences et des repliements, des rencontres d’objets dont les modalitĂ©s d’enchaĂźnement peuvent schĂ©matiquement ĂȘtre rĂ©duites aux procĂ©dĂ©s du cut et du fondu-enchaĂźnĂ©, le tout colorĂ© par une Ă©criture microtonale qui atteint ici l’apogĂ©e de sa sophistication. Fruit d’une commande de Daniel BarenboĂŻm, la Symphonie (1987), dont le dĂ©but Ă©voque de façon troublante la Symphonie n° 6 de TchaĂŻkovski avant de prendre un tour plus postromantique, paraĂźtra, par contraste, plus acadĂ©mique.

CĂ©lestin DeliĂšge pointe chez Denisov, Ă  propos des Ɠuvres des annĂ©es 1980 et 1990, une « écriture tournĂ©e vers le XIXe siĂšcle, que jamais il n’aurait admise quand il Ă©tait le musicien soviĂ©tique, ami de l’Occident », une Ă©criture qu’il suppose sous-tendue par un dĂ©sir de reconnaissance dans un contexte politique, la Russie de Gorbatchev, bien moins hostile Ă  son Ă©gard. Si cette critique, que l’on devine animĂ©e par un certain historicisme adornien, vise assez lĂ©gitimement certains des concertos, le fait que le musicologue associe la musique religieuse de Denisov, son Requiem (1980) en tĂȘte, Ă  une « rĂ©gression vers le passĂ©9 » introduit un critĂšre gĂ©nĂ©rique lĂ  oĂč il semble que l’on pourrait justement invoquer, chez le compositeur russe, un critĂšre fonctionnel, en l’occurrence la dimension dramaturgique, comme Ă©lĂ©ment unificateur du style. L’effectif mobilisĂ© puise autant dans la tradition liĂ©e au genre (orchestre, deux solistes vocaux, chƓur et orgue), qu’il ne s’en dĂ©marque (prĂ©sence dans l’orchestre de deux saxophones – soprano et alto –, quatre percussionnistes, guitare Ă©lectrique et guitare basse). De mĂȘme, le cycle poĂ©tique de Francisco Tanzer qui alimente l’Ɠuvre, mĂȘme s’il a Ă©tĂ© largement remaniĂ© et s’est vu adjoindre d’autres sources textuelles (des fragments du Psaume 32 et de la messe de Requiem), rĂ©unit trois langues (français, anglais et allemand) et Ă©largit le pĂ©rimĂštre spirituel du Requiem au domaine profane. L’ancrage tonal, parfois trĂšs appuyĂ©, ramĂšne de façon quasi systĂ©matique, au moyen de processus extrĂȘmement lisibles – émergence, obscurcissement, effet de masque – à la valeur symbolique du ton de rĂ© majeur (lĂ  encore D = « *Deus *»), fil rouge qui unit et oriente les cinq phases exposĂ©es par le texte, correspondant aux cinq parties : naissance, enfance, amour, famille et mort. Comme substrat de ces poches tonales particuliĂšrement saillantes, on retrouve le matĂ©riau chromatique neutre et polyrythmique dĂ©jĂ  plusieurs fois Ă©voquĂ©, Ă©ventuellement associĂ© Ă  un processus de prolifĂ©ration et affinĂ© par son extension microtonale.

Le lien qui unit le *Requiem et l’opĂ©ra L'Écume des jours (1981, crĂ©ation Ă  Paris en 1986), dont le projet remonte au dĂ©but des annĂ©es 1970, est particuliĂšrement intĂ©ressant. Sorte d’enclave compositionnelle, le premier fut couchĂ© sur le papier en dix-huit jours entre la rĂ©daction de deux actes du second. L’opĂ©ra, momentanĂ©ment interrompu dans sa conception par le jaillissement du *Requiem, partage avec lui certaines rĂ©fĂ©rences religieuses tout Ă  fait Ă©trangĂšres, on s’en doute, au texte de Boris Vian, dont a d’ailleurs Ă©tĂ© « extirp[Ă©e] toute allusion hostile Ă  la religion et au respect dĂ» Ă  la personne du Christ10 ». Le livret, rĂ©digĂ© par le compositeur Ă  partir du roman et de textes de chansons, contient Ă©galement, entre autres, des interpolations de fragments du Credo et du Gloria de l’ordinaire de la messe. Sans vĂ©ritablement se rapprocher de l’esthĂ©tique polystylistique de Schnittke, il recourt ponctuellement Ă  la citation, convoquant Wagner (l’accord dit « de Tristan ») et Chloe d’Ellington (tableau 3). La partition intĂšgre une valse (tableau 2, « La patinoire Molitor »), dont le glissement graduel vers une texture polyrythmique et le retour Ă  l’aspect initial offrent un exemple significatif de la façon dont le compositeur peut parfois appliquer, Ă  des fins dramaturgiques, une distorsion Ă  un emprunt stylistique. Les voix, intĂ©grĂ©es parfois de façon quasi instrumentale Ă  des textures globales, relĂšvent plus largement d’un traitement en rĂ©citatif souple, oĂč transparaĂźt l’admiration que portait Denisov Ă  Debussy, dont il a d’ailleurs proposĂ© plus tard une orchestration de l’opĂ©ra inachevĂ© Rodrigue et ChimĂšne (OpĂ©ra de Lyon, 1993). Suivront, tout aussi imprĂ©gnĂ©s de culture française, Confession (1984), ballet en trois actes d’aprĂšs Alfred de Musset, et Les quatre filles (1986), opĂ©ra d’aprĂšs Picasso, sur un livret en français incluant des textes de Char et Michaux.

