Comment est nĂ© ce spectacle Ă´ combien singulier, Music of Choices ? Quelles en sont les motivations profondes ?
Alexandros Markeas J’en avais deux au dĂ©part : en premier lieu, il s’agissait de renouer avec le principe du « happening Â». J’aime beaucoup John Cage et je voulais explorer sa dĂ©finition de cette forme de reprĂ©sentation – dĂ©finition qui repose sur quatre piliers : la prĂ©sence de l’artiste, la participation du spectateur, le temps et l’espace.
AliĂ©nor Dauchez C’est une passion et une rĂ©fĂ©rence sur laquelle nous nous retrouvons : ma compagnie s’appelle « La Cage Â» – en hommage Ă  John Cage…
A.M. Le titre de notre spectacle est d’ailleurs une rĂ©fĂ©rence Ă  ses Music of Changes, pièce dont le dĂ©veloppement s’appuie sur l’alĂ©atoire, avec des tirages de cartes qui donnent Ă  l’interprète les instructions pour la suite. En second lieu, je voulais justement travailler la question de la partition ouverte : c’est-Ă -dire des parcours prĂ©vus, prĂ©mĂ©ditĂ©s, mais qui se dĂ©ploient au moment du concert dans un contexte de libertĂ© et d’interactions. En 2016, j’ai vu Votre Faust, un opĂ©ra d’Henri Pousseur et Michel Butor qui s’écrivait chaque soir pendant la reprĂ©sentation, en fonction des dĂ©cisions du public. La mise en scène Ă©tait d’AliĂ©nor. J’ai interprĂ©tĂ© ça comme un signe : pour ce spectacle, AliĂ©nor avait en effet Ă©laborĂ© un dispositif idĂ©al pour se confronter Ă  toutes les questions qui me taraudaient.
A.D. En donnant le pouvoir au public, Pousseur et Butor dĂ©veloppent un discours extrĂŞmement prĂ©cis et brillant sur la dĂ©mocratie, mais aussi sur l’art comme culture de masse. L’oeuvre date de 1969. La musique et le texte sont sĂ©riels : selon les dĂ©cisions du public, le rĂ©sultat s’écrit dans une combinaison de multiples paramètres. Aujourd’hui, 60 ans plus tard, ces questions se posent de manière diffĂ©rente, la dĂ©mocratie a Ă©voluĂ©, et ses enjeux avec.

Il y a 60 ans, la démocratie était censée décider directement du destin commun. Aujourd’hui, l’intelligence artificielle et les sciences des données se sont immiscées dans l’équation.
A.D. L’intelligence artificielle se construit et se dĂ©veloppe Ă  partir de donnĂ©es collectĂ©es auprès de ses utilisateurs. Se pose alors la question de la dĂ©livrance de ces informations. La protection de la vie privĂ©e, mais surtout l’influence de l’algorithme sur l’accès Ă  l’information, peuvent devenir problĂ©matiques, cependant que la « collaboration Â» avec l’intelligence artificielle est de plus en plus nĂ©cessaire pour entrer en interaction avec nos semblables. Chez Butor et Pousseur, le public hurle, les spectateurs cĂ´te Ă  cĂ´te peuvent discuter et se disputer, Ă  l’image d’un monde oĂą les gens sont en interaction directe. Aujourd’hui, nous sommes beaucoup plus seuls devant nos Ă©crans. Les dynamiques de groupe sont diffĂ©rentes.

