Parcours de l'œuvre de Philippe Fénelon

par Emmanuel Reibel

Ayant tenu à distance respectable les deux grandes esthétiques qui dominaient durant ses années de formation – le postsérialisme et la musique spectrale –, Philippe Fénelon s’est toujours considéré comme un compositeur indépendant : goûtant Puccini autant que Berg, Kurtág ou Messiaen (son professeur au Conservatoire de Paris, dans la classe duquel il obtint le Prix de composition en juin 1977), il écrit une musique ouverte à l’expérimentation, mais attachée à la notion de discours, déployant de vastes dramaturgies sonores et revendiquant la recherche de l’émotion. Peut-être est-ce la raison pour laquelle ce passionné d’art lyrique, dont la vocation fut révélée par le choc des Noces de Stravinsky dirigées par Boulez à Bayreuth en 1970, se consacre toujours davantage au genre de l’opéra, depuis la fin des années quatre-vingt dix. Du Le Chevalier imaginaire à JJR, citoyen de Genève, ses sept partitions lyriques constituent un axe majeur de son catalogue, riche de plus d’une centaine de partitions pour instruments solistes, musique de chambre, orchestre ou chœur. Cette œuvre diversifiée témoigne à la fois d’une évolution, en l’espace de près de quatre décennies, et de profondes constantes qui révèlent l’affermissement d’un style personnel.

De l’expérience aléatoire à l’expression de l’errance labyrinthique

La Ballade pour hier (1976) est emblématique de ses premières œuvres, marquées par la musique de Boucourechliev et réservant une part de liberté aux interprètes. Conçue comme un labyrinthe doté de trois entrées, la partition (un grand format carré de 50 cm de côté) ménage pour le pianiste plusieurs chemins matérialisés par une multitude de flèches reliant différentes cellules musicales. Plus que l’œuvre ouverte, Fénelon expérimente en cette fin des années soixante-dix une alliance entre l’écrit et l’aléatoire. S’il abandonna rapidement ce style compositionnel, celui-ci le marqua néanmoins en profondeur : à la fois dans le sens où il ne goûta jamais vraiment, par la suite, les techniques de prédéterminations formelles (« dans toute ma démarche d’écriture, affirma-t-il, c’est le hasard contrôlé qui a prévalu et qui prévaut toujours1 »), et dans le sens où l’errance labyrinthique demeura – par-delà l’expérience aléatoire – une thématique majeure de son œuvre.

Sans doute n’est-ce pas un hasard si cette dernière est traversée par un imaginaire urbain : la ville est tout à la fois dédale moderne, lieu de trajectoires multiples et simultanées, paradis ou enfer du Wanderer contemporain. Évoquant le chaos du trafic urbain, Diagonal, pour quatorze instrumentistes (1983), tire son nom de la grande artère de Barcelone, port d’attache du compositeur. Ses Onze Inventions pour quatuor à cordes (1988) furent inspirées par Berlin, juste avant la chute du mur : « c’est justement la déstructuration de la ville qui a suscité l’éclatement de la forme2 ». Fénelon écrivit lui-même, à la suite de déambulations nocturnes dans une ville du nord de l’Italie, les poèmes de Notti, pour « voix et contrebasse obligatoire » (1990). La forme musicale tire donc souvent sa logique des caprices de la topographie, ou de pérégrinations urbaines : si Maipù 994 (1983) était un clin d’œil à l’adresse de Borges à Buenos Aires, Midtown, pour deux trompettes et dix-sept instrumentistes (1994) naquit d’une contemplation du Rockfeller Center et de la cathédrale St Patrick’s, depuis une chambre du New York Hôtel ; et Omaggio (a Tiepolo), pour violon seul (1990), fut suscité par la découverte, à Vérone, d’une immense fresque en partie détruite par les bombardements de 1945, dans la salle de bal du Palazzo Canossa.

