Parcours de l'œuvre de Hugues Dufourt

par Martin Kaltenecker

Hugues Dufourt a contribué à l’essor et à la définition même de l’École spectrale, qui prenait comme point de départ, dans les années 1970, une analyse précise de la vie intérieure du son, visualisée par un spectrogramme puis par l’ordinateur. L’évolution des « formants » d’un spectre harmonique est prise comme un modèle que le compositeur peut instrumenter ou considérer librement comme matériau de départ. Contrairement à la musique sérielle, écrit Dufourt en 1979, « art de l’éclat et du contraste », qui combine des espaces paramétriques hétérogènes et qui « repose sur une violence fondamentale, puisqu’elle doit réduire et entrecroiser des systèmes concurrents et contraignants », la musique spectrale travaillera d’abord sur des continuités, des transformations lentes, des basculements. « Les seules caractéristiques sur lesquelles on puisse opérer sont d’ordre dynamique. Ce sont des formes fluentes. La musique se pense sous forme sous forme de seuils, d’oscillations, d’interférences, de processus orientés. ». En même temps, on tient compte de l’importance nouvelle prise par la percussion au 20e siècle « a provoqué la résurgence de formes acoustiques instables que la lutherie classique avait soigneusement atténuées : transitoires d’attaque et d’extinction, sons de masses complexes, processus flous. La sensibilité auditive s’est pour ainsi dire retournée. Elle ne se soucie plus que de minimes oscillations, de rugosités, de textures. La plasticité du son, sa fugacité, ses infimes altérations ont acquis une force de suggestion immédiate 1 ».

En tant que compositeur, Dufourt est parti d’une définition plus large ou plus abstraite du spectre : ce qu’il veut en tirer – lui qui ne fut pas élève de Messiaen, contrairement Murail ou Grisey – c’est moins la séduction de nouvelles couleurs fascinantes ou des parcours qui pactisent avec la perception de l’auditeur, mais l’instabilité que le timbre introduit dans l’art d’orchestrer et la possibilité de concevoir des formes par évolutions de masses et de ruptures. D’une part, Dufourt peut introduire ainsi dans la composition la théorie des catastrophes du mathématicien René Thom, dont il a tiré une typologie des enchaînements par dépassements de seuils, tuilages, ruptures brusques etc. ; et en tant qu’orchestrateur, il s’avance vers des zones de fragilité, explorant les doublures non orthodoxes, le timbres instrumentaux qui ne fusionnent pas, lisant « le Traité de Rimsky-Korsakov à rebours 2 ». Cette poétique s’est exprimée de différentes manières, soit dans des œuvres où la percussion joue un rôle central – Erewhon (1976), symphonie pour six percussionnistes et cent cinquante instruments, Saturne (1979), combinant percussions et lutherie électronique – soit plus tard dans des pièces qui travaillent, soupèsent, retournent, scrutent lentement d’infinies successions d’objets harmoniques : les accords sont alors « tordus » par une instrumentation qui les place sur la frontière entre le timbre et l’accord ; d’ailleurs, comme le disait Dufourt en 1977, l’orchestre « reste encore notre meilleur synthétiseur ». Dans Surgir (1984), l’orchestre est censé former en lui-même un milieu cohérent, un domaine ou une matière avec leurs lois propres, et non pas revêtir ou traduire des structures élaborées en dehors de lui, selon d’autres principes. « Son vrai domaine s’inscrit dans une tradition d’énergie qu’on ne peut retrouver qu’en la radicalisant. Écrire pour l’orchestre, c’est faire prévaloir le point de vue de la dynamique, de la totalité et de la synthèse. J’ai recherché une grammaire adaptée à ce matériau explosif, instable ou évolutif. Aucun des principes d’écriture issus du traitement des hauteurs ne résiste à la lave orchestrale 3 ». L’effectif (de 97 musiciens) comprend également cinq percussions, dont la présence constante, souvent par trames, roulements, tremblements, tapis sonores, va faire remonter de façon inhabituelle la part bruitiste ou « inharmonique » de la sonorité globale, mais aussi jouer d’une valeur symbolique (non seulement acoustique). Comme l’exposent en effet les douze premières minutes de l’œuvre, une montée progressive de l’intensité, la percussion semble cerner l’orchestre, qui paraît guetté, inquiété, quasiment assiégé.

D’autre part, le timbre s’inscrit davantage chez Dufourt dans la tradition schoenbergienne de la « mélodie de timbres » : la notion de timbre « inharmonique » lui inspire la disposition et un étagement étrange de l’accord dans l’espace, mais ne se règle jamais sur le grouillement microtonal du son que l’ordinateur met en lumière. Si on analyse par exemple la morphologie des accords dans Watery Star pour 8 instruments (1993) on remarque que les figures mélodiques qui se profilent de temps à autre sont pour la plupart des successions conjointes, mais qui évitent des suites de plus de trois hauteurs chromatiques ou de tons entiers, pour contourner toute allusion historisante. Il y a par ailleurs un net évitement de la structuration « classique » de l’accord, donc avec des intervalles de quinte ou une quarte entre la note la plus grave et celle immédiatement au-dessus ; des agrégats de 2 ou 3 notes en cluster, placés dans le registre grave de l’accord (disposition « anti-tonale » également) ; des clusters au contraire étirés sur tout l’espace sonore afin d’obtenir un effet de lointain ; de nombreux unissons ; une prédominance des enchaînements par notes communes entre les accords et des pédales harmoniques. L’analyse confirme ce que Dufourt déclarait dans Musique, pouvoir, écriture : « Je n’ai jamais voulu, pour ma part, renoncer à une liberté d’articulation que j’estime être le meilleur de l’héritage sériel. J’ai donc élaboré une grammaire de hauteurs indépendante de celle du timbre, mais capable au besoin de lui être congruente. La composition des intervalles comme des accords respecte les interdits classiques. Elle évite les successions diatoniques, les chromatiques, les triades consonantes, les gammes par tons, les quintes graves. L’avantage de cette méthode est qu’elle procure un véritable langage de la dissonance, et garantit à la fois une cohérence harmonique, monodique et contrapuntique 4 ».

La musique se présente ainsi comme une texture harmonique homogène mais travaillée, soulevée par un travail de différenciation timbrique ; le tout entrerait dans ce que Lachenmann nomme Strukturklang, donc une structuration destinée à produire une sonorité globale pour toute la pièce. Elle repose, dit Dufourt, sur une « dialectique du timbre et du temps. La notion de timbre inclut toutes les dimensions de l’écriture et se conçoit, depuis l’informatique, dans la séparation et la conjonction réfléchie de la fréquence et de l’intensité. La relation concertée de ces deux dimensions produit des effets spécifiques d’irisation de la matière sonore. Qu’il s’agisse de masses ou de petits effectifs, le timbre se caractérise par sa prégnance. Il résiste à la transformation : la liberté s’y insinue par gradations insensibles. The Watery Star, Dédale ou Le Philosophe selon Rembrandt sont ainsi conçus comme une unité globale qui se différencie de proche en proche, sans se dissocier, comme une trame qui se déchire et se rétablit, sans interrompre son mouvement de progression. La musique s’organise en profondeur selon un tournoiement qui excède toute limite. L’unité de ton préserve pourtant l’œuvre de la dissolution. Le flux de continuité temporelle semble solidaire de la production des différences, de l’émergence de l’hétérogène ».

La scansion des pièces de Dufourt est régulière (souvent marquée, après un « pas » formé par deux, trois ou quatre accords enchaînés, par un signe de respiration sur la partition) et d’une lenteur obsédante ; la musique s’interrompt de temps à autre pour laisser passer de brefs moments d’agitation – trop brefs pour signaler à la perception une section formelle autonome, évoquant plutôt de brèves coulées ou des flammes rejetées par une matière volcanique qui travaille – ou, plus rarement, des replis (solo de clarinette contrebasse à la fin du Philosophe selon Rembrandt), voire des figuralismes, un peu estompées : par exemple l’allusion au bourdon et toute une imagerie du départ dans Les Chasseurs dans la neige, d’après Brueghel, avec des rythmes ïambiques, des signaux aux timbales, des rythmes de marche ou de trottinement, des appels de fanfares rendues âpres par des cuivres bouchés et des sons de percussion stridente, ou encore, dans La Gondole sur la lagune d’après Guardi, quelques pas de danse, au début, et les balancements flottants de la fin.

