Dans quelles circonstances vous êtes-vous rencontrés ?
Josh Levine : Nous avons été présentés l’un à l’autre par un ami de Parker, qui avait été mon étudiant en composition au conservatoire Oberlin dans l’Ohio. Parker venait ce jour-là d’obtenir son diplôme, ce n’est donc que plus tard que nous avons pu faire plus ample connaissance. Je me souviens avec précision que ma mâchoire s’est décrochée un brin lorsque ce jeune homme, organiste lauréat de prix internationaux, sur le point d’obtenir son master d’interprétation sur claviers historiques, m’a dit que sa prochaine étape était Julliard, pour un diplôme… de harpe !
Parker Ramsay : C’était 2015 ! Je me souviens que cet ami a insisté pour que nous fassions connaissance. J’avais pu écouter quelques pièces de Josh lors de concerts organisés par la faculté d’Oberlin, mais j’étais tellement accaparé par mes études que je n’avais pas eu véritablement l’occasion d’interagir avec le microcosme de la musique contemporaine du conservatoire.

Comment en êtes-vous venus à travailler ensemble ?
J.L. : À l’initiative de Parker, qui m’a fait part de son ambitieux projet à long terme de donner une cure de jouvence au répertoire contemporain de harpe en passant commande à des compositeurs, tenant d’esthétiques variées, d’œuvres musicales stimulantes pour lui. Plusieurs raisons m’ont fait saisir l’opportunité sur-le-champ, notamment le fait que cette sollicitation arrivait à un moment propice : je savais que je voulais composer une pièce en mémoire de mon père récemment décédé, mais je n’en avais pas encore éclairci les contours. L’idée de la créer pour harpe a trouvé un profond écho en moi par le biais d’une association d’idées et d’images sonores et visuelles. Dans la culture occidentale, cet instrument est étroitement lié à la mort depuis l’Antiquité, mais pour moi le lien était très personnel, bien que subliminal dans un premier temps. Cela a à voir avec ce beau moment où une musicienne thanatologue a joué de la harpe celtique à mon père, au cours de ses derniers jours, et à la manière donc cela nous a réunis dans une joie tranquille et douce-amère. D’autre part, j’ai aussitôt été très enthousiaste à l’idée de collaborer étroitement avec un musicien aussi doué, intelligent et passionné que Parker, qui partageait à l’évidence mon envie de dépasser ses propres limites.
P.R. : C’est effectivement la raison pour laquelle j’ai approché Josh : pour repousser les limites de mon instrument. Mais j’avais d’autres motivations. D’abord, Josh est le compositeur le plus aimable et intelligent avec lequel j’ai eu le plaisir de travailler. Lorsque vous abordez un instrument difficile afin de le mettre à l’épreuve, vous avez vraiment besoin d’un esprit qui vous ressemble (et qui ait le même sens de l’humour).

Mais Josh est aussi un musicien qui me ressemble, puisqu’il travaille avec l’électronique et joue de la guitare, la cousine la plus proche de la harpe (le piano mis à part). Je garde un souvenir très vif du premier jour où nous nous sommes retrouvés pour travailler : il m’a questionné sur la possibilité d’obtenir des multiphoniques et d’autres harmoniques que l’octave. Je lui ai répondu que je n’étais pas certain, puisque les harpistes ne sont tout simplement pas formés pour produire ce genre de sons, non plus qu’on ne nous enseigne comment conceptualiser une technique qui rendrait ces sons non seulement possibles, mais faciles à jouer de manière expressive. Il s’est donc dirigé vers la harpe et s’est mis à chercher des multiphoniques qui ne demandaient qu’à sortir de mon instrument. J’ai su à ce moment que j’avais trouvé non seulement un collaborateur, mais quelqu’un qui allait m’enseigner une quantité incroyable de choses sur mon propre instrument.

J.L. : À ce moment, je crois que je me suis contenté de m’enquérir au sujet d’harmoniques non standards et autres questions type « peux-tu faire ceci ? ». Nous nous sommes ensuite revus dans mon salon, pour échantillonner une palette de sons incluant des harmoniques complexes, ou des sons produits avec un archet, avec un grattoir de métal, et ainsi de suite. Puis je me suis mis, de mon côté, à composer des miniatures que je savais pouvoir servir de germes à la future pièce, mais qui pouvaient aussi être jouées sur une harpe acoustique, sans électronique. Je lui ai envoyé ce matériau et nous nous sommes revus pour le travailler ensemble dès qu’il était dans le coin. Après révision, j’en ai composé davantage. Il faut se rappeler que nous avons commencé à travailler ensemble pendant la pandémie, alors que tant de projets étaient dans les limbes, il se passait donc parfois plusieurs mois entre deux ateliers. Finalement, le projet a pris forme, et nous avons enfin pu entrer en studio à l’Ircam, et l’intensité de la collaboration a connu de nouveaux sommets.

Dans un premier temps, nous avons exploré les possibilités de la harpe électroacoustique Camac. Puis est venue une longue étape d’échantillonnage, au cours de laquelle nous avons enregistré à la fois des passages déjà composés et du matériau brut.
Les retours de Parker ont été essentiels pour ma compréhension de la harpe, et donc pour le processus compositionnel depuis le début. Ses contributions en studio s’entendent de surcroît distinctement dans la partie électronique, que ce soient des fragments d’improvisation avec des bruits de pédale ou des notes aiguës dénaturées, obtenues à l’aide d’une tige en laiton posée sur les cordes. Sa collaboration a également été indispensable pour explorer la spatialisation de la harpe avec João Svidzinski, notre formidable RIM.

P.R. : J’ai effectivement passé beaucoup de temps à échantillonner. À un moment, sur une vieille harpe (dotée d’un registre de basse incroyablement riche), nous avons échantillonné la réponse acoustique du salon de Josh à Oberlin ! Un matin, nous avons échantillonné de nombreux bi-tons : grâce à une surface lisse posée sur une corde, on peut produire deux notes en même temps. Nous avons enregistré la résonance de la harpe dans de nombreuses configurations de pédales, ainsi que le bruit du mécanisme sur les cordes, qui est bien plus audible sur une harpe électroacoustique que sur une harpe de concert normale. Si j’ai eu un rôle, ce fut celui d’un traducteur, qui tente de s’assurer, dans la mesure du possible, que la harpe ne soit pas un obstacle au processus créatif, pour au contraire favoriser sa bonne intégration avec l’électronique.

Quelle était l’idée originelle pour approcher l’électronique vis-à-vis de la harpe ? Comment cette idée s’est-elle finalement concrétisée ?
J.L. : Je suis arrivé avec diverses idées, mais la plupart avaient un rapport avec l’image de mon père perdant son emprise cognitive sur ce que nous aimons appeler « réalité », et sa désincarnation progressive. J’imaginais la harpe comme une sorte d’esprit-corps, et l’espace de la performance à la fois comme un environnement au sein duquel cet esprit-corps existe et dans lequel il se dissout, ainsi que comme son extension – un monde intérieur et extérieur à la fois.

D’entrée de jeu, il m’est apparu clairement que les transformations sonores joueraient un rôle crucial pour immerger l’auditeur dans cette réalité instable et évolutive.
Ce qui m’apparaissait alors plus de l’ordre de la spéculation, c’étaient mes idées au sujet de la spatialisation, liées à un environnement multicanal plus complexe que celui auquel j’étais habitué jusque- là, ainsi qu’au système spécifique d’amplification de la harpe électroacoustique Big Blue.

