En apparence, l'alto n'est qu'un grand violon, simplement accordé une quinte plus bas. Mais en fait, un monde sépare les deux instruments. Ils ont en commun trois cordes de la, ré et sol. La corde de mi donne à la sonorité du violon une force lumineuse et une pénétration métallique qui manquent à l'alto. Le violon mène, l'alto reste dans l'ombre. En revanche, la corde grave de do donne à l'alto une âpreté singulière, compacte, un peu rauque, avec un arrière-goût de bois, de terre et de tanin.
Depuis de nombreuses années déjà, deux œuvres de musique de chambre avaient éveillé en moi l'amour de la corde de do : le dernier Quatuor à cordes en sol majeur de Schubert et le mouvement lent du Quintette pour piano de Schumann, où la sombre élégance de l'alto vient au premier plan ; j'ai ensuite fréquemment éprouvé le même sentiment avec les œuvres pour orchestre de Berlioz.
Lors d'un concert de la Radio ouest-allemande (WDR) à Cologne en 1990, j'ai entendu Tabea Zimmermann jouer de l'alto ; son jeu sur la corde de do, particulièrement énergique et vigoureux — et pourtant toujours tendre — fut le déclencheur de mes fantaisies de sonate pour alto solo. J'avais déjà à l'esprit le plan d'une sonate que j'écrirais ultérieurement, et composais en 1991 Loop (pièce brève qui est aujourd'hui le deuxième mouvement de la sonate) en guise de cadeau d'anniversaire pour l'exceptionnel éditeur Alfred Schlee.
En 1992, je composais Facsar (aujourd'hui troisième mouvement), en mémoire de mon bien aimé professeur de composition, mort à Berne, Sandor Veress, un compositeur considérable et injustement oublié. En 1993, Klaus Klein me demanda de composer une œuvre pour le festival de Gütersloh ; je complétais alors les mouvements de la sonate que Tabea Zimmermann avait entre-temps accepté de créer. Les nouveaux mouvements sont donc les premier, cinquième et sixième ; j'ai dédié les deux mouvements extrêmes à Tabea Zimmermann, le quatrième à Klaus Klein et le cinquième à ma collaboratrice depuis de longues années, Louise Duchesneau.
Premier mouvement, Hora Lungâ : il évoque l'esprit de la musique populaire roumaine qui a fortement marqué mon enfance en Transylvanie, avec la musique populaire hongroise et celle des Tsiganes. Je ne compose cependant pas de folklore, et n'introduis pas de citations folkloristes : il s'agit plutôt d'allusions. