Au dĂ©but des annĂ©es 1980, Pierluigi Billone suit lâenseignement de Salvatore Sciarrino et apprend de lui quâune technique ne sâimpose pas, mais se fonde, comme si celui qui lâutilisait en Ă©tait lâinventeur, la dĂ©couvrait, en faisait lâexpĂ©rience premiĂšre, non sans Ă©tonnement. Avec Helmut Lachenmann, il dĂ©veloppe ensuite une rĂ©flexion sur le langage musical et ses structures, et met en crise des modĂšles hĂ©ritĂ©s. « Le chemin vers la libĂ©ration de lâĂ©coute plus que jamais administrĂ©e, cimentĂ©e et standardisĂ©e, conduit tout compositeur sâopposant Ă cette paralysie Ă sâengager dâune autre maniĂšre dans les zones de ce que je nommerai, de maniĂšre emphatique, la "non-musique", car câest lĂ que les catĂ©gories les plus familiĂšres de lâĂ©coute semblent cesser dâavoir force de loi. Ce nâest quâĂ partir de lĂ que le concept de musique se dĂ©finit Ă nouveau. Ce nâest quâĂ partir de lĂ que nous, auditeurs, pouvons respirer Ă nouveau librement », Ă©crira Lachenmann de son Ă©lĂšve1. Cette notion de « non-musique » (et non dâ« a-musique ») dĂ©signe la dĂ©construction du faire et le dĂ©voilement de ses conditions Ă©nergĂ©tiques, pour libĂ©rer une autre expressivitĂ© et laisser advenir une autre beautĂ©. Ce que Billone apprĂ©hende aussi auprĂšs de Lachenmann, câest un certain pathos. Car la musique ne vise pas une neutralitĂ© structurelle, mais une sensation apte Ă transformer celui qui compose, comme ceux qui interprĂštent et Ă©coutent. En outre, toujours avec Lachenmann, chaque vibration devient un centre de relations et noue des liens desquels elle rĂ©sonne et qui lui confĂšrent son Ă©paisseur. Ainsi naissent des sons, des timbres et des formes complexes, tissĂ©s, Ă lâinstar, pour citer un exemple cher Ă Billone, des multiphoniques de basson, dont les sons, leur poids et leur rĂŽle sâavĂšrent dĂ©licats Ă distinguer.
De ses maĂźtres, Billone a ainsi appris une attention aux sons, au moindre de leurs frĂ©missements, Ă leurs distorsions en excĂšs, au silence qui les creuse et Ă leur Ă©nergie. Mais de telles figures tutĂ©laires pourraient Ă©galement faire ici obstacle Ă la saisie de lâoriginalitĂ© musicale propre de Pierluigi Billone. Car Billone a aussi Ă©tudiĂ© en autodidacte des rĂ©pertoires moins balisĂ©s par notre modernitĂ© : des musiques solistes et rituelles de civilisations extra-europĂ©ennes, le free jazz, le rock classique, la chansonâŠ
Introduisons alors Ă son Ćuvre en quatre stations, et autant de mots.
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Lâouverture dâabord, qui ne tient en rien de lâindĂ©termination ou de lâĆuvre ouverte inspirĂ©e de MallarmĂ© ou de Joyce, mais dâun principe dâapprĂ©hension du son, de lâĂ©coute et de la composition. Ce principe se manifeste ostensiblement dans bien des dimensions extĂ©rieures :
Ouverture de lâambitus : Billone utilise volontiers les timbres du basson ou de la clarinette basse notamment qui se retrouvent dans nombre de partitions : le basson, par exemple, dans cinq Ćuvres solistes (Legno), composĂ©es en 2003-2004, et dans une Ćuvre pour deux bassons et ensemble (Legno.Stele, 2004) ; ou les deux clarinettes basses de 1+1=1 (2006). Un instrument Ă lâambitus aigu priverait le compositeur des graves, ce qui nâest pas exactement vrai de lâinverse : le basson ou la clarinette basse, en effet, possĂšdent un aigu. Certes, aigu et grave sont des notions scolastiques, qui ne correspondent plus guĂšre Ă lâinstrumentation de Billone, mais elles sous-tendent son Ćuvre, dont le point de rĂ©fĂ©rence est le chant : une voix dâhomme au registre Ă©largi. Dans une musique aussi attentive au son, les harmoniques du basson ou de la clarinette basse suggĂšrent non seulement une couleur intense dans le grave, mais aussi des aigus instables, et dâune instabilitĂ© caractĂ©ristique du vivant, laquelle est essentielle Ă la composition. Dans ses Notes de 2001-20032, Billone Ă©crit :
PensĂ©e qui sâouvre Ă lâInstable
et forge des instruments
sensibles,
transparents,
ductiles.
