Parcours de l'œuvre de Frédéric Durieux

par Michel Rigoni

« La perception dans le langage musical d’aujourd’hui est certainement l’un des enjeux primordiaux qui se pose à la génération de compositeurs à laquelle j’appartiens. Quelles que soient les esthétiques, il me semble que nous nous situons tous en fonction de cette problématique : soit l’on considère l’écriture comme moyen de perception, soit cette dernière découle de l’écrit. » 1

Ces propos de Frédéric Durieux le situent comme un représentant typique de cette génération née dans les années 50 et dépositaire d’un héritage riche, mais parfois encombrant. Assumer la refondation radicale du langage musical réalisée il y a quarante ans, avec son écriture implacable, et retrouver parallèlement certaines potentialités de la musique du passé mises de côté par les musiciens sériels n’est pas une mince affaire. A toute génération se pose la nécessité de clarifier le discours musical, démarche qui a pour effet de battre en brèche la recherche effrénée dans l’invention pure. Peu enclin cependant à une simple restauration de formules éprouvées, Frédéric Durieux prend aussi bien son miel chez les pionniers des années 50 que dans une tradition plus ancienne. Il va ainsi se placer dans le sillage de Boulez, Berio ou Carter, et, pour le début du vingtième siècle, il se réfère à Webern pour sa pureté, à Berg dans sa relation au geste. Son goût pour un grand raffinement dans l’harmonie et sa souplesse dans l’invention le rattachent à Debussy, et plus généralement à cette tradition harmonique qui a traversé le siècle, de Messiaen à la musique dite spectrale.

Les années d’acquisition

C’est au Conservatoire national de région de Grenoble, où il passe son adolescence, que Frédéric Durieux obtient ses prix d’écriture en 1981. Il poursuit ses études au Conservatoire national supérieur de musique de Paris où il travaille la composition avec Ivo Malec et l’analyse avec Betsy Jolas. Il obtient un premier prix d’analyse avec Eclat de Pierre Boulez, œuvre qu’il avait vu diriger par le compositeur en 1976. Cette découverte musicale va déterminer en partie l’orientation esthétique du compositeur. Parmi ses premières réalisations, Frédéric Durieux considère Exil II (1983, révision 1984) comme son opus 1. Elle est écrite pour soprano, contralto et treize instruments. la partie chantée est fondée sur un poème d’Yves Bonnefoy, Deux barques. Dans cette période, le jeune créateur s’enquiert des influences qui lui permettront de se révéler musicalement. Il s’est souvenu, comme nombre de compositeurs récents confrontés à la relation poésie/musique, des Improvisations sur Mallarmé de Boulez, à travers des gestes intrumentaux comme les échanges discursifs entre vibraphone et marimba. Et l’écriture est encore largement tributaire du sérialisme. D’autre part, l’œuvre se caractérise, d’une séquence à l’autre, par une grande variété dans les combinaisons de timbres, signe d’un désir de plus grande mobilité dans le discours. Exil II, à l’instar d’Eclat, connaît des zones d’aléatoire, mais il n’y a pas la forme ouverte, car le déroulement des événements est strictement déterminé.

Ecrite pour le prix de composition du conservatoire, Macle (1985-1986), pour grand orchestre, est une pièce aux antipodes d’Exil II. Elle montre à l’évidence la prédilection du compositeur pour la masse orchestrale. Il use avec délectation de toutes les possibilités, des groupes petits jusqu’à l’effectif global. Le titre même de Macle, s’il rend hommage à Ivo Malec par le jeu de l’anagramme, renvoie à l’idée d’association de cristaux de mêmes espèces, orientés différemment. Le début de Macle est typique de la musique symphonique des années 80 avec un grand accord général en un geste issu de la musique spectrale. Si, par son goût pour l’harmonique, Frédéric Durieux s’affilie aux spectraux, il s’est toujours montré réservé à l’égard du processus dans l’élaboration d’une musique fondée sur des progressions trop prévisibles de type dissolution/réélaboration d’un timbre global. Ainsi préfère-t-il se référer à Boulez, et aussi à Varèse, pour l’explosion finale qui naît des tensions accumulées tout au long de l’œuvre.

