Tablado est le premier volet d’un triptyque autour du théâtre musical: quel en est le projet global ? 


Ma relation aux perceptions ainsi que mes nĂ©cessitĂ©s artistiques sont en pleine mutation. Lorsqu’ils abordent un travail multimĂ©dia, la plupart des artistes interviennent transversalement dans tous les domaines : les metteurs en scène de théâtre participent bien souvent Ă  la conception de la scĂ©nographie de leurs spectacles, ils ont leur mot Ă  dire sur la lumière, quand ils ne travaillent pas eux-mĂŞmes le texte. En musique, chacun de ces prĂ©s carrĂ©s est encore bien trop cloisonnĂ© â€“ encore que quelques grands crĂ©ateurs ont dĂ©jĂ  passĂ© le pas, et depuis bien longtemps : je peux citer Monteverdi, Wagner, Kagel, Aperghis... J’imagine que, pour chacun d’eux, cela relève Ă  la fois d’une utopie, d’un goĂ»t du risque, et d’une recherche d’un espace crĂ©atif Ă©largi.
Ce triptyque est donc pour moi comme un laboratoire, chaque volet me permettant d’aborder un autre Ă©lĂ©ment de la scène dans son rapport Ă  la musique : la lumière (qui est l’objet de cette première partie), le geste (qui sera au centre d’une pièce pour ensemble vocal et quatuor Ă  cordes l’an prochain avec la Chapelle de la Reine Elizabeth de Belgique) et enfin la scĂ©nographie. J’en profite pour approfondir chacun de ces Ă©lĂ©ments Ă  la fois individuellement et pour interroger leurs relations au son, sans me noyer sous les informations â€“ comme cela peut se passer lorsqu’on crĂ©e habituellement une pièce de théâtre musical, et qu’il faut gĂ©rer tout Ă  la fois les corps, les gestes, le texte, etc. Il s’agit d’établir un langage, de l’inventer et de le codifier.
Le but étant de déplacer les perceptions. Cela implique de penser la temporalité de chaque matériau, leurs entrelacements, en même temps que de jongler avec les perceptions que le public peut avoir d’un ou plusieurs de ces médias, seuls ou combinés.

Comment s’exprime ce projet dans Tablado elle-mĂŞme â€“ ou plutĂ´t dans son Ă©criture ?

Tablado s’attache aux jeux entre son et lumière, la question principale Ă©tant : comment la lumière peut-elle prendre vie en lien avec la musique ? De lĂ , mon idĂ©e a Ă©tĂ© de penser la lumière comme une matière avec laquelle on pourrait peindre.

Vous vous ĂŞtes entourĂ© pour l’occasion d’une Ă©quipe artistique. Vous n’êtes donc pas « le seul maĂ®tre Ă  bord Â» : comment avez-vous choisi ces collaborateurs et comment avez- vous procĂ©dĂ© Ă  cette Ă©criture Ă  plusieurs mains ?

La vie de compositeur est une vie d’ermite, qui ne se reconnecte Ă  la sociĂ©tĂ© qu’occasionnellement, pendant les pĂ©riodes de contact avec les instrumentistes qui occupent gĂ©nĂ©ralement un laps de temps très rĂ©duit. Inversement, l’un des aspects qui me tient le plus Ă  cĹ“ur dans ce genre des projets multimĂ©dia est justement la collaboration avec d’autres artistes. La pĂ©riode de travail au plateau est alors fondamentale : c’est lĂ , dans le dialogue entre les diverses personnalitĂ©s en prĂ©sence, qu’une grande partie de la pièce prend forme. Dans le cas de Tablado, j’ai rĂ©uni autour de moi une Ă©quipe constituĂ©e de Claudio Cavallari (avec lequel j’avais dĂ©jĂ  collaborĂ© auparavant), JĂ©rĂ´me Bertin, ainsi que deux jeunes, David Fierro et LenaĂŻc Pujol. La pĂ©riode de recherche a Ă©galement Ă©tĂ© enrichie du travail avec les membres de l’ensemble TM+.
 Lorsque je monte une pièce de théâtre musical, je procède normalement sur deux fronts. D’une part, dans mon laboratoire personnel, pour les prises de dĂ©cisions et une vue d’ensemble de la pièce. D’autre part, avec l’équipe, dans la dĂ©couverte de ses divers membres et de leurs propositions, afin de voir comment donner corps Ă  des personnalitĂ©s si diffĂ©rentes. J’écris au prĂ©alable des scènes entières en ayant dĂ©jĂ  une idĂ©e du discours scĂ©nique en articulation avec le discours musical : la partition s’accompagne donc dĂ©jĂ  Ă  la table de croquis de scĂ©nographies, de lumières et d’images. De lĂ , le travail au plateau donne son unitĂ© au projet.
Le cas de Tablado est toutefois un peu unique au sens oĂą une autre couche de complexitĂ© s’ajoutait Ă  ce dispositif dĂ©jĂ  riche. Il se trouve que les membres de l’équipe n’avaient jamais travaillĂ© sur un spectacle sonore : je me suis un peu senti comme Hermès guidant un aveugle dans le noir absolu...

Comment avez-vous procĂ©dĂ© pour Ă©crire son et lumière : quelle(s) « grammaire(s) Â» avez- vous mise(s) au point qui les uni(ssen)t ? 