Ou encore, dans les mĂȘmes notes :
âŠce qui sâest produit
sâest dĂ©veloppĂ© Ă partir dâun lien provisoire,
une distance impropre,
née de points de repÚre opaques,
et donc suscitant toujours de lâinstabilitĂ©.
Ă propos, toujours, de lâouverture de lâambitus, le grave permet, beaucoup plus que lâaigu, une fusion des timbres, complexes, lâassociation de deux instruments, qui suscite lâimpression dâun troisiĂšme, inouĂŻ, comme dans 1+1=1. Le titre fait allusion Ă Nostalghia dâAndreĂŻ Tarkovski. Lâun des personnages du film, Domenico, Ă©crit sur le mur de sa maison cette Ă©quation aux Ă©chos mĂ©taphysiques, selon laquelle lâaddition dâune goutte dâeau et dâune autre goutte dâeau donne encore une goutte dâeau, et qui devient le programme de lâĆuvre de Billone, oĂč les deux clarinettes basses entonnent un son total. Câest aussi, sans doute, et plus secrĂštement, le projet dâune unitĂ© ou dâune communion toujours opĂ©rante dans son Ćuvre ;
Ouverture de lâinstrumentarium â notamment la percussion, dâun gong dâopĂ©ra chinois dans Mani.Matta (2008) ou des bols tibĂ©tains dans Mani.Gonxha (2012) aux ressorts automobiles et au verre de Mani.De Leonardis (2004) â et ouverture des modes de jeu : tout ensemble, y compris lâorchestre, est un corps vivant, dont la disposition caractĂ©ristique des instruments Ă©tablit un rĂ©seau de relations et de hiĂ©rarchies, qui dĂ©termine une Ă©criture du son indissociable de la conception de celui-ci quâelle prĂ©suppose et quâil convient dâinterroger. Phonogliphi (2011), pour voix, basson et orchestre, en est lâillustration. Sans limite a priori, Billone improvise et expĂ©rimente lui-mĂȘme, ou avec lâaide dâinstrumentistes, des modes de jeu, des mouvements, des transformationsâŠ, explorant systĂ©matiquement de nouvelles techniques. Il met ainsi en suspens lâhistoire de lâinstrument et ignore, momentanĂ©ment, son devenir sĂ©culaire. « Tout instrument musical sâest perfectionnĂ© en incorporant dans ses caractĂ©ristiques un patrimoine de sensibilitĂ© et de capacitĂ©s corporelles par rapport Ă la matiĂšre, Ă la conception du son, Ă la culture du faire et de lâĂ©coute dont il naĂźt. Le premier contact du corps avec lâinstrument est donc dĂ©jĂ conditionnĂ©, mais reste ouvert. Bien que les caractĂ©ristiques gĂ©nĂ©rales de lâinstrument restent inchangĂ©es, la pratique est comme un organisme sensible. Lâinstrument commence Ă exister autrement, Ă ĂȘtre pensĂ© selon dâautres orientations ; se forme ainsi un courant dâexpĂ©riences qui en modifie les possibilitĂ©s, en crĂ©ant de vĂ©ritables dimensions diffĂ©rentes (sonores, rythmiques, corporellesâŠ) », Ă©crit Billone, qui entend Ćuvrer en archĂ©ologue de lâinstrument (corps dâabord vibrant avant que ne sâĂ©difie son rĂ©pertoire), et par lĂ mĂȘme reconduire le son, y compris le son traditionnel, Ă une origine ;
Ouverture aussi de la durĂ©e : « Un son dure le temps nĂ©cessaire Ă son existence (quelle quâelle soit) et au jeu de ses relations », dĂ©clare Billone. Un mouvement dâextension continue, en quĂȘte dâune respiration ample, entre naissance et mort, initie un lent cheminement propre Ă immerger lâauditeur dans un univers qui tend Ă lâattĂ©nuation des traces, sinon au vide, duquel naĂźt une dimension spirituelle, rituelle, voire religieuse, au sens sĂ©cularisĂ© de ce qui relie.