Or l’errance topographique gagne une dimension formelle et spatiale : dans Les Combats nocturnes, pour piano et percussions (1986-1987), le premier mouvement – « Dédale improvise sa danse du labyrinthe » – peut s’accompagner d’une chorégraphie. Mosaïque au sol, le labyrinthe est simultanément trajectoire temporelle pour l’interprète, et cheminement de l’esprit pour l’auditeur. Il n’est pas étonnant que les deux premiers opéras de Fénelon soient indissociables de cette esthétique. Thématisant et intériorisant l’idée d’errance, la musique « pure » se fait Labyrinthe dans Le Chevalier imaginaire (tel est le sous-titre de deux intermèdes instrumentaux, liés à l’expression de la folie de Don Quichotte) ; et dans Les Rois, revisitant, via Cortázar, le mythe du Minotaure, Fénelon reprend en guise d’intermède le titre du premier mouvement de ses Les Combats nocturnes. Imaginant qu’un monde de lumière et d’harmonie règne au cœur du labyrinthe, l’opéra tout entier se mue en métaphore de l’œuvre musicale : gardant en son sein l’utopie de l’harmonie, visant à l’ordre par-delà le chaos, conjurant toute forme d’errance intellectuelle en proposant une trajectoire émotionnelle.

Par-delà les avant-gardes : la voix chantée et les références externes

Fénelon a souvent présenté Épilogue, pour piano (1980), comme le lieu d’une inflexion majeure de son style : il y abandonne l’aléatoire au profit d’une écriture stricte construite à partir de structures très élaborées, mais il y met surtout en scène, avec ironie, sa confrontation à l’héritage collectif de l’avant-garde. Prix du jury au concours international K. H. Stockhausen, cette partition de sept minutes s’inspire de matériaux tirés des Klavierstücke, élaborés de manière sérielle ; mais un omniprésent, obsessionnel, annule toute la logique de ce langage ! Plus qu’une déclaration d’indépendance, on peut lire dans cette œuvre un quasi-épilogue à l’avant-garde, du moins dans ses composantes idéologiques et téléologiques. Fénelon se révèle en cela de son temps, même inconsciemment, si l’on en juge la proximité de sa démarche avec les réflexions contemporaines de Lyotard sur la postmodernité, ou avec la profonde inflexion stylistique d’un Ligeti au tournant des années quatre-vingt. Avec Pré-Texte, deux ans plus tard, Fénelon achève sa mue, renouant définitivement avec la voix (abordée dans quelques partitions de jeunesse), et avec les références musicales externes : deux caractéristiques majeures de son écriture à venir.

Son amour de la voix chantée a commencé par rimer avec pyrotechnie vocale. Une pièce comme Pré-texte se montre héritière du théâtre musical des années soixante-dix, faisant jongler, dans un style de performance, l’interprète avec de multiples modes de déclamation, dans des élocutions rapides de phonèmes (l’intérêt du musicien pour les sonorités de ces derniers est à lier à sa passion pour les langues, dont le bulgare qu’il étudia aux Langues Orientales). Son goût constant pour la virtuosité vocale se révèle dans les performances qu’il réserve à la voix de soprano colorature. Une vélocité fulgurante est requise pour ses Airs de concert, écrits à partir de deux extraits de la Psyché de Corneille (2007), et augmentés d’une vertigineuse « Improvisation sur le mot perfido ». Cette dernière trouve un écho dans le rôle d’Annette (Faust) : mais la terrifiante Pasiphaé était déjà un soprano colorature, dans Les Rois, tandis qu’Ania, dans La Cerisaie, est une nouvelle Zerbinette. Au-delà de l’agilité vocale ou de l’hystérisation spectaculaire, Fénelon renoue très tôt avec la dimension mélodique propre à l’écriture vocale. Si le lyrisme était apparu dans son œuvre depuis Latitudes, pour clarinette et quatorze instruments (1981), il s’épanouit, à partir Du blanc le jour son espace, pour baryton et quinze instruments (1984), dans la large veine vocale de son catalogue, scandée notamment par les Dix-huit Madrigaux d’après les Elégies de Rilke (1995), In darkness (1998), le Magnificat (2002), ou encore Les portes de Babel pour quatuor vocal et quatuor à cordes sur des poèmes de Jean-Yves Masson (2009).