P.R. :Lorsque nous avons commencé cette collaboration, j’ai véritablement voulu discuter avec Josh de la possibilité de spatialiser les sons qui jaillissent de l’instrument, mais qu’on n’entend pas nécessairement dans le cadre d’un concert normal. L’acoustique de la harpe est incroyablement complexe et sauvage (et parfois incontrôlable), mais certains phénomènes ne sont généralement audibles que du harpiste. Dans le même temps que j’approchais Josh, je commençais ma carrière de harpiste et me confrontais à mes propres préoccupations existentielles soulevées par cette proximité à l’instrument. Ma mère est harpiste professionnelle, et mes plus anciens souvenirs de musique sont du répertoire traditionnel français de harpe. Entre mes études d’interprétation historique et mon désir de susciter un nouveau répertoire pour la harpe moderne, j’ai toujours veillé à ce que mes propres préconceptions de l’instrument soient remises en question. C’est pour cette raison que j’ai tenu à utiliser la Camac Big Blue, qui embarque un micro de contact sur chaque corde et amplifie le moindre bruit (clic, toucher de doigt, buzz, grincement de pédale) que les harpistes apprennent à masquer comme des interférences.
J.L. : Toutes les cordes de la harpe Camac Big Blue ont leur capteur piezo-électronique, et ceux-ci sont regroupés en trois registres contrôlables indépendamment les uns des autres, des transducteurs placés sous la table d’harmonie constituant un quatrième registre qui couvre tout l’ambitus de l’instrument. Ce fut là un vaste laboratoire, au sein duquel certaines expériences n’ont rien donné. La harpe est un instrument extrêmement résonant, et même lorsqu’on étouffe une corde qu’on vient de jouer, d’autres cordes sonnent encore, activées par des partielles de la note jouée. Nous nous sommes rapidement rendu compte que cela rendait compliqué le déclenchement automatique d’événements liés à un suivi de hauteur et d’amplitude. Le résultat, c’est que nous avons préféré un dispositif manuel pour tous les déclenchements, qui sont très nombreux.

De manière générale, les contraintes logistiques ont représenté l’un des plus grands défis s’agissant de l’électronique : trouver des solutions pour que Parker et João puissent aligner de manière fiable l’électronique sur la partie extraordinairement difficile et complexe rythmiquement de la harpe.

Josh, vous inscrivez Anyway dans l’héritage des « tombeaux » baroques : est-ce une habitude pour vous de revisiter des genres anciens, et comment cette pièce dialogue-t-elle avec les chefs-d’œuvre du genre ?
J.L. : Au premier chef, cette pièce est un « tombeau » car elle est écrite en mémoire de mon père décédé. Cependant, la présence du « tombeau » se manifeste ici de différentes manières. D’un point de vue formel, plusieurs passages solos que j’appelle « tombeaux » jalonnent l’œuvre. Bien que je sois très conscient de la variété stylistique que regroupe le genre, ces miniatures, ainsi que d’autres passages d’Anyway, font référence par certaines de leurs caractéristiques à deux de mes tombeaux préférés : le Tombeau sur la mort de Monsieur Blancrocher de Froberger (1652) et le Tombeau sur la mort de Mr Compte de Logy de Weiss (1721). Ils me fascinent particulièrement par la tension entre l’instabilité de la structure épisodique, les tours et détours imprévisibles du discours musical, et l’attraction gravitationnelle des pédales sonores et des motifs récurrents. Par exemple, des figures en trilles résonnent dans ma pièce comme des vestiges de l’ornementation baroque. De même que de lentes alternances de notes, comme des trilles distendus en forme d’ostinato, peuvent rappeler une marche funèbre. J’utilise également dans la partie électroacoustique des fragments des tombeaux déjà cités, ainsi que du Tombeau pour Mr de Lully (1701) de Marais.

Quant à savoir si la pièce « dialogue » avec les chefs-d’œuvre historiques du genre, je n’y avais
pas pensé de cette façon mais on pourrait le dire.
Les caractéristiques particulières des Tombeaux que j’ai évoqués nourrissent certains des matériaux et structures musicaux que j’utilise, et errent dans l’œuvre un peu à la manière des fantômes. Pour moi, il s’agit d’évoquer un passé plus profond au sein du passé récent sur lequel l’attention de l’auditeur se concentre. Et, en quelque sorte, de situer la pièce dans un contexte plus large, d’embrasser ses affinités avec le travail de nos ancêtres pour préserver la mémoire, pour survivre à l’éphémère, via l’acte de création.

©Ircam-Centre Pompidou

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