biography of Krzysztof Penderecki© Peter Andersen, Schott
Mis à jour le 30 mars 2020

Krzysztof Penderecki

Compositeur et chef d'orchestre polonais né le 23 novembre 1933 à Debica et mort le 29 mars 2020 à Cracovie.

Parcours de l'œuvre de Krzysztof Penderecki

par Jacques Amblard

Durant les années soixante, Penderecki s’attache notamment, de façon singulière, à l’effectif de l’orchestre à cordes. C’est d’ailleurs Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima (1960) qui lance définitivement le compositeur dans sa carrière internationale. Il y a là, tout d’abord, quelque « inclination instrumentale polonaise ». Sinfonietta (1956) de Serocki, Funeral music (1956-1958) de Lutoslawski, Symphony for strings and percussions (1959) de Gorecki, ou encore Monosonata (pour 24 instruments à cordes solistes) de Boguslaw Schäffer magnifient toutes presque seulement les instruments à archet1.
À ceux-ci, Penderecki avait déjà confié ses Emanations2 en 1958. Mais il faut attendre la célèbre Thrène pour qu’il élabore son écriture caractéristique des cordes. C’est elle qu’on retrouvera, assez peu changée, dans le premier Quatuor (1960), dans Polymorphia (1961) et Canons (1962). L’écriture renonce aux portées et autres notations classiques, et s’attache au seul critère du timbre. Sons et bruits sont désormais esthétiquement égaux. Penderecki emploie force clusters. Il s’agit « d’accords » modernes et particulièrement dissonants qui rassemblent des notes très proches, ce qui engendre des frottements particulièrement sévères. L’appréhension de toute note finit par disparaître et c’est un timbre global, singulièrement amplifié, qu’on entend, d’autant plus radical et strident, dans Thrène, que le cluster y est volontiers choisi dans l’aigu. Varèse commençait à employer de petits clusters de quelques demi-tons consécutifs, dans la première moitié du siècle, lui aussi déjà pour démontrer son attachement au seul timbre des instruments et pour ce faire pour « annuler les hauteurs » en faisant frotter celles-ci les unes contre les autres. Penderecki, et la jeune école polonaise ont connu – ne serait-ce qu’indirectement – ce type de précédent varésien, ou peut-être celui des Américains Ives et Cowell, musiciens de légèrement moindre envergure peut-être, mais qui avaient employé les clusters de façon plus franche encore, à la même époque que Varèse et même légèrement auparavant.

Le « cri d’horreur » initial de Thrène, particulièrement saisissant, et celui-là même qui a offert à Penderecki sa première célébrité, est un cluster de cordes dans l’aigu joué le plus fortement possible. C’est un cluster en quarts de tons et non plus seulement en demi-tons comme dans la première moitié du siècle, donc plus « abrasif » encore. Voici un geste « radical moderne » dans sa plus simple expression : c’est bien là d’ailleurs ce qui semble le talent de Penderecki – qu’il partage sans doute avec Ligeti – que de présenter des « nouveautés techniques ou esthétiques » comparables à celles de ses contemporains, mais d’une façon plus évidente, emblématique.
Thrène, œuvre « bruitiste » comme un an plus tard Polymorphia, fait aussi entendre de très caractéristiques « sirènes » d’instruments à cordes : les sons évoluent non sur des échelles de notes, mais selon des glissades continues (des « glissandos »). Les « bruits de sirènes » ainsi engendrés instillent une impression d’alarme claire, évidemment expressive. On peut y retrouver les sirènes chères à Varèse, celles qui résonnent déjà dans Amériques (1918-1921), puis Ionisation (1928). Varèse les employait pour les mêmes raisons (l’annulation de la note, notamment des notes séparées arbitrairement par l’échelle tempérée en demi-tons) à ceci près qu’il introduisait dans l’orchestre de réelles sirènes à manivelle. Au-delà, il est impossible de ne pas penser au célèbre Metastasis (1954) de Xenakis, où résonnent déjà des clusters de cordes mais aussi de vastes mouvements d’éventails glissés. Il est possible que Penderecki ait eu vent, au moins indirectement, de cette œuvre. Peu avant Thrène, il écrivait ainsi ses Anaklasis (1959-1960) qui rappellent plus encore Metastasis, par leur écriture ou ne serait-ce que leur effectif d’orchestre à cordes muni de percussions, sans même parler de leur nom philhellène.