Cela s’est fait très naturellement. Comme je l’expliquais Ă  l’instant, j’avais imaginĂ© en amont un plan des interactions entre son et lumière : je sortais d’Insanae Navis, projet hybride au sein duquel la lumière jouait dĂ©jĂ  un rĂ´le prĂ©pondĂ©rant, ce qui m’avait permis de me constituer un rĂ©servoir d’idĂ©es consĂ©quent. Notre perception de la musique se construit dans un espace temporel oĂą chaque seconde est importante, mais la lumière permet d’autres formes d’interactions, ce qui m’a amenĂ© Ă  remettre mon Ă©coute en question. Par ailleurs, l’imaginaire de Tablado est liĂ© Ă  la danse et cette rĂ©fĂ©rence a Ă©galement fait surgir une forme de grammaire qui articule geste, son et lumière.

Comment envisagez-vous le discours : est-ce un discours musical Ă©tendu ou un discours scĂ©nique ? 


D’abord, je pense qu’un discours musical peut ĂŞtre uniquement sonore tout en Ă©tant scĂ©nique ou Ă©tendu. Ensuite, la pièce devrait se suffire Ă  elle-mĂŞme, que ce soit en tant qu’œuvre exclusivement musicale ou, inversement, uniquement visuelle, mĂŞme si, Ă©videmment, ce sont les inter-relations entre les deux qui lui donnent forme et sens. Mais ce qui m’a plus particulièrement intĂ©ressĂ©, c’est la manière dont chacun de ces langages s’émancipe tout en gardant ces interrelations : c’est lĂ  que l’œuvre travaille. Si le public erre entre ses diffĂ©rents sens, sans distinguer clairement ce qui guide son errance, le pari sera gagnĂ©.

Comment « gĂ©nère-t-on Â» un matĂ©riau esthĂ©tique qui est Ă  la fois musical et lumineux ?

Outre les idées que j’avais développées seul à la table, nous avons aussi joué sur des notions de spontanéité, de non-répétition, d’improvisation, qui devraient être perceptibles, à la fois dans le son et la lumière.

Comment dĂ©veloppe-t-on ce matĂ©riau ? Qu’est-ce qui guide la forme : les nĂ©cessitĂ©s du dĂ©veloppement musical ou celles de l’évolution scĂ©nique ? 


Dans le cas précis de Tablado, il y a d’une part l’allégorie de la danse qui constitue comme une suite (non baroque) à l’intérieur de l’œuvre. À cette superstructure relativement ouverte s’ajoutent des problématiques plus structurantes, qui touchent par exemple à la quantité de lumière ou de son, dans le but de guider la perception de l’auditeur vers les liens possibles entre les deux. Au début de la pièce, ces liens sont assez évidents mais les deux matières s’émancipent au fur et à mesure l’une de l’autre.

Écrire son et lumière dans un mĂŞme geste exige, on l’imagine, une articulation fine entre les deux temporalitĂ©s (compliquĂ©es en outre ici par le fait que la musique est interprĂ©tĂ©e par la machine et l’homme) : comment avez- vous rĂ©solu ce problème ?

La synchronisation est une des approches possibles â€“ et nous avons travaillĂ© par exemple sur des dispositifs de captation de geste, appliquĂ©e notamment au chef d’orchestre et au percussionniste. Le geste contrĂ´le donc la lumière, la vidĂ©o, le son et la scĂ©nographie mobile afin de retranscrire le lien entre mouvement et transformation. Ainsi, l’action de sculpter le son dĂ©passe le sonore et conduit Ă  une conception scĂ©nographique, Ă  une dramaturgie, voire Ă  une chorĂ©graphie des corps et des objets sur scène.
Mais la cohabitation de deux mĂ©dias n’implique pas nĂ©cessairement leur synchronisation. Ce fut du reste l’une de nos interrogations premières et essentielles : pour moi, rĂ©unir des langages n’impose pas de les lier de manière synchrone (comme ces fameux effets vidĂ©o des lecteurs mĂ©dias informatiques !). L’importance d’un geste est davantage dans la perception qu’on en a que dans sa rĂ©alitĂ© et peut-ĂŞtre pouvons-nous donner le sentiment de ces liens, en aspirant plutĂ´t Ă  une polyphonie des sens.

Sur la scène, la lumière est un Ă©lĂ©ment essentiel qui plante un dĂ©cor, une atmosphère... Comment dialoguer avec un tel pouvoir d’évocation en jouant sur le son ?

Son et lumière ont en commun leur immatĂ©rialitĂ© : tous deux sont susceptibles de crĂ©er un langage sans narrativitĂ© â€“ c’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai commencĂ© ce triptyque par les relations entre son et lumière.
Dans l’écriture musicale Ă©lectronique, je joue ainsi essentiellement sur la notion d’espace possible avec la lumière : j’imagine l’espace acoustique en lien avec le champ visuel, que ce soit en passant de l’un Ă  l’autre, ou en les opposant (en superposant par exemple un espace lumineux contraint et un son large, ou inversement). Ă€ cet Ă©gard, les recherches des Ă©quipes Espaces acoustiques et cognitifs de l’Ircam sur la crĂ©ation d’acoustiques virtuelles (pouvoir varier les acoustiques au sein d’une mĂŞme salle) nous ont Ă©tĂ© prĂ©cieuses, pour donner le sentiment de changements de plateau, de distance, etc.

©Ircam-Centre Pompidou

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