Parcours en déploiement

Parcours pluriel(1987) est une partition importante, en ce sens qu’elle représente un trait d’union entre la période d’acquisition et*Seuil déployé(1988-1989), première pièce dans laquelle le compositeur estime penser réellement dans son langage. On y perçoit la volonté de passer du mélange d’influences à une unification du discours autour de repères forts. Ainsi se mettent en place des structures jouant sur la mémoire de l’auditeur. On constate un lien flagrant entre figuration (par exemple : jeu saccadé du piano, accords trillés à l’orchestre, etc.), tempo et écriture harmonique ; la reconnaissance de ces phénomènes à l’écoute permet de tracer le parcours de l’œuvre.Parcours plurielest une pièce mixte qui confronte l’ensemble instrumental à des sons synthétiques. La partie électronique des claviers est comme un double de l’instrumental, prolongeant ainsi ses propositions. L’essence même de ces instruments permet de traiter plusieurs timbres/rythmes/textures simultanément, avec une extension non négligeable des échelles et des timbres, ce qui était impossible auparavant.Parcours pluriela été réalisée à l’Ircam, et à compter de cette pièce l’électronique sera presque toujours présente dans la musique pour ensemble de Frédéric Durieux. On trouve en outre une association de claviers et percussions résonantes - vibraphone, marimba, harpe et piano - qui crée au sein de l’orchestre un timbre caractéristique déjà présent dansExil IIet qui reviendra constamment dans l’instrumentarium de Durieux, particulièrement dansSeuil déployé*.

La conquête des outils du langage musical étant accomplie, le compositeur conçoit plus consciemment sa démarche compositionnelle. Seuil déployé représente une étape supplémentaire et constitue le point de départ d’une évolution qui va concerner les six œuvres qui suivront, par déduction de la forme et du matériau. Seuil déployé, composé pour vingt-deux instrumentistes, tire au départ sa substance du solo de piano de Parcours pluriel. Le titre est en soi riche de signification. Il fait encore référence à la poésie d’Yves Bonnefoy, et renvoie à ce « leurre du seuil, ce lieu qui se déploie sur d’autres passages toujours en devenir 2. » Nommé pensionnaire à la villa Médicis à Rome en 1987, où il compose l’œuvre, Frédéric Durieux se trouve déjà dans une nouvelle phase. Matériau de base de la pièce, un accord de sept notes va proliférer, engendrant d’autres accords qui vont innerver le développement musical en créant la trame harmonique. Ce type d’élément que Frédéric Durieux appelle code génétique n’est pas, comme dans la musique post-sérielle, le matériau fondateur qui porte en lui la forme et les développements de l’œuvre. La conception de Durieux est plus souple et la permanence des accords basiques tout au long de la pièce (principe des « spectres gelés ») contribue à créer un sentiment de continuité dans la perception et joue sur la mémoire. Seuil déployé est constitué de trois parties. La première se présente comme l’élaboration progressive d’un timbre global, du piano vers la masse de l’orchestre, la deuxième s’articule autour du contraste entre timbre saturé et suspension du temps dans la résonance. La troisième partie voit l’émergence d’une clarinette solo, faisant pendant au solo initial du piano.

Trois mois après la création de Seuil déployé, une nouvelle version est présentée. Quelques pages sont rajoutées, prolongeant les résonances des accords, dans les diaprures chatoyantes de figurations au caractère « très lent et frémissant » qui deviendront une signature du compositeur.

Ad marginem

« La série des œuvres Marges développe d’une pièce à l’autre plusieurs caractéristiques communes : un instrument soliste, une forme et une durée volontairement resserrée, enfin l’étude de techniques d’écriture également restreintes 3. » Les pièces du cycle Marges I à IV prolifèrent par dérivation de Seuil déployé.

