Kinok, un nom qui évoque le cinéma, et plus précisément les « fous de cinéma » animés par Dziga Vertov, l'initiateur du « cinéma-vérité ». Kinok est le titre que donnent Anne Teresa De Keersmaeker et Thierry De Mey à l'œuvre qu'ils intègrent comme partie centrale dans leur nouvelle production, prévue pour Ie Théatre Royal de la Monnaie en novembre 1994 et pour le Théâtre de la Ville à Paris début 1995.
C'est en fait le premier éclat jailli d'une veine nouvelle, celle du spectacle que les deux artistes conçoivent en ce moment pour la saison prochaine. Ils y adoptent une démarche « symbiotique » où mouvement et musique s'élaborent en relation étroite, et s'informent progressivement l'une à l'autre à tous les niveaux de leur organisation commune. Thierry De Mey avait déjà nommé « Kinoks » certaines sections d'une pièce récente, Récidives, où l'on trouve quelques-uns des matériaux et procédures de composition privilégiés dans la musique qu'il compose pour Rosas : sons « multiphoniques » des instruments à vent, organisation de courbes rythmiques selon le modèle de la progression des harmoniques, de vitesse croissante ou décroissante... traits d'écriture musicale qui vont cette fois de pair avec l'écriture du mouvement. En dehors de l'histoire du cinéma, le mot « kinok » désigne en russe les mouvements de l'œil, et donc évoque naturellement la faculté de suivre presque simultanément, par les sauts du regard, l'évolution de plusieurs images différentes. Il désigne ici tout particulièrement un jeu de superpositions d'accélérations et de décélérations, distribuées par exemple entre différentes parties du corps, ou entre différentes parties instrumentales.
C'est pour l'ensemble Ictus, dirigé par Georges-Elie Octors, que Thierry De Mey a compose sa nouvelle partition. Un ensemble dont le nom seul est plein d'enseignements. L'ictus est un signe utilisé dans la notation du plain-chant, l'ancêtre de notre classique « barre de mesure », et qui signale l'arrivée au sommet de la phase ascendante d'une phrase musicale, avant qu'elle ne se renverse et se détende pour descendre vers sa conclusion. Les traités de chant grégorien réservent à la notion d'ictus de beaux efforts de définition, souvent très évocateurs : ainsi le moment de l'ictus est-il dit l'équivalent du moment de la marche où le pas presqu'accompli contient déjà en soi l'élan du pas suivant. Il y a là matière à de belles et profondes digressions... faute de place pour lesquelles on dégagera simplement de cette référence inattendue l'une des plus singulières richesses de la démarche ici adoptée par un compositeur écrivant pour la danse, et donc conscient d'avoir « à composer le temps du mouvement ». Au lieu du quadrillage rythmique habituellement associé, presque par réflexe, à l'idée même d'une musique accompagnant les déplacements du corps, au lieu du balisage mesuré traditionnellement fourni par le musicien qui donne la « cadence » au danseur, il vise l'élan lui-même non pour en marquer les points de départ et de chute, mais pour en dessiner la courbe : le mètre, alors, peut être moins affaire de battue mesurée qu'invitation à la souplesse d'une prosodie du corps, dont l'accord à la musique relève d'une conformité organique plutôt que d'une suite de coïncidences d'accents.
Jean-Louis Libert.