Qu’est-ce que ce « happening Â» exactement ?
A.D. Le principe peut s’apparenter Ă  un jeu, qui se joue entre Alexandros, le public et l’ordinateur. Les règles en sont très simples : il suffit aux spectateurs d’ouvrir une page internet sur leur tĂ©lĂ©phone, de suivre les instructions et de rĂ©pondre aux questions ou suggestions qui leur sont posĂ©es via leur Ă©cran. Les questions sont Ă©galement projetĂ©es au plateau, pour les gens qui n’auraient pas de tĂ©lĂ©phone. Les rĂ©sultats des sondages y sont aussi affichĂ©s, Ă  partir desquels Alexandros orientera son improvisation. Il n’y a rien Ă  gagner, pas de but du jeu en tant que tel. Le but du spectacle, c’est d’inventer une musique qui ressemble au public prĂ©sent ce jour-lĂ .
A.M. Ce sont des questions Ă  choix multiples. Par exemple : dois-je accĂ©lĂ©rer ou ralentir ? Le public vote et je joue le jeu selon le rĂ©sultat. Puis : dois-je jouer dans le grave ou dans l’aigu ? Dois-je changer de piano (nous en avons trois sur scène) ? Et ainsi de suite. Ces questions esquissent une dramaturgie. Plus tard, elles se feront plus abstraites, puis plus absurdes. Plus tard encore, ce ne seront mĂŞme plus des questions, mais des rĂ©flexions, des aphorismes, oĂą l’on croisera les fantĂ´mes de Barthes, JankĂ©lĂ©vitch ou Latour. Comme si l’ordinateur voulait partager ses pensĂ©es ou ses Ă©tats d’âme avec le public, qu’il prendrait ainsi Ă  tĂ©moin.
A.D. Ces questions et rĂ©flexions ne servent pas seulement Ă  faire rĂ©agir le public. C’est presque comme un livret (textuel et visuel) qui ouvre Ă  des associations en relation avec ce qu’on Ă©coute. Parfois, cela passe par une question posĂ©e en amont. Par exemple : « Voulez-vous des fleurs ou des chats ? Â» Quand Alexandros prendra en compte la rĂ©ponse du public, celui-ci « entendra Â» des fleurs ou des chats, ou du moins associera ces images Ă  la musique, ce qu’il n’aurait peut-ĂŞtre pas fait si on n’avait pas posĂ© la question. Parfois les rĂ©ponses aux questions posĂ©es sont presque sans importance et sans effet sur le jeu d’Alexandros, mais elles n’en aident pas moins Ă  suggĂ©rer des associations entre des mots et de la musique. Ce n’est pas seulement ludique, mais aussi poĂ©tique et, modestement, philosophique. Tout cela s’est Ă©crit Ă  quatre mains, avec Alexandros et deux collaborateurs avec lesquels j’ai l’habitude de travailler au sein de ma compagnie, Bastian Zimmermann et Christoph Knoth. Ă€ cette dramaturgie s’en surimpose une autre, liĂ©e Ă  l’évolution des identitĂ©s et des interactions des trois personnages en prĂ©sence : Alexandros sur scène, le public dans la salle, et l’intelligence artificielle, qui Ă©volue tout au long du spectacle, et occupe de plus en plus de place.
A.M. Il y a trois phases de jeu. Trois manières d’explorer ce trio. Au dĂ©but, l’interaction se fait entre le public et moi – avec l’ordinateur et les tĂ©lĂ©phones comme interface. Ensuite, c’est avec l’ordinateur que le public interagit, avec moi comme intermĂ©diaire : l’ordinateur renvoie sur les tĂ©lĂ©phones ce que je joue. Enfin, j’interagis moi-mĂŞme avec l’ordinateur, plus particulièrement avec un programme d’intelligence artificielle dĂ©veloppĂ© par JĂ©rĂ´me Nika au sein de l’équipe ReprĂ©sentations musicales de l’Ircam (dans lequel nous avons Ă©laborĂ© des modules spĂ©cifiques). L’intelligence artificielle devient alors non seulement intermĂ©diaire (en tant qu’oreille, elle enregistre tout ce qui se passe), mais aussi actrice (elle doit comprendre ce qui se passe et interagir avec).
A.D. Ainsi, petit Ă  petit, cette entitĂ© qui pose les questions et partage ses pensĂ©es va devenir un personnage Ă  part entière dotĂ© d’une rĂ©alitĂ© physique au plateau – ce qui nous permet au passage de penser ce que peut ĂŞtre l’incarnation d’une intelligence artificielle.

Comment, dans ce contexte de théâtre musical avec un personnage dĂ©sincarnĂ©, jouer avec celui du musicien ?
A.D. Dans une dramaturgie théâtrale traditionnelle, l’acteur incarne un personnage fictif. Mais, Ă  mes yeux, le « musicien Â»â€€est dĂ©jĂ  un personnage en soi. Je peux, par la mise en scène, dĂ©caler son caractère, le faire glisser, jusqu’à ce qu’on ne sache plus ce qui vient de la personne « rĂ©elle Â» et ce qui est « personnage Â». J’aime travailler avec ce trouble. OĂą regarde-t-il, par exemple ? Le fait mĂŞme qu’Alexandros doive regarder l’écran oĂą s’affichent les rĂ©sultats des votes et qu’il les dĂ©couvre en mĂŞme temps que tout le monde permet de voir des rĂ©actions parfois incontrĂ´lĂ©es.

Ă€ ce sujet, vous l’avez mentionnĂ©, Alexandros joue sur trois pianos diffĂ©rents : un piano de concert, un disklavier et un Fender Rhodes. Pourquoi et qu’en faites-vous ?
A.M. D’abord, j’ai une passion pour le piano non noble : j’aime les vieux pianos complètement dĂ©saccordĂ©s que l’on peut retrouver dans une grange, et dont la moitiĂ© des touches ne fonctionne plus, j’aime les pianos droits dont la sourdine feutre me rappelle des souvenirs d’enfance, j’aime bien sĂ»r les pianos de concert, j’aime les pianos dont le coeur est investi par la technologie pour leur faire faire des choses dont les doigts sont incapables. J’aime aussi les pianos Ă©lectroacoustiques ou Ă©lectriques, comme le Fender Rhodes : peut-ĂŞtre en raison de ma jeunesse bercĂ©e de jazz et de rock. Aller de l’un Ă  l’autre fait partie d’une d marche compositionnelle. Outre les diffĂ©rences sonores, certains pianos ont des capacitĂ©s que d’autres n’ont pas : le piano disklavier peut jouer tout seul, voire interagir (grâce Ă  l’ordinateur) avec ce que je joue sur un autre piano. C’est aussi un piano droit, ce qui nous permet de le dĂ©sosser pour en rĂ©vĂ©ler le mĂ©canisme en action (automatique ou non). Le son du Fender passe par des effets, des amplis, il a une signature sonore unique.

Alexandros, vous êtes connu pour vos improvisations et tenez une classe d’improvisation au Conservatoire de Paris. Ici, c’est de l’improvisation, mais de l’improvisation préparée et orientée par le public. Vous improvisez sur un matériau existant, préparé en amont, avec lequel vous jouez à des moments précis du spectacle.
A.M. Tout à fait. Il y a une partition que j’utilise comme modèle. Une partition en arborescence, qui prévoit les différentes réponses du public. Parfois je la joue telle quelle, parfois je l’interprète de manière très libre, parfois j’improvise totalement une section complète entre deux repères.

Comment concilier cette arborescence et les alĂ©as de l’improvisation avec la cohĂ©rence linĂ©aire et le rythme nĂ©cessaires Ă  un spectacle ?
A.M. Tout se construit autour de la dramaturgie musicale qui est assez prĂ©cise et cadrĂ©e dans ma tĂŞte. On peut bien sĂ»r se permettre d’y ajouter des branches et de bifurquer – on obtient un labyrinthe un peu borgĂ©sien avec tous ces chemins qu’on emprunte et qui nous ramènent Ă  un point de rendez-vous prĂ©vu Ă  l’avance. Il faut prendre le risque. Si on constate que la cohĂ©rence en petit, il est toujours temps de faire marche arrière ou mĂŞme de rectifier le tir en temps rĂ©el : c’est le jeu. Pour moi, le but est de me mettre, en tant que pianiste, compositeur et improvisateur, dans un Ă©tat de rĂ©activitĂ© propice Ă  la prise de dĂ©cision. C’est une musique improvisĂ©e, mais elle reste prĂ©mĂ©ditĂ©e. Il faut que je trouve les connexions pour intĂ©grer et rĂ©aliser les idĂ©es qui viennent du public, selon ce que j’ai ou non prĂ©vu. La dialectique entre improvisation et Ă©criture est passionnante, particulièrement ici. Dans mon processus de crĂ©ation, il y a toujours un ordre. Soit j’improvise puis je me mets Ă  Ă©crire ce que je retiens et j’essaie d’aboutir Ă  une forme ; soit je compose puis j’introduis une part d’improvisation afin de libĂ©rer le discours et le rendre moins prĂ©visible. Ce que j’aime dans l’exercice de cette Music of Choices, c’est que cette succession est très rapide, c’est un va-et-vient constant. C’est pour ça que j’ai besoin de l’inconnu. D’une stimulation extĂ©rieure. De l’interaction : non pas en tant qu’une action qui va d’un individu A vers un individu B – en l’occurrence l’ordinateur qui rĂ©agit Ă  ce que je fais â€“, mais d’un retour, qui revient Ă  A. J’improvise, l’intelligence artificielle rĂ©agit, et je rĂ©agis Ă  mon tour Ă  ce que l’ordinateur me propose.