Cette tension lyrique trouve son apogée dans le genre de l’opéra, où Fénelon réconcilie son goût pour la création et sa passion pour le grand répertoire, jusqu’alors dissocié de son expérience compositionnelle, mais assimilé en profondeur dans l’activité de chef de chant qu’il avait longtemps exercée. Lui-même souvent librettiste ou co-librettiste de ses opéras, Fénelon construit généralement, sous la forme d’une dramaturgie séquentielle, une trajectoire personnelle à partir des sujets denses qu’il aborde : La Cerisaie de Tchekhov (2010) est ainsi recomposée par le prisme de la seule scène du bal, et dans JJR, citoyen de Genève (2012), la vie et l’œuvre de Rousseau sont envisagées, de façon thématique, par tableaux juxtaposés mêlant les âges et les voix du philosophe genevois, entrecroisant les figures historiques et les personnages de fiction. Si la dramaturgie de Fénelon ne peut se résumer à un « retour » à la fiction narrative, propre à l’histoire du genre (l’influence de Zimmermann se retrouve par exemple dans les scènes simultanées de Salammbô), elle renoue avec un certain nombre de codes que le théâtre musical s’était employé à déconstruire : adhésion du spectateur à la représentation par l’immédiateté de la puissance émotionnelle, chœurs et ensembles vocaux (dixtuor de La Cerisaie), airs véritables reliant les personnages à la mémoire du genre lyrique, dimension spectaculaire de l’opéra assumée jusque dans sa grandiloquence (scène du pillage de Salammbô, tempête de Faust). Sous la forme d’un plaisant vaudeville mettant en musique différents articles de Rousseau relatifs à l’opéra, la dernière scène de JJR, citoyen de Genève se présente même comme une mise en abyme démonstrative du genre lyrique, dans toute sa diversité et son épaisseur historique.

Rapport à la mémoire : tel est justement le second axe réintroduit par Pré-Texte. Le principe de la référence n’est jamais exhibé comme un manifeste postmoderne, d’autant que les citations nourrissent la trame des œuvres de façon parfois latente. Même l’auditeur averti peut ne pas saisir ces musiques dans la musique, qui se font tour à tour citations tronquées, allusions subreptices, éphémères parodies, pastiches plus développés, trompe-l’œil. Ces références sont pourtant constantes depuis les années quatre-vingt : un tango de Carlos Gardel à la fin de Maipù 994, Brahms dans Saturne, Dallapiccola et Verdi dans Onze Inventions, un motet de Palestrina dans Midtown, etc. Citations ou pastiches interviennent de façon plus décomplexée à partir du Chevalier imaginaire, qui s’approprie pour la lettre à Dulcinée la lettera amorosa de Monteverdi. Certaines références peuvent alors devenir aisément perceptibles, comme dans les Dix-huit Madrigaux qui, avec l’aide d’un instrumentarium ressuscitant l’ombre de l’époque baroque, plongent l’auditeur dans l’univers de la polyphonie ancienne. Ce qui n’empêche pas Fénelon de multiplier les références, depuis la lyrique médiévale (une chanson du troubadour Raimon de Miraval) jusqu’à Brahms, en passant par Bach ou Monteverdi.

Chacun de ses opéras est ainsi marqué par des références appelées par le sujet : longue incursion d’un choral germanique dans Faust (emprunté à Jean-Chrétien Bach), univers russe et modal dans La Cerisaie, présence marquée du Devin du village dans JJR, citoyen de Genève. Mais dans chaque partition, cette couleur spécifique s’accompagne d’emprunts beaucoup plus éclectiques à Wagner, Berg, Milhaud, Kurt Weill, etc. Cette façon de faire valser librement les références, savantes ou populaires (dans son ballet Pasodoble par exemple), proches ou lointaines, réelles ou fantasmées, fait naître dans ses partitions une dramaturgie de la mémoire, caractéristique de la manière dont Fénelon a construit son identité compositionnelle : une pensée libre et éclectique qui fonde sa modernité sur une nouveauté d’invention toujours enracinée dans le terreau du passé.