Comme le remarque Philippe Albèra, « toute la problématique d’une telle pensée est donc dans sa capacité d’engendrer une forme, de soutenir une durée qui n’est pas dramatisée, qui ne comporte ni des articulations perceptibles, ni ces moments d’attente capables de faire désirer ce qui va suivre, ni même les surprises qui les accompagnent 5 ». Mais Dufourt veut précisément tenir la musique dans l’équilibre oppressant de ce « ni…, ni… », qui mise — et on pourrait presque reprendre ici le terme de « différance » forgé par Jacques Derrida — à la fois sur l’événement toujours différé et la différenciation infinie de la texture sonore, laquelle est subsomption ou résorption de tout événement : il ne faut s’attendre à autre chose que ce qui arrive, il n’y aura rien d’autre. Musicalement, comme le résume le compositeur, « l’espace n’est plus la pensée d’une immobilité. C’est une forme en puissance. Le changement n’est plus lié à la trajectoire, il suppose des transitions insensibles, des passages inassignables 6. »

Dufourt trouve pour cela une caution et un appui dans l’art pictural, dont il retient moins le sujet des tableaux que le rôle de la couleur ou de la lumière par rapport à celui-ci (à moins qu’il s’agisse de peinture abstraite, comme dans Lucifer, d’après Pollock), rôle comparable alors au timbre en musique. Ainsi, à propos de l’allégorie de l’Afrique peint par Tiepolo dans l’escalier de la résidence de Würzburg, dont la lumière blafarde et les « nuées de soufre » l’ont inspiré, le compositeur remarque : « Rien n’est plus propre à suggérer l’espace que la couleur, qui devient le vrai moyen du musicien. Les couleurs, en musique, dépendent de procédés d’écriture complexes dont elles sont la résultante hautement intégrée. Un même accord peut apparaître homogène en surface et hétérogène en profondeur, vif et translucide au premier abord et rugueux et sombre dans la sinuosité de ses replis, à l’image d’une tension naissante. La musique est un art de retouches 7 ». Si les références à la peinture et aux images sont très nombreuses — derrière Saturne, il y a la célèbre analyse iconologique d’Erwin Panofsky, Hommage à Charles Nègre s’inspire d’une photographie, La Maison du Sourd des peintures noires de Goya… — ce qui est retenu et transposé semble être la vibration plus ou mois sourde des couleurs ou un scintillement ; ainsi, ce qui constitue l’élément dynamique d’un tableau produit en musique un quasi statisme qui veut retenir la fuite du son.

Cette disposition musicale permet alors dans la théorisation que Dufourt propose de son propre travail — dont la splendeur et la force de conviction permettraient d’ailleurs de faire abstraction — d’établir des passerelles vers le domaine politique (un aspect sur lequel Pierre-Albert Castanet a particulièrement insisté) ou esthétique. Les affects de la noirceur, de la tension, de la mélancolie, d’une violence sourde sont alors interprétés dans l’une ou l’autre direction — soit désespoir de l’événement ou constatation d’une fatale « dialectique des Lumières » adornienne, soit noirceur sublime d’un art qui conçoit, d’après Rilke, « le beau comme début du terrible ». Il est certain en tout cas que la singularité de Dufourt au sein de la constellation de l’Ecole spectrale tient à ce tropisme (peut-être « allemand ») du négatif : s’écartant du vitalisme bergsonien, de la foi dans la nature et les enchaînements souverains ou hédonistes de la subjectivité — toute une lignée qui inclurait Berlioz, Debussy, Ravel, Messiaen, Grisey, Murail, Dalbavie ou Pesson – Dufourt ne conçoit pas la couleur comme une grâce, mais le timbre comme un travail : le sien comme aussi le nôtre.


  1. Musique, Pouvoir, Ecriture, Paris, Christian Bourgois, 1991, p.289s.
  2. Interview sur Deutschland Radio Kultur, 1999.
  3. Notice pour Surgir.
  4. Musique, Pouvoir, Ecriture, p.335s.
  5. Le Son et le Sens. Essais sur la musique de notre temps, Genève, 2007, Éditions Contrechamps, pp. 546.
  6. Notice pour L’Afrique d’après Tiepolo.
  7. Ibid.
© Ircam-Centre Pompidou, 2008


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