L’ordinateur devient un véritable partenaire d’improvisation.
A.M. Tout Ă  fait. L’intelligence artificielle dĂ©veloppĂ©e notamment par JĂ©rĂ´me Nika, et les modules conçus par Manuel Poletti, sont capables de cela. Elle est capable de dĂ©velopper une personnalitĂ© sonore Ă  partir de ce qu’elle a emmagasinĂ© – c’est-Ă -dire ce que je viens de jouer â€“ pour se l’approprier, le modifier et me le renvoyer.

Revenons Ă  prĂ©sent Ă  l’aspect philosophique (ou sociĂ©tal) du happening que vous Ă©voquiez plus tĂ´t, faire intervenir un tĂ©lĂ©phone portable dans un tel contexte n’est pas innocent. D’ailleurs, on demande habituellement au public d’éteindre son portable avant un spectacle !
A.M. Nous avons aussi voulu jouer avec tous ces nouveaux gestes spĂ©cifiquement inventĂ©s pour le tĂ©lĂ©phone, afin de rĂ©flĂ©chir ensemble sur ces objets qui habitent, et parfois Ă©touffent notre quotidien. MĂŞme si on contextualise la musique, le but est de partager un moment, une pensĂ©e, et d’être dans une forme certes interactive, mais poĂ©tique. Ă€ cet Ă©gard, le tĂ©lĂ©phone comme l’intelligence artificielle ne doivent ĂŞtre ni des gadgets ni le prĂ©texte Ă  une exhibition technique ou Ă  une critique simpliste de l’objet. Ils font partie de notre environnement : alors rĂ©flĂ©chissons-y ensemble !
A.D. Je le formulerais diffĂ©remment : notre dĂ©marche est « positive Â». Nous ne sommes pas dans la critique de la technologie, au contraire : nous l’embrassons et rĂ©flĂ©chissons Ă  la sublimer.

Aujourd’hui, le tĂ©lĂ©phone portable est un couteau suisse : sa fonction tĂ©lĂ©phone est devenue annexe, il sert avant tout d’écran, de jeu, etc.
A.D. En effet : le tĂ©lĂ©phone portable lui-mĂŞme peut crĂ©er des surprises. Il faut aussi se mĂ©fier de ses actions, qui ne dĂ©pendent pas nĂ©cessairement de son utilisateur. Tout cela participe de la fascination et de l’attrait exercĂ©es par ces appareils.

Reste un risque : celui de la distraction du public.
A.D. Mobiliser, emmener un public est notre mĂ©tier. Alexandros le fait avec sa musique et sa prĂ©sence au plateau. De mon cĂ´tĂ©, je joue avec d’autres matĂ©riaux : la vidĂ©o, la lumière, la voix d’Alexandros, divers accessoires. Ce sont lĂ  deux Ă©critures qui ensemble captent l’attention. Ce qui ne signifie pas qu’il ne faut pas m nager des moments pour respirer, se reposer.
A.M. : Du reste, les spectateurs n’ont aucune obligation Ă  participer Ă  la performance, Ă  quelque moment que ce soit. Dans la dernière partie, ils sont de simples tĂ©moins de mes interactions avec l’ordinateur. Le « jeu Â» n’est qu’une proposition : on peut Ă  sa guise y participer, le vivre de l’intĂ©rieur, ou simplement y assister et goĂ»ter le spectacle et la musique.
A.D. À mon sens, c’est moins un jeu qu’un voyage, puisqu’il n’y a aucune compétition. C’est une promenade. Une balade en groupe, dont on peut choisir ensemble le chemin. On se laisse guider au moins autant qu’on guide.

Propos recueillis par J.S.

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