Mais plus encore que ces dimensions extĂ©rieures, lâouverture est lâenjeu mĂȘme de la composition. Dans un texte intitulĂ© « Lâinconnu qui nous regarde », Billone Ă©crit : « La composition au sens Ă©levĂ© pourrait ĂȘtre comprise comme un devoir dâengagement humain que chacun sâassigne librement. [âŠ] Ce devoir humain consiste Ă garder et maintenir ouverte une disposition. Plus prĂ©cisĂ©ment : une attention Ă lâInconnu le plus proche qui nous regarde. [âŠ] LâInconnu le plus proche qui nous regarde est cette sphĂšre de lâexpĂ©rience par laquelle nous sommes en contact et qui nous appelle, mais qui reste encore Ă lâarriĂšre-plan de nos intĂ©rĂȘts immĂ©diats, attend dâĂȘtre assimilĂ©e, nâest pas encore mĂ»re comme question ». Composer, câest prĂ©server le moment dĂ©licat et dĂ©cisif de lâouverture â et lâouverture mĂȘme du musical qui nâest jamais prĂ©supposĂ©, mais sans cesse redĂ©fini â, taire le faire, pour laisser respirer ce qui advient et ce qui tarde ou peine Ă advenir. Ou, comme lâĂ©crit encore Billone dans ses Notes de 2001-2003 : « La question nâest pas de commencer et de poursuivre / mais de naĂźtre Ă la musique ».
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Le deuxiĂšme terme que nous commenterons est celui dâunivers â ou de kosmoi, comme lâindiquent, en grec ancien, les titres de deux Ćuvres de Billone : Bocca.Kosmoi (2007), pour voix, trombone et orchestre, et Kosmoi.Fragmente (2008), pour voix et sept instruments. Par la prĂ©sence Ă soi, aux autres et au monde, la musique crĂ©e ces univers sonores, dont chaque Ćuvre est lâexpression unique, ce qui suppose, comme le rappelle Lachenmann, « le plus haut degrĂ© de courage existentiel », « une absence de compromis », « une obsession visionnaire ».
Au centre de lâartiste, en sa plus grande intimitĂ©, se fait lâĆuvre : « [Une nĂ©cessitĂ©] fait de tout lâenvironnant / une constellation de soi », Ă©crit Billone dans ses Notes de 1995-2001. Câest Ă cette condition seulement que la musique peut sâabandonner Ă lâaccueil des autres et du monde. Il conviendrait ici, assurĂ©ment, dâintroduire la notion dâ« Ă©cologie du son ». Dans Mani.Mono (2007), pour springdrum3, Mono ne se rĂ©fĂšre pas Ă un mode de diffusion du son, mais est le nom dâun lac ancien, sacrĂ© pour certaines populaires indigĂšnes, et situĂ© dans la Sierra Nevada Ă 2000 mĂštres dâaltitude â un Ă©cosystĂšme oĂč se nourrissent des oiseaux migrateurs, Ă la source de lâĆuvre. Musicien du paysage et de lâhorizon, Billone donne vie Ă lâĂ©loignement, Ă la distance. Cette distance, ni mathĂ©matique, ni gĂ©omĂ©trique, ni physique, ni logique, ni mĂȘme biologique, est un phĂ©nomĂšne originel, « reliant », comme le compositeur lâĂ©crit Ă propos de KRAAN KE.AN (1991), pour trois voix et dix instruments : chacun de nous est dans le monde, au centre dâun paysage, tout autour de lui, il lâhabite tout en fixant un horizon. Aussi la distance nâest-elle ni constante ni unique : il en est ainsi, par exemple, dans le domaine des hauteurs, entre un sol et un la, dont lâintervalle, prĂ©cisĂ©ment, est continĂ»ment Ă reconsidĂ©rer. LâacuitĂ© de Billone tient en une Ă©coute moins exercice analytique, critique, thĂ©orique, quâexpĂ©rience sensorielle et pathique, de lâordre moins du discernement que du sentir, oĂč lâespace nâest pas encore sĂ©parĂ© en formes distinctes de perception. Ou, comme lâĂ©crit Billone dans ses Notes de 2007-2009 :
âŠce sens particulier et stupĂ©fiant dâEspace
oĂč visuel, sonore, spatialâŠ
ne sont pas encore en tant que tels,
pas encore distincts et séparés
par une attention figée et égarée par les noms.