Anaklasis entérine la rupture définitive avec la première écriture sérielle d’étudiant. Cependant, trois décennies encore, le compositeur pourra choisir certains thèmes qui, pour être des séries dodécaphoniques au sens strict (employant dans leurs douze notes les douze demi-tons de l’échelle tempérée), n’en évolueront pas moins selon une esthétique différente. Car les autres plans sonores n’obéiront à aucune logique sérielle. Et l’esthétique sera parfois même tonale : de même Richard Strauss, dans « De la science », extrait d’Ainsi parlait Zarathoustra (1896), pouvait déjà choisir une « série » pour sujet de fugato, dans un langage demeurant pourtant romantique.
On retrouve dans Anaklasis, outre l’univers xénakien, la « micropolyphonie » de Ligeti. Sans parler d’influence, on peut gager que les deux compositeurs évoluent de façon parallèle. Ils utilisent des idées qui « sont dans l’air du temps ». Dans Apparitions (1958-1959) ou Atmosphères (1961), donc exactement à la même époque, le Hongrois choisit lui aussi une écriture des pupitres extrêmement divisée, des canons multipliés presque jusqu’au phénomène de généralisation statistique, des clusters et globalisations des paramètres de hauteurs, donc des « notes approximatives », si l’on veut. Simplement, Ligeti conserve, lui, le système de notation traditionnelle.

Mais le règne du degré, pour ces compositeurs, a vécu. Place désormais au « geste », plus global. Si l’on souffre cette métaphore mathématique, on ne s’attache plus à la fonction, mais seulement à sa dérivée. Surtout, et comme dans des œuvres comparables de Xenakis, ce sont de nouveaux et saisissants effets de masse qui sont recherchés. « L’esthétique chambriste » de la modernité, celle du Marteau sans maître de Boulez (1954), issue de Pierrot lunaire (1912) de Schoenberg, que même Stravinsky – pourtant d’abord auteur de grands chefs-d’œuvre pour vaste orchestre tels le Sacre du printemps de 1913 – avait adoptée, semble être abandonnée.
On retrouve généralement, dans les œuvres ultérieures de Penderecki, un même goût pour le gigantisme, d’autant plus à partir de Fluorescences (1962), première œuvre à s’autoriser l’octroi des vents, et donc « pièce pour grand orchestre » proprement dite. Les vents, eux aussi, sont alors volontiers groupés en clusters et évoluent de façon « globale ».

Une seconde étape dans la carrière de Penderecki semble franchie lorsque le musicien élabore un nouveau style vocal. Dans le Stabat mater (1962) puis surtout la Passion selon saint Luc (1965-1966), l’éternelle inspiration de la liturgie – de façon naturelle chez ce musicien croyant –, semble justifier, comme souvent au cours de l’histoire de la musique, un relatif « retour esthétique ». Si les clusters y demeurent parfois, notamment appliqués aux chœurs, certains numéros des œuvres apparaissent sinon tonals, du moins « polaires » : une simple note, un « socle », est souvent identifiable. La note sol semble le centre des numéros 1, 6, 11 et 13 de la Passion. Sous ses pieds, l’auditeur sent à nouveau ainsi le « sol » traditionnel de la musique, en quelque sorte. Et même si l’harmonie tonale reste absente, on en termine par des accords parfaits (tels de glorieux indicateurs de la fin). Les choristes ou chanteurs solistes retrouvent des échelles tempérées en demi-tons et des lignes conjointes : vocales.
Ceci s’applique même aux cordes graves qui inventent leur futur archétype pendereckien : volontiers en mouvement chromatique, lentes, isolées du reste de l’effectif, souvent seules au début de l’œuvre, comme dans l’exposition sombre d’un sujet de fugue dans le grave. Ceci fera tout l’intérêt, encore, de la passacaille de la Troisième symphonie (1988-95). Son début sépulcral étrennera sombrement le film de Scorsese Shutter island (2010). On y retrouve l’univers noir de Chostakovitch. D’ailleurs cette passacaille ne répond-elle pas à celle de la huitième symphonie du Russe (1943) ?

