Quand on plonge dans l’eau une branche de romarin arrachée, des racines bientôt reparaissent. Ainsi, des plantes qu’on croit mortes ont en elle une énergie, une force vitale, qui leur permet de se régénérer et de retrouver leur forme. Il en va de même de certains migrants, volontaires ou non : malgré le déracinement, ils sont capables de se « renraciner », de faire repousser leurs racines dans le nouveau contexte où ils se trouvent.
Italienne ne vivant plus depuis longtemps dans mon pays, c’est ce sentiment familier que j’ai voulu chanter dans les deux premiers recueils de mon Canzoniere, que je place dans l’héritage des cycles de madrigaux, de lieder ou de mélodies. Tous les textes réunis ici ont trait à ce processus de « renracinement ».
La mise en musique de texte a toujours été un défi pour moi. Le sens est bien sûr important, mais le fait qu’on puisse le comprendre en écoutant la musique m’a longtemps dérangée : je ne voulais pas raconter une histoire. Je me suis libérée de cette contrainte en m’appuyant avant tout sur la valeur acoustique du texte, sur sa densité sonore, même quand sa signification est transparente. J’ai d’ailleurs découvert en discutant avec les poétesses réunies ici que, outre le renracinement, elles ont un autre point commun : leurs poésies tirent leur essence de l’oralité. Avant que d’être écrite, elle est matière sonore, viscérale, matérielle.
Je travaille donc avant tout sur le son du texte — et donc sur le contenu sonique du texte lu. En l’occurrence, par les poétesses elles-mêmes — les échanges que j’ai avec elles étant aussi très importants pour moi. J’ai donc demandé à chacune de lire son propre texte, à deux exceptions près (Svetlana Alexievich qui écrit en russe et Barbara Jane Reyes qui écrit tour à tour en anglais et en tagalog, un dialecte philippin d’origine latine), pour lesquelles il n’a pas été possible d’obtenir des enregistrements. J’ai dû trouver des pis-aller, mais je connais leurs voix. Je les ai dans l’oreille et, comme pour les autres, je compose donc en dialogue avec elles et leurs sons.
C’est là qu’interviennent mes recherches réalisées à l’Ircam sur le vibrato et la distorsion des voix, deux préoccupations qui m’habitent depuis longtemps. En tant que compositrice en recherche à l’Ircam, mes travaux ont porté pour partie sur l’analyse et la synthèse du vibrato (vocal principalement) : l’idée est de pouvoir articuler le vibrato, pour ensuite le manipuler, l’imiter ou le construire dans le temps. Grâce à la machine, on peut ainsi aller plus loin encore que ce dont le chanteur est capable : le nouvel outil de traitement que nous avons mis au point nous permet d’« écrire » (et d’appliquer puis de projeter dans l’espace) un vibrato sur une voix, avec un rythme et une amplitude déterminés. Le tout en temps réel et avec un résultat sonore très naturel.
Un deuxième axe de travail portait plus largement sur toutes les distorsions vocales, en tant que matière organique : la distorsion peut en effet faire partie intégrante du discours musical et élargir la palette sonore. Au reste, un son est toujours le lieu de distorsions, ne serait-ce qu’au niveau microscopique — la complexité et la richesse du timbre ainsi que sa texture sont aussi le résultat des aspérités et impuretés du son. Certains chanteurs sont capables de distorsions vocales, mais cela passe par des processus physiologiques spécifiques (tension des cordes vocales, pression de l’air, régime de vibration des cordes vocales, etc.), très exigeants physiquement et somme toute assez limités : le module que nous avons imaginé avec les équipes de l’Ircam nous donne la possibilité d’en générer, de les contrôler et de composer avec.
Dans les deux premiers recueils de mes Canzoniere, toutes ces recherches me permettent de travailler les inflexions et la rugosité de la voix des poétesses afin de les mettre en relation avec la voix chantée. Sans jamais qu’on entende l’originale. On retrouve d’ailleurs là l’idée de déracinement / renracinement : puisque, si la lecture sert de point de départ, à mesure que la pièce avance, le chant s’en affranchit. Au début de chaque recueil, le sens est clair, puis on s’en éloigne, on prend du recul, et on comprend finalement quelque chose de plus vaste que le sens : la valence sonore du texte.
Marta Gentilucci, note de programme du concert du 9 septembre 2020 à la Villette, salle Boris Vian