Avec les cycles pour voix et piano, dont la composition est concentrĂ©e entre 1970 et 1982, on accĂšde Ă  un versant plus intimiste de la musique de Denisov, oĂč l’écriture, plus dĂ©pouillĂ©e, semble pourtant gagner en densitĂ©. Ce que DeliĂšge y analyse comme une « poĂ©tique de l’image et du contenu11 » reflĂšte sans doute une passion pour la poĂ©sie russe et pour la musique vocale de Glinka. Denisov place au pinacle la poĂ©sie de Pouchkine, de Blok et de Vvedenski, ce dernier, dont la quasi-totalitĂ© de l’Ɠuvre a disparu, considĂ©rĂ© comme supĂ©rieur Ă  Pasternak, Mandelstam, Akhmatova et Tsvetaieva. Les Deux Chants sur Bounine (1970), qui associent nuit, froid et tristesse, rĂ©vĂšlent une Ă©criture oĂč la voix, bien que porteuse du texte et du lyrisme, s’intĂšgre en tant que ligne autonome dans un rĂ©seau contrapuntique (« Automne »). Dix ans plus tard, Ton Image charmante, cycle de dix mĂ©lodies sur des poĂšmes de Pouchkine, Ă©voque plutĂŽt l’écriture verticale en valeurs rythmiques simples, assez frĂ©quente dans les mĂ©lodies de Moussorgski, jusqu’à rappeler de façon fugace (n° 9) la premiĂšre des Enfantines, qui est justement Ă  compter parmi les trois cycles moussorgskiens orchestrĂ©s par Denisov. Par leur nombre, les vingt-quatre mĂ©lodies de Sur un brasier de neige (1981), sur des poĂšmes d’Alexandre Blok, rĂ©sonnent comme un Ă©cho du Winterreise de Schubert. Cycle remarquablement homogĂšne, il apparaĂźt aussi comme un sommet d’équilibre entre une Ă©criture vocale sobre et fluide et un piano qui, selon les besoins expressifs, se met en retrait pour offrir un simple soubassement harmonique, dialogue avec elle pour produire une texture polyphonique ou se fait plus imagĂ©, effusif et virtuose.

Le pédagogue

Denisov a enseigné au Conservatoire central de Moscou dÚs la fin de ses propres études dans cet établissement en 1959, sans se voir confier de véritable classe de composition avant 1992. Affecté à des classes de théorie, analyse, lecture de partitions ou instrumentation, qui se transformeront avec certains étudiants en cours officieux de composition, il jouera néanmoins un rÎle de passeur et de guide esthétique de tout premier plan.

Alors que les tĂ©moignages de ses Ă©tudiants sont unanimes Ă  louer l’acuitĂ© de son sens pĂ©dagogique, ses Ă©crits publiĂ©s par les circuits officiels attestent une approche assez acadĂ©mique de la musicologie. PubliĂ© en 1982, l’ouvrage Les Percussions dans l’orchestre contemporain suit un cheminement historique qui puise chez les aĂźnĂ©s (Stravinsky, BartĂłk, les Viennois, Prokofiev et Chostakovitch), puis chez les compositeurs occidentaux (Ives, Orff, Boulez, Stockhausen, Nono, Berio, Castiglioni, Amy, Dutilleux) et soviĂ©tiques (parmi lesquels figure, aux cĂŽtĂ©s de Khatchaturian, Eshpai, Petrov, Boris TchaĂŻkovski, Mansurian, KnaĂŻfel, Schnittke et Chtchedrin, le fameux Tikhon Khrennikov, qui fut son censeur et dĂ©tracteur le plus obstinĂ© et le plus puissant), un nombre important d’exemples qui relĂšve davantage du catalogue que d’une pensĂ©e synthĂ©tique. Plus dense, La Musique contemporaine et les problĂšmes de l’évolution des techniques de composition (Moscou, 1986) consiste, toujours selon une perspective historique, en une sĂ©rie d’essais dont on retient notamment celui sur la mobilitĂ©, qui part du XVIIIe siĂšcle pour arriver rapidement Ă  Boulez. De façon rĂ©vĂ©latrice, le compositeur se concentre Ă©galement sur « quelques types de mĂ©lodisme dans la musique contemporaine », de Reger Ă  Cowell et Boulez, sur « le jazz et la nouvelle musique », et aprĂšs un dĂ©tour par l’opĂ©ra Von Heute auf Morgen de Schoenberg, se montre avec les Variations op. 27 de Webern un analyste trĂšs pointu.