Du Titan et de l’Orphée

Concevant son œuvre comme un dialogue avec l’histoire de la musique, Fénelon entend ainsi réconcilier passé et présent, musique et discours, consonance et dissonance, voire atonalité et tonalité : de ce point de vue, son Gloria pour orchestre (2005) peut constituer le paradigme de son écriture, avec sa richesse de textures, sa narrativité sous-jacente, ses fréquentes polarités s’orientant vers un mi majeur/mineur final. Deux esthétiques différentes s’entremêlent néanmoins dans son œuvre, faisant appel à des imaginaires et à des styles d’écriture fort différents : elles cohabitent et se complètent comme le yin et le yang. Il y a, chez Fénelon, du Titan et de l’Orphée.

La première veine, en partie héritée de la génération précédente et d’esprit expérimental, repose sur l’athématisme, la densité de l’écriture, la fragmentation du matériau, les affrontements de masse, la transcendance de l’exécution : « Cette surabondance de signes, d’éléments extérieurs au texte principal, la virtuosité dans les phrases, est probablement ce qui caractérise le plus ma musique pendant toute la période qui s’étend sur un peu plus d’une quinzaine d’années, surtout à partir de 1980 […] et jusqu’à Salammbô3. » Il est lié à un imaginaire mythologique réveillant les violences primordiales (Les Combats nocturnes, la série des Mythologies) ; on retrouve cette énergie débordante et chaotique dans l’athlétique premier Concerto pour piano et orchestre (1996), dans la scène du pillage refermant le cinquième tableau de Salammbô (unique incursion de Fénelon dans l’univers électro-acoustique), et jusque dans Le calme des puissances, pour piano (2008). Auteur d’une pièce pour percussion intitulée Zabak, en référence aux rituels des danses africaines, Fénelon s’apparente bien à quelque chaman cherchant à conjurer à travers son œuvre la violence de forces telluriques ou psychiques.

À cette écriture âpre, titanesque, répond chez Fénelon une postulation vers l’épure et la confidence mélancolique. Dans sa musique, les procédés de raréfaction du son comme du matériau sont fréquents, et la béance de ses silences peut être à la mesure de ses effets de saturation. Au sein du Titan s’est ouverte, au fil des années, une brèche révélant un poète élégiaque. Chants de perte, de plainte, de deuil, lamentos traversent son œuvre et imposent avec force une écriture thématique et mélodique, partiellement tonale ou modale, et teintée de mélancolie profonde. Cette veine épurée s’épanouit par exemple dans le Magnificat (2002), dans les Leçons de ténèbres (2003) ou dans La Cerisaie, tout entière traversée par le lyrisme élégiaque, mais elle fut surtout inaugurée par les Dix-huit Madrigaux, incontestable chef-d’œuvre d’épure non départie de complexité, puisque Fénelon se fond dans le genre qui fut historiquement celui de la fragmentation de la langue et de l’éclatement des textes. Nulle nostalgie archaïsante, donc : dans ce style polyphonique, en continuité avec l’écriture chorale d’un Poulenc et d’un Ligeti, il conquiert des consonances extatiques, une sobriété de diction n’excluant pas les envolées lyriques, un raffinement d’écriture qui donne la sensation du naturel. De quoi faire entendre, avec la voix de l’ange (haute-contre), voix intérieure du poète chez Rilke, celle de l’Orphée qui chante en lui ?


Translation from the French by Tadhg Sauvey


  1. Ph. Fénelon, Arrière-pensées, entretiens avec Laurent Feneyrou, Musica Falsa, 1998, p. 125.
  2. Ph. Fénelon, Interview Ricordi, s. d., p. 14, contenu dans le dossier « Fénelon » du CDMC.
  3. Ph. Fénelon, Arrière-pensées, p. 98.
© Ircam-Centre Pompidou, 2012


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