« Peut-ĂȘtre ne faudrait-il pas parler des Ă©tapes ou pĂ©riodes dans la composition de mes Ćuvres thĂ©Ăątrales : chaque piĂšce me pose un nouveau problĂšme ; elle est un anneau Ă lâintĂ©rieur dâune chaĂźne ; aucune Ćuvre nâessaie dâamĂ©liorer la prĂ©cĂ©dente. Je crois surtout Ă la continuitĂ© de la pensĂ©e 1. » Câest en ces termes que Mauricio Kagel dĂ©finit son Ćuvre : un renouvellement continu des formes artistiques au sein dâune rĂ©flexion compositionnelle constante. Câest pourtant lâhĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© qui semble dominer ses crĂ©ations. En portant un regard neuf sur la forme du concert, en critiquant sa rĂ©ification en un moment convenu et sclĂ©rosĂ©, il a interrogĂ© toutes sortes de matĂ©riaux et de formes musicales : Sur ScĂšne (1959-1960), Antithese (1962), Staatstheater (1970), Blueâs Blue (1979), Die StĂŒcke der Windrose (1989-1994), Lâart bruit (1995), Quirinus Liebeskuss (2000-2001), Doppelsextett fĂŒr Ensemble** (2000-2001), Divertimiento ? (2006), autant de piĂšces aux formes diffĂ©rentes voire opposĂ©es, du thĂ©Ăątre musical Ă lâĆuvre instrumentale « pure », lorsquâil ne sâagit pas purement et simplement dâun film. Il devient rapidement inĂ©vitable de sâattacher Ă la « continuitĂ© dâune pensĂ©e » pour apprĂ©hender lâĆuvre de Kagel, une pensĂ©e qui, en dĂ©finitive, sâarticule autour de constantes : lâacte de composition et son rĂ©sultat, les contraintes dâĂ©criture et le matĂ©riau utilisĂ©, le rapport entre forme de lâĆuvre et forme du concert qui trouve son expression la plus manifeste dans la notion de « thĂ©Ăątre instrumental ».
Kagel est avant tout un compositeur du hiatus : celui de la logique compositionnelle et du rĂ©sultat objectif, mais Ă©galement celui des diffĂ©rents matĂ©riaux utilisĂ©s dans ses compositions : sons, gestes, figures. Ils sont Ă tout moment susceptibles de passer par le filtre de contraintes compositionnelles qui lui permettront de structurer le temps, lâespace sonore et, enfin, lâespace scĂ©nique. Rechercher un univers acoustique particulier, mettre en jeu une organologie imaginaire, ou bien des phonĂšmes, toute cette matiĂšre nâest pas destinĂ©e Ă rester inerte. De la forme de lâĆuvre Ă celle de la reprĂ©sentation, Kagel amplifie la thĂ©ĂątralitĂ© intrinsĂšque qui habite toute performance musicale. Cette thĂ©ĂątralitĂ© laisse voir des gestes qui sont en quelque sorte dĂ©contextualisĂ©s, dĂ©tachĂ©s de toute signification directe, nous renvoyant Ă lâabsurde de notre propre position, thĂ©ĂątralitĂ© dont lâhumour grinçant nous provoque en permanence : « Quand je fais de la dĂ©rision, je le fais avec un tel niveau de professionalisme, que ça donne⊠douleur 2. »
« Hörbarkeit » : audibilité ou [l/v]isibilité ?
Câest en Argentine que Kagel dĂ©bute sa carriĂšre de compositeur en affirmant trĂšs tĂŽt une certaine forme dâĂ©clectisme nourrie par le Groupe pour la Nouvelle Musique de Juan Carlos Paz, la cinĂ©mathĂšque de Buenos Aires, ou encore les cours de Jorge Luis Borges. Ses premiĂšres Ćuvres comme le Sextet (1953, revisĂ©e en 1957)montrent une trĂšs bonne connaissance de la musique dodĂ©caphonique et de la pensĂ©e sĂ©rielle qui sâĂ©tait rĂ©pandue outre-atlantique. En parallĂšle, Kagel sâintĂ©resse de prĂšs aux nouvelles techniques et Ă lâesthĂ©tique de la musique concrĂšte : dans MĂșsica para la Torre (Musique pour la tour, 1954), des bandes de sons concrets sont synchronisĂ©es avec des jeux de lumiĂšre sur une tour en acier. Lorsque Kagel arrive Ă Cologne en 1957, il est donc loin dâĂȘtre un novice. Les esquisses de rĂ©alisation de Anagrama (1957-1958) tĂ©moignent Ă la fois dâune assimilation de la pensĂ©e sĂ©rielle et de sa problĂ©matisation dĂšs ses premiers contacts avec ses collĂšgues des sĂ©minaires de Darmstadt. Il se focalise notamment sur la question de la perception des structures musicales et de lâacte de composition, comme en tĂ©moignent les premiers mots de sa communication donnĂ©e Ă la radio de Cologne en 1960 intitulĂ©e « Hörbarkeit von Seriellem » (« audibilitĂ© de la sĂ©rie ») : « Nous voulons prĂ©senter Ă lâauditeur un problĂšme qui est de la plus grande importance pour le compositeur aujourdâhui : lâaudibilitĂ© du systĂšme musical 3. »
Les Ćuvres de Kagel portent partout la trace de cette rĂ©flexion : « Dans un article sur la perceptibilitĂ© du cheminement sĂ©riel, jâai fait remarquer lâinaudibilitĂ© reliĂ©e aux procĂ©dĂ©s de composition et aux principes de nature sĂ©rielle. La distinction entre procĂ©dĂ©s et dĂ©roulements audibles et inaudibles est la vĂ©ritable raison dâĂȘtre de mon texte. Audible renvoie, pour moi, dans ce contexte, Ă tout Ă©vĂ©nement acoustique dans lequel on peut reconnaĂźtre lâintention de lâauteur de caractĂ©riser son matĂ©riel dâaprĂšs certains critĂšres formels 4. » Le fruit de cette rĂ©flexion produit dans les piĂšces de Kagel cet espace entre lâimprovisation, lâirrationalitĂ© apparente et les structures compositionnelles Ă©laborĂ©es qui provoquent ces Ă©vĂ©nements. Ainsi dans Antithese (1962), pour la rĂ©alisation du film, il existe un document oĂč Kagel a notĂ© sur un conducteur temporel toutes les positions de Alfred Feussner : lorsquâil est assis, debout, Ă terre. Les actions elles-mĂȘmes peuvent faire lâobjet dâune organisation hiĂ©rarchique. Dans Sur ScĂšne (1959-1960), les actions et les interruptions sont rĂ©glĂ©es par un jeu de permutation, comme les articulations du jeu des violoncellistes dans Match (1964). Dans Exotica (1972), « dĂ©diĂ© au sixiĂšme sens », les instrumentistes doivent jouer de plusieurs instruments extra-europĂ©ens quâils ne connaissent pas. La partition pourtant rigoureusement Ă©crite ne laisse pas prĂ©sager du rĂ©sultat qui repose sur lâengagement total de lâinterprĂšte pour lâexĂ©cution vocale et instrumentale des diffĂ©rentes sections. Dans dâautres Ćuvres, lâordonnancement peut ĂȘtre laissĂ© libre (comme dans Staatstheater), câest-Ă -dire que lâinterprĂšte dĂ©termine lâordre de jeu des sĂ©quences, ou de la disposition des diffĂ©rentes pages de partition. Le compositeur lui-mĂȘme peut dĂ©terminer un ordre, par un systĂšme de permutation comme les structures rythmiques des voix dans Staatstheater 5. De la sorte, les Ă©vĂ©nements sonores, visuels et gestuels apparaissent dĂ©nuĂ©s de toute relation de cause Ă effet pour le spectateur, qui se trouve dĂ©routĂ© par la forme mĂȘme de la piĂšce. La preuve la plus flagrante nous en est fournie par les Ćuvres sans action, ou sans thĂ©ĂątralitĂ©, comme dans les diffĂ©rents quatuors Ă cordes par exemple. Les Quatuor III et IV (respectivement 1986-1987 et 1993) reposent sur une lecture particuliĂšre de lâacte compositionnel. Ici, des figures musicales propres au quatuor de lâĂ©cole viennoise sont elles-mĂȘmes considĂ©rĂ©es comme un matĂ©riau. Sans jamais dĂ©roger Ă une organisation formelle rigoureuse, la pensĂ©e compositionnelle sâattache ainsi Ă introduire des Ă©lĂ©ments de subversion non seulement dans lâĆuvre, mais dans lâacte mĂȘme de la perception de lâĆuvre : le spectateur en vient Ă considĂ©rer le phĂ©nomĂšne de son Ă©coute et de son propre regard comme sâil devenait pour ainsi dire extĂ©rieur Ă lui-mĂȘme â distanciĂ© au sens brechtien du terme (Verfremdung).
Contraintes et hybridations de lâĂ©criture compositionnelle
Une des premiĂšres consĂ©quences de cette faille entre lâacte compositionnel et son rĂ©sultat objectivĂ© consiste Ă renouveler le matĂ©riau ainsi que lâĂ©criture compositionnelle. DĂšs les annĂ©es 50, les expĂ©riences de musique concrĂšte 6 avaient entraĂźnĂ© une premiĂšre remise Ă plat de la notion dâobjet sonore que la musique Ă©lectronique des studios de Cologne, qui dâune certaine façon se forme sur les bases du projet esthĂ©tique sĂ©riel, amĂšne Ă©galement Ă reconsidĂ©rer. En parallĂšle, les concerts de Cage â sur fond de rĂ©forme esthĂ©tique autour de lâĆuvre ouverte et de lâindĂ©termination â ouvrent la voie pour toute une gĂ©nĂ©ration de compositeurs et de critiques musicaux Ă lâutilisation de nouveaux signes musicaux permettant de libĂ©rer lâaspect performatif des Ćuvres musicales.
DĂšs son arrivĂ©e en Allemagne, Kagel va profiter Ă la fois de cet Ă©largissement des possibilitĂ©s acoustiques et de lâĂ©mancipation de lâĂ©criture musicale. Ainsi, non seulement le matĂ©riau se trouve Ă©tendu Ă des paramĂštres extra-musicaux, mais le signe Ă©crit subit lui aussi des modifications fonctionnelles, comme dans Transition II (1959). Dans cette piĂšce, des disques rotatifs avec un systĂšme de cases ajourĂ©es permettent aux interprĂštes de configurer leur propre partition. Dans Mimetics (Metapiece) (1961) des parenthĂšses offrent des propositions de jeu et dâaccords pour le pianiste. Dans Staatstheater, les interprĂštes sont littĂ©ralement dessinĂ©s, afin de montrer comment jouer physiquement des diffĂ©rents instruments ou Ă©lĂ©ments du dĂ©cor, voir comment se tenir sur scĂšne dans KontraâDanse, une des sections de la piĂšce.
La musique de Kagel part ainsi Ă la conquĂȘte dâun matĂ©riau de plus en plus variĂ©, jusquâĂ sâadresser aux idĂ©es musicales ou compositionnelles elles-mĂȘmes. Le compositeur sâimpose alors des contraintes qui dĂ©bordent largement de la sphĂšre musicale stricto sensu : Ă©crire de maniĂšre sĂ©rielle Ă partir dâun palindrome latin (Anagrama, 1957-1958), Ă©crire sous lâemprise de drogues (Tremens, 1963-1965), Ă©crire pour instruments de la renaissance (Musik fĂŒr Renaissance Instrumente, 1966), Ă©crire Ă partir de la musique de Beethoven (Ludwig Van, 1970), Ă©crire un morceau de concours Ă partir des critĂšres propres ⊠au morceau de concours (Morceau de concours, 1971, rĂ©vision 1992), rĂ©aliser un opĂ©ra sur les lieds romantiques (Aus Deutschland, 1975-1980) ou une piĂšce Ă partir dâextraits du journal personnel de Robert Schumann (MitternachtsstĂŒk, 1981), nâĂ©crire que pour deux mĂštres diffĂ©rents, 2/4 et 3/8, dans le Double sextuor (2000-2001).
Ces contraintes compositionnelles sâappuient, on lâa vu, sur la question de la perception des processus de composition. Par contre, elles sont orientĂ©es par une pensĂ©e formelle constante, qui sâarticule en deux phases : lâopĂ©ration de dĂ©coupage et dâassemblage accompagnĂ©e dâune classification, et lâopĂ©ration qui consiste Ă obtenir une transition au sein du discours. La premiĂšre phase est une extrapolation libre des contraintes de la musique sĂ©rielle. Elle consiste, Ă partir dâun matĂ©riau quel quâil soit, dâen obtenir une dĂ©rivation sous la forme dâune suite dâentitĂ©s discrĂštes â au sens mathĂ©matique du terme â dĂ©terminĂ©es librement. Par exemple, plusieurs pages de Acustica (1968-1970) consistent en une dĂ©clinaison de diffĂ©rents modes de jeu dâun mĂȘme instrument avec une sĂ©lection de diffĂ©rentes possibilitĂ©s, acoustiques ou gestuelles, tandis que les esquisses de cette piĂšce montrent lâancrage de la rĂ©flexion dans la classification organologique de lâethnomusicologue Curt Sachs. Dans Ludwig van (1970), il sâagit dâopĂ©rer Ă un Ă©chantillonnage de diffĂ©rentes sĂ©quences reprĂ©sentatives de la musique de Beethoven. Dans les derniers Quatuors, Kagel choisit dâordonner une sĂ©rie de diffĂ©rentes figures instrumentales typiques du quatuor classique. Câest la raison pour laquelle, dans des piĂšces purement instrumentales comme pour le cycle Die StĂŒcke der Windrose (1989-1994) on a pu le rapprocher de lâesthĂ©tique post-moderne, notamment par lâutilisation dâaccords dits « classĂ©s » rompant en cela avec lâidĂ©e de lâavant-garde : « Je ne crois pas que le nouveau soit une nĂ©gation de lâancien, mais au contraire une accentuation des possibilitĂ©s de formuler Ă nouveau des aspects inconnus de ce qui est connu. En dâautres termes : la musique ânouvelleâ nâest pas nouvelle parce quâelle est Ă©crite aujourdâhui, mais parce quâelle fait entendre des aspects nouveaux dâune dimension âmusiqueâ qui en soi reste toujours la mĂȘme 7. »
Mais tous ces paramĂštres nâentrent en ligne de compte quâĂ un niveau trĂšs embryonnaire de lâĂ©tat de la partition. Une seconde phase de lâacte compositionnel consiste en une forme de rĂ©Ă©criture, un palimpseste en quelque sorte, Ă partir des structures dĂ©jĂ organisĂ©es au premier stade. Ces diffĂ©rentes formulations vont ĂȘtre filtrĂ©es les unes par les autres, puis assemblĂ©es. Câest de leur superposition, brouillant la perception du systĂšme de composition, que naissent le rĂ©sultat final et lâidĂ©e dâune transition formelle. Dans TransiciĂłn I (pour bande Ă©lectronique, 1960) et II (pour piano, bande et dispositif dâenregistrement et de lecture temps rĂ©el, 1958-1959), lâarticulation des structures musicales repose sur des phĂ©nomĂšnes transitoires, comme en linguistique, procĂ©dĂ© Ă©galement Ă lâĆuvre dans Anagrama. Ces moments particuliers sont assurĂ©s soit par superpositions de diffĂ©rentes structurations dâun mĂȘme matĂ©riau, soit par la mĂȘme structuration de plusieurs matĂ©riaux, soit par une cohĂ©rence sonore ou gestuelle in fine, dĂ©cidĂ©e Ă cette seule fin. Câest dans cet environnement que Kagel va peu Ă peu intĂ©grer la « monstration » du phĂ©nomĂšne spectaculaire comme paramĂštre de composition, un Ă©paississement des Ă©vĂ©nements musicaux grĂące Ă la forme des gestes producteurs de sons â ou des gestes incidentaux, dĂ©nuĂ©s de toute valeur fonctionnelle ou sĂ©mantique : chaque moment temporel va subir une transformation du fait de la charge gestuelle ou visuelle qui lui est associĂ©e.
Théùtralité et spectacularisation
Les procĂ©dĂ©s visuels et la thĂ©ĂątralitĂ©, lâhumour et le geste, phĂ©nomĂšnes si connus chez Kagel et si caractĂ©ristiques de son Ćuvre, apparaissent donc bien comme lâaboutissement dâune pensĂ©e musicale bien plus profonde. Ils servent Ă structurer la forme spectaculaire en Ă©tablissant un diffĂ©rentiel des Ă©lĂ©ments temporels en fonction de leurs aspects : Ă temps Ă©gal, la forme dâun Ă©vĂ©nement possĂšde une incidence sur sa perception. Un geste ou une situation cocasses vont ainsi crĂ©er pour chaque instant de temps une forme de temporalitĂ© particuliĂšre et diffĂ©renciĂ©e : « Kagel [âŠ] essaye, Ă lâaide dâune structure musicale, dâorganiser musicalement des Ă©lĂ©ments qui ne sont pas obligatoirement musicaux â comme par exemple des Ă©lĂ©ments vĂ©cus. Bien sĂ»r on peut alors se demander sâil nâexiste pas une divergence entre la mĂ©thode et la matiĂšre. Il rĂ©sout le problĂšme par lâironie, par lâhumour. Je suis certain que lâusage de lâironie Ă©tait absolument nĂ©cessaire pour faire fonctionner cette divergence 8. »
Cette « divergence » dont parle Boulez, câest celle qui sâinstaure entre les failles dont nous avons dĂ©jĂ parlĂ©, entre une cohĂ©rence intrinsĂšque Ă lâĆuvre â quâelle soit sonore ou compositionnelle â et son objectivation rĂ©elle, crĂ©ant une zone de conflits. Cette pensĂ©e sâadresse Ă la forme du concert, Ă la remise en question du statut de lâinterprĂšte, au rĂ©sultat sonore et Ă lâinterprĂ©tation â humoristique ou non â des Ă©vĂ©nements scĂ©niques, un ensemble dĂ©finissant le genre du « thĂ©Ăątre instrumental », revendiquĂ© par Kagel Ă partir de 1960 9. Le compositeur sâapplique fondamentalement Ă renouveler la forme du concert et de lâexĂ©cution des piĂšces. Ses moyens dâaction privilĂ©gient quatre paramĂštres : la scĂšne, le mouvement et le geste, lâinterprĂšte devenant acteur, et enfin, la relation avec le public. Ils vont devenir le lieu dâune rĂ©Ă©criture par Kagel, le lieu dâun vĂ©ritable thĂ©Ăątre de situations, oĂč le spectateur est amenĂ© Ă un regard critique. Ainsi les genres musicaux, les formes, les instrumentistes, les instruments eux-mĂȘmes font lâobjet de dĂ©formations et de rĂ©organisations subversives au sein dâune esthĂ©tique qui se revendique de Cage, de Schnebel, de La Monte Young et de GĂ©rard Hoffnung. Kagel ira par exemple jusquâĂ Ă©crire une piĂšce sur une institution musicale â lâopĂ©ra de Hambourg, vĂ©ritable sujet de Staatstheater â ce qui constitue en soi un exemple unique de rĂ©flexion sur un lieu de reprĂ©sentation. Dans une des parties de cette Ćuvre majeure du compositeur, un interprĂšte surgit, le visage comprimĂ© derriĂšre un masque transparent, un autre tableau laisse apparaĂźtre une jeune femme dont le corps est recouvert de tambours sur lesquels des hommes frappent, sĂ©quence intitulĂ©e « virginitĂ© ». DerriĂšre un paravent, de fausses jambes sont manipulĂ©es dans un sens Ă©rotique, sur fond de bande Ă©lectroacoustique. Kagel conçoit ainsi un « monstre », un montage de piĂšces rapportĂ©es dont le seul fait quâelles puissent tenir ensemble par le truchement dâune rigueur compositionnelle effraie profondĂ©ment : « Il y a toujours chez Kagel une tragĂ©die traitĂ©e sur le mode sarcastique, ironique, et cela me touche beaucoup [âŠ] quoi quâil fasse, le drame est aussi prĂ©sent, et câest une vĂ©ritĂ© essentielle de son Ćuvre 10. »
Ainsi, tout au long de sa production, lâidĂ©e mĂȘme de la thĂ©ĂątralitĂ© et du spectaculaire, du jeu sur lâĂ©coute et « lâaudibilitĂ© » sâest toujours manifestĂ©e, mĂȘme dans le cadre dâĆuvres plus « pures » â un adjectif qui nâa pas vraiment de sens dans le cas prĂ©sent. Ses piĂšces ont abordĂ© la plupart des configurations possibles : la confĂ©rence avec Sur ScĂšne (1959-60) et Der Tribun (1979); lâaliĂ©nation et le rapport de lâinstrumentiste Ă lâinstrument avec Sonant (1960), Pandoras-box (1960-1961), Metapiece (1961)et surtout Zwei-Mann Orchester (1973); la reprĂ©sentation thĂ©Ăątrale avec Probe (1971), et Journal de thĂ©Ăątre (1965-1967) ; les dispositifs scĂ©niques, les lumiĂšres et les projections avec Prima vista (1964) et Camera Oscura (1965) ; les piĂšces visuelles et la pantomime avec Match, Acustica, Kommentar-Extempore (1965), Ex-Position (1978) et Bestiarium (1976, rĂ©alisation filmĂ©e en 2000) ; les piĂšces avec intrigue dramaturgique et/ou texte, comme Mare Nostrum (1973-1975), La trahison orale (1983), Die Erschöpfung der Welt (1973-1978) ; les oratorios avec La passion selon Saint Bach (1981-1985) et Aus Deutschland (1975-1980) ; et bien sĂ»r les films, dont le cĂ©lĂšbre Ludwig van : « Les mots ne sont pas les vĂ©hicules adĂ©quats de ma pensĂ©e. Par contre les sons, les structures musicales â mĂȘme quand elles ne sont pas acoustiquement perceptibles â en sont le fondement. Jâai la conviction dâavoir choisi un mĂ©tier, qui, Ă la diffĂ©rence dâautres, a essentiellement la possibilitĂ© de sâadapter Ă des disciplines diverses 11. »
Avec lâidĂ©e du thĂ©Ăątre instrumental mais aussi du thĂ©Ăątre musical (La trahison orale en est lâexemple type), Kagel entretient les ambiguĂŻtĂ©s sur le rapport de lâĂ©coute Ă lâĆuvre. Entre ce qui est mis au-devant de la scĂšne et le dĂ©tail, la forme hĂ©tĂ©rogĂšne se trouve brouillĂ©e par nombre de paramĂštres, au sein desquels figure lâaspect visuel mais aussi lâhumour, un humour grinçant, presque rĂ©flexe, qui relĂšve de ces rires que lâon Ă©prouve devant une situation extrĂȘmement embarrassante. LâĆuvre de Kagel ne se laisse pas apprĂ©hender par la surface de ses diffĂ©rentes piĂšces, mais plutĂŽt par la poursuite et la recherche dâun acte compositionnel qui rend dĂ©licate la notion de « langage » musical, il sâagit plutĂŽt dans le cas prĂ©sent dâun ensemble dâopĂ©rations destinĂ©es Ă faire surgir une forme inconnue, rĂ©sultat dâune pensĂ©e agissante : « Ăcrire de la musique est une confrontation permanente avec la sincĂ©ritĂ© dâun message acoustique ; pour la rĂ©aliser, notre esprit dâinvention nous impose des cheminements sinueux, qui souvent font Ă©clater lâinstituĂ© dans la vie musicale 12. »
- Mauricio Kagel, Tam-Tam, édité par Jean-Jacques Nattiez, Paris, Christian Bourgois, 1983, p. 128.
- Mauricio Kagel, « Une panique créateur II », Musique en jeu, n°11, 1973, p. 58.
- Mauricio Kagel, « Hörbarkeit vom Seriellem », Musikalisches Nachtprogramm, WDR (West Deutsche Rundfunk), Cologne, 1960, texte tapuscrit non édité, Archives de la WDR à Cologne.
- Mauricio Kagel, Tam-Tam, op. cit., p. 76.
- Voir Matthias Rebstock, Komposition zwischen Musik und Theater, Das instrumentale Theater von Mauricio Kagel zwischen 1959 und 1965, vol. 6 coll. Sinefonia, Hofheim, Wolke Verlag, 2007, p. 336-337.
- Avant de penser Ă Cologne, Kagel avait dĂ©posĂ© sans succĂšs une demande de bourse pour rejoindre le Club dâEssai et lâĂ©quipe de Pierre Schaeffer en 1953 : Bjorn Heile, The music of Mauricio Kagel, Londres, Ashgate, 2006, p. 15-16.
- Â Mauricio Kagel, op. cit., p. 99.
- Pierre Boulez, « entretien avec Zoltan Pesko », Musique en jeu, n° 14, 1974, p. 99.
- Le texte « Le thĂ©Ăątre instrumental » a Ă©tĂ© lu pour la premiĂšre fois en France pour la crĂ©ation de Sonant/1960⊠en fĂ©vrier 1961. Lâexpression « thĂ©Ăątre instrumental » aurait Ă©tĂ© employĂ©e pour la premiĂšre fois par Heinz-Klaus Metzger pour qualifier une reprĂ©sentation de Music Walk de Cage en 1958 (en 1987, Kagel lui consacre une piĂšce intitulĂ©e : Ce-A-Ge-E). Cette notion fait lâobjet dâune premiĂšre communication de Kagel en novembre 1960 Ă la NorddeutscheRundfunk (NDR), Ă propos de la piĂšce Sonant, texte dont une version est Ă©ditĂ©e en allemand dans la revue Neue Musik en 1961. Mauricio Kagel, « Ăber das instrumentale Theater », dans Neue Musik, n° 3, 1961, p. 3-9, traduit en français dans « le thĂ©Ăątre instrumental », La musique et ses problĂšmes contemporains 1953-1963, trad. Antoine GolĂ©a, coll. Cahiers de la compagnie Renaud Barrault, Paris, RenĂ© Julliard, 1963, p. 285-299, repris dansTam-Tam,op. cit., p. 105-118.
- Georges Aperghis, « Entretien avec Philippe Albéra », dans Musiques en création, GenÚve, Contrechamps, 1997, p. 24.
- Mauricio Kagel, Tam-Tam, op. cit., p. 127.
- Mauricio Kagel, op. cit., p. 101.