Câest pourquoi il est possible dâutiliser les termes de transparence, dâopacitĂ©, de cachĂ©, de manifeste, de plein ou de vide, pour dĂ©signer des Ă©tats du son. La tĂąche du compositeur est dâouvrir un espace adaptĂ© au son qui y vit et dâĂ©viter que lâun soit contraint, rĂ©duit par lâautre.
On comprendra dans ce contexte le goĂ»t de Billone pour Alberto Giacometti, Federico De Leonardis ou Gordon Matta-Clark, auxquels il a consacrĂ© des Ćuvres, hommages Ă ces crĂ©ateurs que lâon ne peut plus dire plasticiens : Mani.Giacometti (2000), pour violon, alto et violoncelle ; Mani.De Leonardis (2004) et Mani.Matta (2008), pour percussion. Ă Giacometti, les silhouettes, dĂ©signant un lieu oĂč sâesquisse un mouvement ; Ă De Leonardis, les vestiges de matĂ©riaux corrodĂ©s ou sĂ©dimentĂ©s de notre civilisation industrielle, saisis dans des lieux Ă lâabandon, autant de dĂ©combres oĂč seule demeure une fragile flamme de vie ; Ă Matta-Clark, les trous et les coupes (splitting) gigantesques dans des maisons en dĂ©molition, ouvrant de nouvelles perspectives⊠Citons encore Mani.Long (2001), pour ensemble, Ă©cho de A Line in Bolivia ou A Circle in Scotland, Ćuvres pour lesquelles Richard Long avait marchĂ© et dĂ©placĂ© des pierres â la nature est son sujet, autrement que chez les Anciens : in situ, Ă mĂȘme lâĂ©lĂ©ment. La marche, la trace laissĂ©e par les pas sur la terre et le chemin qui ne mĂšne nulle part y instituent un land art, tandis que les pierres attestent une mesure, une distance, une durĂ©e Ă©coulĂ©e et une gĂ©ographie sculpturale, par le simple fait de leur permanence. Or, la marche de Billone sâinscrit dans une histoire culturelle, depuis les pĂšlerins dâantan jusquâaux poĂštes errants japonais, aux Romantiques anglais, voire aux modernes randonneurs. Nous y sommes Ă lâimage dâun homme en mouvement, mais dont le pied prendrait appui sur un sol lui-mĂȘme nomade. « Marche dans le son, oĂč arrives-tu quand tu es au-delĂ du silence ? â Dans le rite », est lâĂ©nigme que pose Mani.Long, et que Billone laisse bruire in fine, Ă la recherche dâune correspondance poĂ©tique, visuelle et sonore, avec lâartiste.
Rappelons, dans ce contexte, que la plupart des compositions de Billone reposent sur une Ă©nigme, sur ce quâil appelle une « question-guide » qui, plus dĂ©cisive que nâimporte quelle structure, oriente tout le travail et reste ouverte, comme toute question authentique, jusque dans la rĂ©ponse. Quelques exemples, rapportĂ©s par lui : « Comment le vide opĂšre-t-il dans le mouvement ? â Il le dĂ©vie » (Mani.Matta), ou : « Comment lâĂ©nergie dâun mouvement se conserve-t-elle dans une corde ? â Elle vibre » (Muri III b, 2010, pour quatuor Ă cordes).
Trois points, indissociables de lâidĂ©e dâunivers, doivent ĂȘtre abordĂ©s.
- Le son, premier, est la matiĂšre du compositeur, la dimension par laquelle celui-ci rencontre le monde. Il convient nĂ©anmoins dâen prĂ©ciser la nature. Car selon Billone, le son ne se rĂ©duit pas Ă des termes dâacoustique, dont les modĂšles, mĂ©caniques, et les catĂ©gories scientifiques aux lois propres (lâenveloppe, lâattaque, les partielsâŠ) ignorent quantitĂ© dâautres distinctions capitales : son Ă©tranger, ou interdit, ou sacrĂ©, ou ouvertâŠ, voire bruit, qui articulent dâautres strates dont les racines sont intrinsĂšquement culturelles. Autrement dit, une vibration nâest pas nĂ©cessairement un son â il en faut davantage. De plus, le son, dĂ©fini par une constellation de propriĂ©tĂ©s en mouvement, est toujours en rapport : il nâest pas un objet, mais une prĂ©sence et une relation ouverte et vivante, un rythme au sens large. Dans une confĂ©rence quâil donne Ă Harvard en 2000, Billone insiste sur ce fait que bien des distinctions de notre tradition musicale nâont de sens quâau sein de la conception du son qui les a opĂ©rĂ©es.
- La composition tient dâune exploration et d'un « pathos du chemin », dont les stations constituent un archipel, une « galaxie » non homogĂšne dâapparitions, et fondent un espace que dâautres peuvent ensuite habiter ou parcourir. Une « Ă©criture.chemin », Scrittura.Cammino (1998), selon le titre-nĆud dâune Ćuvre pour trente-six voix et cinq instruments. (On aura dâailleurs remarquĂ© que les titres de Billone sont presque systĂ©matiquement le nouement de deux mots par lâintermĂ©diaire dâun point qui les unit en les distinguant, en vice versa.) Dans ces paysages que le pied nâa pas encore foulĂ©s, le chemin nâachemine plus, il se fait en marchant. Ou, comme Billone le prĂ©cise dans ses Notes de 2007-2009 : « PrĂ©voir le chemin est presque impossible. / Le sens du chemin coĂŻncide avec les pas accomplis, / et ne se montre quâalors ».
- La forme â ou ce que Billone nomme la conformation (conformazione, traduisant lâallemand Gestaltung) â rĂ©sulte de changements dâĂ©tats, autrement dit de concentrations, de libĂ©rations et de transformations dâĂ©nergies sonores et, Ă un niveau supĂ©rieur, des relations entre ces Ă©nergies. Ces Ă©nergies, oĂč lâĂ©quilibre des forces est modifiĂ© par chaque apparition, supposent une instabilitĂ© constitutive, dont la stabilitĂ© nâest quâune suspension temporaire, une manifestation de la latence. Dans lâarticle « InstabilitĂ© fondamentale », Billone Ă©crit :
Toute oscillation dâĂ©nergie
- est signe dâune transformation qui a dĂ©jĂ eu lieu ou qui est possible
- est signe de liens possibles avec dâautres prĂ©sences
- est signe de la proximitĂ© dâautres prĂ©sences
- est signe dâune possible « dys-homogĂ©nĂ©itĂ© » non encore manifestĂ©e
Le compositeur scrute des lignes de force et des tendances, puis suscite dâautres lignes de forces et dâautres tendances, dâautres prĂ©sences, dĂ©duites, secondaires ou transitoires, en rapport le plus souvent avec la prĂ©sence dominante, et qui dessinent dâautres constellations.
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La composition musicale dĂ©pend dâun toucher, qui est notre troisiĂšme terme. Chez Billone, ce toucher, cette auscultation premiĂšre, ignorante de la stabilitĂ©, de lâarticulation, de la reproduction mĂ©canique et de la variation de ce quâelle produit, ouvre un espace : « Câest ici le sens Ă©levĂ© de lâexploration instrumentale (-mentale) », ajoute-t-il dans ses Notes de 2001-2003. Le contact de la main et de lâinstrument est un mode de connaissance immĂ©diat, le mode dâune esthĂ©tique sensible, entre sensation et sentiment. Sây donne aussi une expĂ©rience que nous connaissons tous : dans le toucher, nos corps se constituent, ou plutĂŽt lâ« objet » et le corps propre se constituent lâun et lâautre tactilement. Touchant les choses, nous nous touchons Ă elles. Partant, le contact de soi Ă cet « objet » est contact de soi Ă soi.
Le toucher dĂ©note la main. Billone a composĂ© quantitĂ© de partitions, dont le titre comprend le mot mani : Mani.Giacometti, Mani.Long, Mani.De Leonardis, Mani.Mono, Mani.Matta, Mani.Gonxha, Ćuvres dĂ©jĂ citĂ©es, mais aussi Mani.Stereos (2008), pour accordĂ©on, ce « gigantesque poumon » au corps Ă corps avec son interprĂšte, et Mani.ÎÎŻÎșη (2012), pour percussion. La main tient, Ă lâĂ©vidence, un rĂŽle programmatique dans ces titres â et concrĂštement dans le maniement des percussions, frappĂ©es avec les doigts, la paume, les articulations, tout autant quâavec baguettes et mailloches aux matiĂšres rigoureusement prĂ©cisĂ©es. Tout ici dĂ©signe une toccata. Billone est un musicien de lâĂ©mergence manuelle du son. La main est le lieu par lequel nous touchons le monde, Ă un niveau antĂ©rieur Ă celui de la conscience et Ă une profondeur que la conscience ne peut, selon Billone, que dĂ©ranger, dĂ©vier ou remodeler (mais Ă un niveau moins profond) et que la thĂ©orie ne retrouve quâavec peine.