Humanisme et spiritualité

Il est difficile de dissocier totalement du contexte politique dans lequel s’inscrivait l’activitĂ© crĂ©atrice de Denisov les concepts esthĂ©tiques et philosophiques qui la sous-tendent. C’est prĂ©cisĂ©ment dans l’aprĂšs-1948, annĂ©e de la rĂ©solution du ComitĂ© central du PCUS qui dĂ©finit les contours du jdanovisme musical et pourfend le « formalisme », que le jeune compositeur s’insĂšre dans une vie musicale oĂč l’on ne peut exister sans adhĂ©rer aux dogmes esthĂ©tiques qu’à l’écart des circuits officiels et, sinon dans la clandestinitĂ©, du moins sans le moindre soutien. Figurer en novembre 1979, comme sa consƓur Sofia GoubaĂŻdoulina, dans la liste noire des « Sept de Khrennikov » n’aura changĂ© que bien peu de son quotidien, lui qui Ă©tait dĂ©jĂ  interdit d’édition et d’exĂ©cution depuis 1966. Denisov a cependant aussi soulignĂ© les aspects positifs de l’Union des compositeurs, dont il Ă©tait devenu au milieu des annĂ©es 1980 l’un des sept secrĂ©taires, et qui mettait assez facilement Ă  sa disposition ses datchas, ce qui lui a valu de composer une part importante de sa musique Ă  Sortavala, en CarĂ©lie.

Le nouvel humanisme auquel en appelle Denisov peut apparaĂźtre comme une rĂ©sistance aux effets dĂ©shumanisants d’une bureaucratie dogmatique et arbitraire. Fondamentalement, il s’inscrit dans le mouvement de rĂ©action d’une poignĂ©e de compositeurs de la mĂȘme gĂ©nĂ©ration Ă  la sĂ©cularisation de l’art et de la pensĂ©e en gĂ©nĂ©ral, nĂ© du besoin d’affirmer une certaine sacralitĂ© de l’art et une spiritualitĂ© personnelle.

Alors que la revendication d’une spiritualitĂ© recouvre chez lui de façon beaucoup moins univoque que chez Sofia GoubaĂŻdoulina l’expression d’une foi religieuse, peut-ĂȘtre faut-il rechercher aussi chez Berdiaev, bien qu’il soit difficile d’évaluer l’importance qu’avait pour lui ce philosophe, le lien avec une spiritualitĂ© russe envisagĂ©e comme une cognition mystique et purement intĂ©rieure de l’existant, insĂ©parable de la rĂ©alitĂ©. Denisov ne semble en tout cas jamais s’ĂȘtre projetĂ© dans un idĂ©al de « musique pure » et a au contraire volontiers invoquĂ© une dramaturgie implicite, qui se traduit bien souvent par un modĂšle narratif simple – ambiguĂŻtĂ© (tĂ©nĂšbres), crise, rĂ©solution cathartique – liĂ© Ă  l’idĂ©e de cheminement intĂ©rieur Ă  travers les tĂ©nĂšbres.


  1. Voir Ă  ce sujet Yuri Kholopov et Valeria Tsenova, Edison Denisov, Chur, Harwood Academic Publishers, 1995. Cet ouvrage demeure Ă  ce jour le plus complet, notamment en ce qui concerne la biographie et les Ɠuvres de jeunesse, consacrĂ© au compositeur.
  2. CĂ©lestin DeliĂšge, Cinquante ans de modernitĂ© musicale : de Darmstadt Ă  l’Ircam, Sprimont, Mardaga, 2003, p. 336.
  3. Pierre RigaudiÚre, Tradition et modernité chez Edison Denisov, Mémoire de DEA, Paris, 1993, EHESS / ENS / IRCAM.
  4. Jean-Pierre Armengaud, Entretiens avec Denisov, Paris, Plume, 1993, p. 38.
  5. Ibid., p. 142.
  6. Entretien avec Pierre RigaudiÚre, à Paris, le 23 février 1993 (inédit).
  7. Id.
  8. Jean-Pierre Armengaud, Entretiens avec Denisov, op. cit., p. 129.
  9. Célestin DeliÚge, Cinquante ans de modernité musicale, op. cit., p. 337
  10. Ibid., p. 338.
  11. Ibid., p. 339.
© Ircam-Centre Pompidou, 2016


Vous constatez une erreur ?

IRCAM

1, place Igor-Stravinsky
75004 Paris
+33 1 44 78 48 43

heures d'ouverture

Du lundi au vendredi de 9h30 Ă  19h
Fermé le samedi et le dimanche

accĂšs en transports

HĂŽtel de Ville, Rambuteau, ChĂątelet, Les Halles

Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique

Copyright © 2022 Ircam. All rights reserved.