Surtout, Penderecki invente une écriture chorale religieuse : elle aussi puissamment emblématique, exemplaire. Il distille l’essence, le timbre de cette musique éternelle en accentuant la fascination de ses graves et ainsi de ses pompes : dans le In pulverem mortis de la Passion, le chœur des basses tient en pédale la note la plus grave dont il est capable (un ré). Bourdonne alors quelque « mystique sépulcrale » à l’effet comparable à ces ultra graves entonnés à l’unisson par les moines tibétains. Au-delà, au début de la Passion, les tutti de chœurs fortissimo sont soulignés non seulement par les cuivres les plus tonitruants, mais aussi par les graves du pédalier des orgues en plein jeu, puis de gigantesques clusters à l’instrument d’église : Penderecki magnifie la puissance sonore paradoxalement terrifiante, «l’effet d’outre-tombe» des œuvres d’église. Cet effet «gothique» sourdait déjà dans les Passions et grands pièces d’orgue de Bach puis dans les requiems classiques et romantiques.
L’écriture des chœurs, quand elle abandonne les accords de douze sons, ou à l’opposé, les accords tonals de trois sons, choisit parfois, souvent, de simples quintes à vide, voire unissons – encore à la fin du Dies illa (2014). Elle engendre ainsi un effet de crudité médiévale, rappelant les Carmina burana (1936) de Carl Orff, d’autant plus dans la nuance forte souvent choisie. Ce « lyrisme gothique » à la Orff parcourra bien des œuvres vocales ultérieures, notamment le chef-d’œuvre Ecloga VIII de 1972 ou, même en version quasi néo-tonale, jusqu’aux premières accords des chœurs sombres, graves, de Dies illa (2014).

Mais quelle « version quasi néo-tonale » ? Voilà : à la fin des années 1970, montrant encore une « exemplarité » dans ses choix, Penderecki a pris clairement le tournant postmoderniste. Dans l’opéra Paradise lost (1976-1978), le Concerto pour violon (1976-1977) ou encore la Symphonie n° 2, le langage devient subitement un exemple clair de post-romantisme. Penderecki, homme apparemment – si l’on veut – « simple et sincère » et dès lors éventuellement « radical », choisit soudain une harmonie et des lignes chromatiques wagnériennes, ou plus précisément – plus gravement, sombrement – à la Chostakovitch.
Au début des années 1980, enfin, après cette violente antithèse postmoderne, il fait la synthèse de ses deux premiers styles et peut juxtaposer – plutôt que toujours bien « mélanger » – les parties ici tonales, là atonales et crissant de clusters. Si les opéras, comme Le masque noir (1984-86) ou Ubu roi (1990-1991), pousseront surtout la partie atonale, ponctuellement, comme pour suivre l’exemple noir-expressionniste de Berg, cette dialectique (tonalité versus atonalité), certes un peu apaisée, dynamisera encore le Concerto pour accordéon (2017). Auparavant, le fameux Requiem polonais (1980-1984) témoigne déjà de cette périlleuse macro-synthèse. Il y intègre son préalable Lacrimosa (1980), tonal et straussien, et dont « l’archétype de cordes graves en évolution lente et chromatique », évoqué plus haut, semble avoir finalement contaminé toutes les parties. Cette pièce, typique, est devenue comme le symbole d’une Pologne musicienne éplorée, pleureuse des morts, symbole qu’on retrouve dans la célébrissime Troisième symphonie du compatriote Gorecki (1976), à la mémoire des victimes de la Shoah. Ce symbole sembla suffisamment fort, prégnant, pour que Penderecki écrive, jusque deux ans avant sa mort, un Lacrimosa n°2 (2018).
Ce Lacrimosa était une commande de Solidarność. Il montre bien ce qu’aura été l’œuvre de Penderecki, une œuvre ancrée dans l’histoire politique de son pays. Les cuivres y furent souvent présents, comme en grandes pompes officielles, jusqu’à la Fanfare pour la Pologne indépendante (2018). Ce fut aussi celle d’un Polonais ancré dans sa culture catholique, fervente, persistante, et dès lors souvent très volontiers vocale et liturgique, phénomène singulier au sein d’un XXe siècle plutôt matérialiste et scientiste, au point que rares furent les contemporains, tels Messiaen et Pärt, qui ont pu rivaliser avec le Polonais en matière d’illumination religieuse chrétienne.
Cette œuvre solennelle privilégiait les grandes formes, les effectifs gigantesques, xénakiens. Elle présentait de grands emblèmes. Ce souci de clarté favorisait les contrastes et poussait, par exemple, les aigus dans Thrène et autres pièces pour orchestre à cordes ultérieures, les graves dans les pièces liturgiques. Cette œuvre morale (puisque religieuse), didactique, exemplaire, conquit un large public. Elle présenta, voire expliqua, aussi bien que celle de Ligeti, la modernité musicale au monde. Antoine Goléa évoque Thrène, donnée en novembre 1962, salle Pleyel, par l’Orchestre de la Radiodiffusion de Varsovie : « les auditeurs [dont de nombreux jeunes] l’ont tellement bien supportée qu’ils l’ont bissée ; c’était le véritable grand public2 ».