Aussi Billone se montre-t-il attentif aux pratiques de mĂ©tiers artisanaux, oĂč le mouvement de la main sâintĂšgre, avec une plus grande organicitĂ© que dans la musique, Ă ce que celle-ci façonne â fer, bois, verre, tissu⊠Aussi parle-t-il dâune intelligence de la main (dont on trouverait un Ă©quivalent, pour les membres infĂ©rieurs, dans lâapprentissage de la marche), qui nâest pas cet appendice mĂ©canique aussi neutre quâune pince dont disposerait la pensĂ©e. Cela, contre le Dit qui, en Occident, met Ă distance, hiĂ©rarchise, classe⊠Le Dit nous rendrait aveugles et sourds : ce qui se produit nây a de rĂ©alitĂ© que sâil peut ĂȘtre saisi par le dire ; dans le cas contraire, il dĂ©choit en une forme inessentielle qui tĂŽt ou tard disparaĂźt. Le Dit exclut ainsi tout ce quâil ne peut dire et introduit en musique une conscience discursive ou intellectuelle, des constructions, des systĂšmes et des dĂ©ductions logiques, manifestes dans le faire et dans lâĂ©coute, et faites de signes « sans au-delà », et que Billone juge « mort-nĂ©s » :
âŠlâĂ©coute compĂ©tente et cultivĂ©e
â conditionnĂ© par son initiation â
ne dĂ©passe pas la reconnaissance ou lâexclusion.
(Notes de 2004-2007)
Et Billone dâinterprĂ©ter la traduction japonaise de langue, kotoba: une langue oĂč le mot ne rĂ©duit pas la chose, mais qui tĂ©moigne dâune concentration, dâun lien Ă la base duquel est un silence, vibrant, dâavant le verbe. La connaissance, le sentir, chez lui, sont ceux de la main.
Les vibrations
se révÚlent seulement au corps qui en assimile le rythme et en apprend la loi.
Ăcriture dâabord, inaccessible Ă une main incapable.
Connaissance par contact. Co-naissance.
Ce qui nâest pas signe : la mesure par laquelle elles sâouvrent,
le vide dans lequel ces vibrations se profilent,
la perfection élémentaire de chaque geste,
le contact inimaginable avec leur complémentaire,
la disposition en rapports impensables.
(Notes de 2001-2003)
Revenons alors Ă Mani.De Leonardis: par la main qui anime les ressorts automobiles, la vibration se prolonge dans le bras et gagne le corps tout entier, lâĂ©nergie circulant dans un cercle clos dont il nâest souvent plus possible de distinguer la source initiale. Le son ouvre et Ă©crit le corps de lâinstrumentiste, et inversement ; lâinstrument nâest pas un mĂ©dium, mais un lieu oĂč une prĂ©sence se manifeste. « Je rĂ©sonne aussi, et pratiquement, je me joue moi-mĂȘme », en dĂ©duit Billone. Ou, plus gĂ©nĂ©ralement, sur TA (2005), pour ensemble : « En rencontrant la musique, jâĂ©coute-vois-participe-bouche-main-corps-pensĂ©e intĂ©gralement, je mâharmonise (ou non) avec ce qui se produit en ma prĂ©sence ». Cela suppose une dimension archaĂŻque, renouant presque avec des exigences de survie â la perception animale du son en tant quâil signale le danger. Une telle musique sâĂ©coute avec tout le corps, car sâil est vrai que lâonde sonore vient frapper nos tympans, câest nous qui Ă©coutons, et non notre seule oreille.
Mais une question se pose, celle de lâĂ©criture de ce que la main accomplit, esquissĂ©e dans les Notes de 2001-2003. Cette Ă©criture, renouvelĂ©e, rend indivises la « Main-qui-Ă©coute » et la « Main-qui-Ă©crit », laquelle nâest pas rĂ©ductible Ă un jeu de relations et de distinction de signes, mais prolonge un son et ses liaisons, lâun et les autres rĂ©sonant de leur provenance, de leur maniement.