Marges I(1989) est écrite pour clavecin amplifié et percussionniste. Cinq sections s’enchaînent, reproduisant en une version comprimée dans le temps les principaux épisodes de*Seuil déployé, et utilisant un matériau harmonique identique.Marges II(1989), pour piano et neuf instruments, est une paraphrase deMarges Iet, de ce fait, selon l’expression même du musicien, « un petit-enfant deSeuil déployé». Les divers moments de la pièce originelle sont réexaminés sous l’aspect d’une construction en quatre panneaux dont le quatrième est nettement plus développé.Marges IV(1992), pour piano seul, provient à la fois deSeuil déployéet deMarges II. Le premier volet reprend intégralement la partie de piano deSeuil, et le second la quatrième section deMarges II. « Il m’a semblé intéressant de présenter seul ce qui était enfoui ou difficilement cernable, un peu comme une mise à nu 4. » Ainsi le début et la fin deSeuil déployésont présentés dansMarges IVen proximité dans le temps. Dernier descendant de cette généalogie musicale,(1989), pour clarinette seule, est le trait d’union entre ce qui a précédé et la nouvelle génération d’œuvres dominées parLà, au-delà. Une figure rythmique régulière spécifique desera reprise pour donner naissance àMarges III*.

Au-delà des Marges

Le fait que la chronologie place Marges III (1989-1990) entre Marges II et IV est trompeur, tant cette pièce est éloignée du cycle. La formule initiale du hautbois inaugure un discours dans lequel le compositeur semble vouloir accentuer le caractère perceptible des éléments. De plus, il n’y a désormais plus stricte adéquation entre les blocs harmoniques, figurations et tempi ; chaque composante peut dériver d’une structure à l’autre 3. La mélodie initiale du soliste tend à s’effacer pour ne reparaître qu’à la fin comme un thème principal à l’issue d’un cycle de variations. Dans l’écriture de l’ensemble instrumental, Durieux pousse loin l’effet d’hétérophonie qui fait miroiter en une résonance brillante la voix du hautbois, en reprenant ses figurations et ses hauteurs avec des décalages rythmiques et des effets de tenues. Marges III est l’étape décisive avant Là, au-delà (1990-1991, révision 1991-1992), œuvre de toutes les interrogations pour le compositeur.Commande de l’Ensemble intercontemporain, Là, au-delà connaîtra deux versions. Dans cette musique, qui se déploie sur plus de vingt minutes, Frédéric Durieux a cherché à jouer encore plus sur le phénomène mémoriel, et sur l’absence et le retour de figurations et de tempi bien typés. Il en résulte une sensation de mouvance et d’avancée par vagues du discours, plus que de renouvellement dans les idées musicales, ce qui n’a pas satisfait le compositeur.

Les pièces qui vont suivre seront marquées par un climat de tristesse causé par la disparition du chorégraphe Dominique Bagouet, avec lequel le compositeur avait un projet de spectacle qui lui tenait particulièrement à cœur. Devenir (1993) est écrit pour clarinette seule et dispositif électronique en temps réel ; So schnell, zu früh (1993) pour soprano et ensemble instrumental avec également l’appui de l’électronique. Les deux pièces ont été réalisées à l’Ircam pour la partie informatique. Les circonstances, le stade d’évolution du compositeur font que le discours musical semble se libérer de certaines contraintes auxquelles Durieux ne fait plus autant confiance qu’auparavant : le phénomène mémoriel, l’adéquation entre figuration et tempi, etc.

Sa musique cherche à aller plus directement vers l’expression, transcendant le matériau de départ, dont on a un peu trop souvent critiqué la provenance boulézienne, sans en apprécier le devenir. Frédéric Durieux suit son chemin et écoute les voix de son lyrisme propre certainement plus qu’auparavant, y pressentant mieux l’écho de son futur d’artiste. Peut-être a-t-il pensé à cet aphorisme de Nietzsche : « Les grandes époques de notre vie sont celles où nous trouvons enfin le courage d’appeler notre meilleur ce que nous appelions nos mauvais côtés. »


  1. Frédéric Durieux, “Héritages/Propositions”, in InHarmoniques n°4,Ircam/Centre Georges-Pompidou, Christian Bourgois Editeur, Paris 1988.
  2. Programme du concert du 9 mars 1988.
  3. Programme du concert du 19 mai 1990.
  4. Programme du concert du Festival Présence,février 1993.
© Ircam-Centre Pompidou, 1995

sources

Michel Rigoni, Livret du CD monographique consacré à Frédéric Durieux, Adès/Ircam 1995.



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