Partant, le musicien, certes surtout au siècle précédent, jouit d’un succès et d’honneurs considérables, rares pour un compositeur – la moitié du temps – atonal. Certaines instances politiques, qui semblaient elles-mêmes s’être résolues à la « nécessité de la révolution atonale », semblèrent lui savoir gré de leur avoir « facilité » l’écoute de cette « modernité nécessaire ».
Rappelons, pêle-mêle, que Penderecki reçut le Prix de l’Unesco en 1961, une commande de l’ONU, ou du pourtant conservateur Festival de Salzbourg, que son Concerto pour violon, son Second Concerto pour violoncelle, furent créés respectivement par Stern et Rostropovitch, que Ronald et Nancy Reagan lui écrirent personnellement pour l’anniversaire de ses cinquante ans, qu’il eut droit aux chaleureuses félicitations de son certes compatriote, le pape Jean-Paul II. Avançons encore qu’outre son aspect spirituel, solennel, et donc particulièrement agréable, voire utile aux politiques en tant que catalyseur de grands rassemblements populaires, son œuvre eut le mérite singulier, non seulement de s’expliquer elle-même, par son sens du choix, mais de se théâtraliser, ce qui ne signifie pas exactement se vendre.
Ne donnons qu’un exemple. La violence des clusters aigus concernait nombre d’œuvres de la seconde moitié du XXe siècle, notamment un obscur 8’37’’ – par allusion au 4’33 de Cage (1952) – d’un non moins obscur et jeune « Penderecki ». L’œuvre et notamment sa partition, a priori, pouvaient paraître à ce point ésotériques que la douane polonaise y a cherché quelque rapport d’espionnage en langage codé. C’est alors que ce compositeur peu connu a rebaptisé son œuvre Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima. Elle fut alors remarquée et bientôt recommandée par l’Unesco.

Ainsi, le compositeur s’est placé du côté du public et des instances politiques, donc du point de vue de la réception de la modernité dérangeante. Le public y entendait du chaos ? Dès lors, il semblait simple de rappeler ce chaos dans le titre et de faire ainsi, de cette œuvre bientôt célèbre, une gigantesque catharsis du chaos du monde. Penderecki, coup de maître, composait avec « l’horizon d’attente du public », selon la recommandation du philosophe Jauss3, en même temps qu’il justifiait l’idée d’Adorno selon laquelle, après les horreurs de la seconde guerre mondiale, l’art ne pourrait plus jamais se montrer affirmatif4.

  1. Pour plus de détails, voir l'ouvrage de Barbara Malecka-Contamin, Krzysztof Penderecki. Style et matériaux, Paris, Kimé, 1997.
  2. « Le public devant certains aspects de la musique contemporaine », in Pour une sociologie de la musique contemporaine, Semaines Musicales Internationales de Paris, 1962, p. 15.
  3. Concept central de Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978.
  4. « Une culture ressuscitée après Auschwitz est un leurre et une absurdité. », Theodor Widesmund Adorno, « Les fameuses années vingt », in Modèles critiques : interventions, répliques, Paris, Payot, 2003, p. 59.
© Ircam-Centre Pompidou, 2008

sources

Parcours écrit en 2008, revu en 2022.



Vous constatez une erreur ?

IRCAM

1, place Igor-Stravinsky
75004 Paris
+33 1 44 78 48 43

heures d'ouverture

Du lundi au vendredi de 9h30 à 19h
Fermé le samedi et le dimanche

accès en transports

Hôtel de Ville, Rambuteau, Châtelet, Les Halles

Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique

Copyright © 2022 Ircam. All rights reserved.