Parmi les nombreuses cérémonies bouddhistes, il en est une lors de laquelle les prêtres circulent dans l’espace de cérémonie en récitant le Sûtra, tout en épandant des pétales afin de bénir les esprits défunts. C’est le « Sange » – 散華, dont la traduction littérale du japonais signifie « épandage de pétales » (San – 散 = épandage ; Ge – 華 = pétales). Originellement, des fleurs et pétales de lotus frais étaient utilisés. Ils sont désormais remplacés par des papiers de couleurs en forme de pétales de lotus, dispersés dans le hall principal du temple. L’association de la récitation solennelle, de la danse des pétales et, à l’origine, de l’odeur de lotus frais, parle aux cœurs des gens, en faisant appel à leurs sens auditif, visuel et olfactif, et les transporte ainsi, au point culminant de la cérémonie, dans une atmosphère fantastique et pleine de magie.
Yoshihisa Taïra, qui fut mon premier professeur de composition, disait « qu’un chef-d’œuvre est comme un polyèdre qui nous apparaît toujours différemment en fonction de l’angle sous lequel nous le regardons et dont l’état évolue sans cesse et de manière progressive ». Dans sa fascinante pièce Hiérophonie V, écrite pour les Percussions de Strasbourg, il nous transporte au moyen de peu de matières, choisies très soigneusement, dans un univers musical profond, riche et vivant, à travers la magie des sons. Dix ans après sa disparition, Sange est ma propre vision de son polyèdre. M’appuyant sur la forme de Hiérophonie V, j’ajoute une dimension olfactive représentée par la fragrance de l’émanation volatile des sons produits par les six musiciens, et une évolution des matières sonores. Sange utilise principalement l’instrumentarium et l’implantation de Hiérophonie V, et s’inspire de deux de ses idées fortes musicales. L’ostinato du tambour de bois à la fin de Hiérophonie V est ainsi un des matériaux qui sert de point de départ à la constitution de l’espace sonore de Sange. L’énergie percutante du geste est cependant restituée ici sans utilisation de la voix (à laquelle avait recours Taïra). Les nombreux nouveaux modes de jeux et leurs combinaisons, ainsi que la création de couches sonores diverses suivant plusieurs trajectoires dans l’espace, donnent une dimension quasi électroacoustique à la pièce. La composition est un travail très intellectuel mais doit également nourrir le cœur et l’esprit. «U ne pièce doit être très instinctive », disait Yoshihisa Taïra, et Sange est un organisme qui prend vie grâce aux énergies sonores produites par les Percussions de Strasbourg, et dont le désir est de nous guider vers le moment magique de la joie infinie.
Malika Kishino, note de programme du concert ManiFeste du 25 juin 2022 au Centquatre-Paris.