I am in blood est votre quatrième pièce rĂ©alisĂ©e Ă  l’Ircam. Dans Reflets de l’ombre, vous tentiez de rĂ©concilier vos recherches thĂ©oriques (Ă  la fois musicales, philosophiques et mathĂ©matiques), en mettant aux prises un orchestre et une informatique mimĂ©tique tentant d’en apprendre et « objectiver Â» symboliquement le discours. Dans Inside-Out, vous travailliez, en mĂŞme temps qu’à l’augmentation des instruments (notamment de percussion) Ă  une Ă©criture hic et nunc, « ici et maintenant Â», pour l’espace et le temps donnĂ©s de la performance â€“ une rĂ©flexion poursuivie dans Atlas, performance imaginĂ©e avec Dimitris Kamarotos et Valerio Tricoli, qui se dĂ©roulait en plusieurs lieux Ă  la fois. Comment cette nouvelle crĂ©ation s’inscrit-elle dans votre cheminement esthĂ©tique et vos recherches dans le domaine de l’informatique musicale ?

Elle est une continuation du travail engagĂ© avec Inside-Out. Laquelle pièce Ă©tait en fait le premier volet d’un cycle qui en compte quatre, intitulĂ© Les espaces physiques (la rĂ©fĂ©rence Ă  Grisey n’étant Ă©videmment pas innocente). Dans Inside Out, créée par les Percussions de Strasbourg au Centquatre-Paris, je plongeais le public dans une sorte d’instrument gĂ©ant, dont les corps vibrants Ă©taient dissĂ©minĂ©s autour de la salle, celle-ci servant comme de caisse de rĂ©sonance. A suivi Kore, toujours pour les Percussions de Strasbourg, cette fois pour l’espace spĂ©cifique du Hangar Bicocca Ă  Milan, dans laquelle les six musiciens Ă©taient Ă©loignĂ©s de 50 mètres les uns des autres. Dans Dendrum, ensuite, créée au McGill-CIRMMT de MontrĂ©al par le Sixtrum Ensemble, je plaçais deux percussionnistes au centre d’une salle, jouant sur une sorte « d’arbre de percussions Â» augmentĂ©es. L’idĂ©e, chaque fois, Ă©tait d’occuper l’espace avec des mouvements de sons. Kobi, enfin, créée par Tâm Nguyen des Percussions de Strasbourg au printemps dernier, transformait l’espace atypique du Santeria Toscana de Milan en gigantesque Mbira augmentĂ© : les vibrations des lamelles du Mbira faisaient rĂ©sonner des plaques mĂ©talliques installĂ©es dans toute la salle.
Composer Les espaces physiques a Ă©tĂ© une expĂ©rience fondatrice pour moi. Mon rapport au musicien-interprète a profondĂ©ment changĂ© de nature. Le musicien est Ă  prĂ©sent au cĹ“ur de la composition. Ce sont des pièces que je n’ai pas composĂ©es seul : je les ai co-créées, co-composĂ©es avec les interprètes auxquels elles Ă©taient destinĂ©es. Et, Ă  bien des Ă©gards, l’instrument mĂŞme pour lequel nous composions ensemble s’inventait au fil de la composition. De mĂŞme que la notation. Inside-Out Ă©tait notĂ©e sur une partition traditionnelle. Mais, au fil des pièces, celle-ci a laissĂ© place Ă  un script, ou un story-board. Au bout d’un moment, en effet, la partition devenait presque superflue, la notation non nĂ©cessaire : l’essentiel de la transmission passait par le geste, l’oral.

Un art aussi contextuel, qui de surcroît se passe d’écrit, pose nécessairement la question de sa pérennité.

Tout Ă  fait ! Et, pour reprendre une pièce, dans quelque circonstance que ce soit (avec le mĂŞme interprète ou non, dans le mĂŞme lieu ou un autre), un travail similaire de recontextualisation de la performance s’impose. La performance elle-mĂŞme Ă©volue. Ce n’est finalement plus la mĂŞme pièce. D’autant plus que, la technologie Ă©voluant aussi, tous les outils sont Ă  mettre Ă  jour, voire Ă  reconstruire.
Ma présence est donc indispensable, les pièces ne peuvent vivre de manière autonome. Ce qui signifie que, tant que je suis vivant, ma musique l’est aussi. Jusqu’à ce que je meure. Et ma musique m’accompagnera dans la mort.
Je ne crois pas Ă  la reproductibilitĂ© de l’œuvre. Le titre du cycle, Les espaces physiques, le dit bien : il faut y ĂŞtre. On Ă©coute avec le corps, en Ă©tant prĂ©sent, physiquement, dans le lieu et au moment de la performance. Sans cette Ă©piphanie, pas de pièce. Le projet I am in blood, créé ce soir, s’inscrit pleinement dans cette dĂ©marche.
Bien sĂ»r, composer pour un grand ensemble suppose une autre mĂ©thodologie, avec un calendrier plus traditionnel, et l’impossibilitĂ© d’approfondir autant le travail qu’avec des ensembles plus rĂ©duits ou des solistes : la partition est nĂ©cessaire, il faut la boucler et l’envoyer. Nous avons quand mĂŞme pu mener de petits ateliers de construction du geste instrumental, mais avec seulement quelques musiciens de L’ItinĂ©raire. Nous avons explorĂ© les possibilitĂ©s ouvertes Ă  la fois par un instrument et le musicien qui le joue, et rĂ©pĂ©tĂ© des fragments de la pièce, pour valider ou invalider certaines idĂ©es.

I am in blood bĂ©nĂ©ficie en outre du dĂ´me ambisonique de l’Espace de projection : on imagine aisĂ©ment que cela va aussi dans le sens du hic et nunc.

Très juste : l’espace est essentiel ici. Les musiciens sont disposĂ©s en trois dimensions autour du public et la diffusion ambisonique permet elle aussi de simuler un espace en trois dimensions. L’idĂ©e Ă©tant bien sĂ»r de faire dialoguer les deux espaces. J’essaie donc de rĂ©partir les deux sur plusieurs espaces, parfois mouvants. On joue sur le contexte, sur l’augmentation et l’extension des instruments (avec des transducteurs placĂ©s sur les instruments eux-mĂŞmes, mĂŞme les instruments Ă  cordes, mais aussi avec un nouveau vocabulaire de gestes instrumentaux), ce qui impacte nĂ©cessairement, et le timbre, et le jeu instrumental. De plus, le jeu des musiciens peut aussi, via l’informatique musicale, mettre en vibration les plaques tonnerres, des grosses caisses et quelques autres instruments de percussions â€“ certains Ă©tant jouĂ©s exclusivement par l’intermĂ©diaire de l’électronique et d’autres par les percussionnistes et par l’électronique, parfois en mĂŞme temps.

Les événements que vous évoquez dans votre texte au sujet de I am in blood, les confinements et la mort de George Floyd, vous font faire un pas supplémentaire dans la contextualisation de l’œuvre, puisque celle-ci s’inscrit alors pleinement dans son temps et la société qui la voit naître.

La crĂ©ation artistique est toujours dĂ©terminĂ©e par le contexte social et culturel qui la voit naĂ®tre. Ainsi mon Ă©criture musicale s’inscrit-elle dans l’hĂ©ritage de la musique spectrale. De mĂŞme cette pièce est nĂ©e dans le contexte des Ă©meutes qui ont suivi la mort de George Floyd â€“ en rĂ©action, non seulement aux circonstances de sa mort, mais aussi Ă  mon inscription dans cette sociĂ©tĂ© qui a laissĂ© cette mort se faire dans ces circonstances.

L’une des particularitĂ©s de votre dĂ©marche compositionnelle est que vous menez une double carrière de chercheur (en mathĂ©matiques appliquĂ©es) et de composition : cela change-t-il votre approche des outils technologiques ?

Le fait est que j’ai moi-mĂŞme contribuĂ© Ă  la mise au point et au code de certains outils. Entre 2008 et 2010, avant mĂŞme que mon travail de compositeur ne soit reconnu, j’ai ainsi beaucoup travaillĂ© sur la synthèse par modèle physique â€“ notamment celle d’un son de piano. Une expĂ©rience dont j’ai beaucoup appris.
Mon travail de compositeur s’accompagne presque toujours d’une forme d’artisanat instrumental.

Comment avez-vous approchĂ© ici l’ambisonique, au dĂ©veloppement duquel vous n’aviez pas travaillĂ© ?

J’en connais depuis longtemps dĂ©jĂ  les principes physiques et la technique. Mais je n’avais encore jamais travaillĂ© avec, dans le cadre de mon mĂ©tier de compositeur. La spatialisation a toujours revĂŞtu pour moi un aspect très critique et, n’étant pas convaincu par la virtualitĂ© de l’espace, j’ai prĂ©fĂ©rĂ© jusqu’ici le rĂ©el (le physique) au virtuel. Cependant, avec I am in blood, j’ai voulu travailler sur une autre vision de la spatialisation, avec la coexistence d’espaces sonores multiples dans un mĂŞme lieu â€“ une idĂ©e propice Ă  l’utilisation de l’ambisonique. Mon sentiment, de manière gĂ©nĂ©rale, est qu’un outil d’informatique musicale tel que l’ambisonique n’est justement que cela : un outil. Y avoir recours nĂ©cessite en amont l’élaboration d’une thĂ©orie compositionnelle de l’espace, afin de dĂ©terminer le paradigme spatial Ă  l’œuvre dans la pièce, pour asservir ensuite l’outil Ă  ce paradigme.

S’agissant de contexte, vous partagez l’affiche de ce concert avec un de vos compatriotes, le trop tĂ´t disparu Fausto Romitelli, et avec une jeune compositrice turque, Didem Coskunseven : que vous inspire ce voisinage ?

Je me sens assez proche de Fausto Romitelli, qui s’inscrivait lui aussi dans l’hĂ©ritage du courant spectral. Son Professor Bad Trip est mĂŞme la première partition que j’ai empruntĂ©e Ă  la mĂ©diathèque de l’Ircam ! Lorsque je suis arrivĂ© Ă  l’Ircam en 2007, je venais de recevoir une commande du Divertimento Ensemble, laquelle commande devait faire intervenir un soliste improvisateur. Mon intention Ă©tait de mĂ©langer les deux langages mais je n’étais pas du tout satisfait de ce que j’avais produit. J’étais lĂ  en tant que chercheur en mathĂ©matiques, mais je suis quand mĂŞme allĂ© voir Yan Maresz, alors professeur au Cursus de composition et d’informatique musicale, pour lui demander conseil. La première chose dont il m’a parlĂ©, c’est Romitelli ! Romitelli et sa manière de s’approprier des Ă©lĂ©ments du pop pour les formaliser et les conjuguer Ă  une tradition Ă©crite. L’autre compositrice au programme, Didem CoĹźkunseven, est une musicienne exceptionnellement douĂ©e que j’ai rencontrĂ©e Ă  Berkeley, oĂą elle prĂ©pare son doctorat en composition. Je pense que son esthĂ©tique musicale est passionnante, bien que très Ă©loignĂ©e de la mienne, et possiblement bien plus ouverte Ă  divers langages. J’ai le sentiment que ce concert, intitulĂ© « Spectral-Pop Â», offre un joli aperçu de la manière dont la musique spectrale pourrait Ă©voluer Ă  l’avenir.

©Ircam-Centre Pompidou

Vous constatez une erreur ?

IRCAM

1, place Igor-Stravinsky
75004 Paris
+33 1 44 78 48 43

heures d'ouverture

Du lundi au vendredi de 9h30 Ă  19h
Fermé le samedi et le dimanche

accès en transports

Hôtel de Ville, Rambuteau, Châtelet, Les Halles

Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique

Copyright © 2022 Ircam. All rights reserved.