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Le dernier terme de ce parcours sera celui de phonĂš qui dĂ©signe, en grec ancien, la voix, le son de la voix, la facultĂ© de parler, le cri, le son articulĂ©, la voix des animaux, le son des instruments, tout bruit de la nature, de la mer, de la pluie ou du feuillage des arbres, en deçà du mot, du langage, de lâexpression verbale. Dans Kosmoi.Fragmente, la soprano est sans texte, dans cet en-deçà du discours articulĂ©. LâĆuvre se concentre sur les rythmes et les inflexions de la bouche, avant les ordres de la communication, auxquels la musique de Billone se veut rĂ©solument Ă©trangĂšre. La voix nâaccĂšde donc pas au logos, Ă la parole, Ă ce quâon dit, Ă la discussion quotidienne ou philosophique, Ă la raison, sinon au cours dâune litanie centrale. Rappelons une expĂ©rience biographique : Billone a vĂ©cu dans des pays dont il ne parlait pas la langue, a reportĂ© son attention ailleurs, sur les qualitĂ©s phonĂ©tiques, et les a transformĂ©es dans la composition. Certes, le lien avec la communautĂ© se rompt dâabord, mais il revient autrement, Ă moins que ne se crĂ©e une nouvelle communautĂ©, plus large. Est-ce une mĂ©fiance Ă lâĂ©gard dâun sens trop immĂ©diat qui dĂ©terminerait prĂ©alablement lâĂ©coute ? Billone ne sâintĂ©resse pas Ă la voix en tant que vĂ©hicule dâune littĂ©rature, dâun texte, dâun poĂšme ou dâun livret, quand bien mĂȘme il cite, dans ses notices, un hymne orphique expliquant le titre ÎÎŻÎșη Wall (2012), ou Emily Dickinson pour Quattro Alberi (2011) : « Quatre arbres â sur un Terrain solitaire â / Sans Plan / Ni Ordre, ni Action Apparente â / Maintiennent â / [âŠ] / Quel est Leur Impact sur la Nature en GĂ©nĂ©ral â / Quel Plan / Chacun dâeux â retarde â ou dĂ©veloppe-t-il â / Nul ne sait â4 ».
Alors, chant et texte, de natures distinctes, se nouent autrement. Ce nâest pas le texte qui appelle le chant, mais le chant qui rend possible le texte, qui en est la condition de possibilitĂ©. Le texte limiterait la voix, lui imposerait ses rythmes, sa respiration, son phrasĂ©, ses voyelles, ses consonnes et ses syllabes, voire son sens, quand dâautres phonations lui sont possibles. Ce qui agit chez Billone, câest la voix comme lâune des sources sonores de lâĆuvre, au mĂȘme titre que les instruments. LâĂ©mergence dâun texte peut bien se faire, mais il nâest quâune possibilitĂ© parmi les autres â au mĂȘme titre que les modes de jeu traditionnels, pourrait-on avancer. Les mots, le plus souvent indĂ©chiffrables, sont seulement ce qui affleure Ă la surface, sur les ruines dâune origine oubliĂ©e, mais latente. On comprendra pourquoi dans ME A AN (1994), pour voix et ensemble, Billone a choisi le sumĂ©rien, comme langue dâun stade premier, originel, de civilisation, quand les hommes, dit-il, commençaient dâexplorer leurs possibilitĂ©s vocales. Une archĂ©ologie de la voix, en quelque sorte, et une ultime ouverture.
- Helmut Lachenmann, texte sur Pierluigi Billone Ă lâoccasion de la remise, en 2004, du Prix international de composition de Vienne (sous la direction artistique de Claudio Abbado), repris dans le CD Pierluigi Billone, ME A AN â ITI KE MI, Stradivarius, ensemble recherche series, STR 337-16 (2005), traduction française p. 14-15.
- Tous les textes de Pierluigi Billone sont citĂ©s dâaprĂšs le site du compositeur : http://www.pierluigibillone.com/en/home (lien vĂ©rifiĂ© le 2 novembre 2013). Nous traduisons.
- Un springdrum (ou une boĂźte Ă tonnerre) est une percussion cylindrique traversĂ©e dâun ressort permettant des effets dâorage, et que Billone place, dans cette Ćuvre, au-dessus dâune plaque mĂ©tallique.
- Emily Dickinson, PoÚme n° 778 (1863), Poésies complÚtes, traduction de Françoise Delphy, Paris, Flammarion, 2009, p. 727-729.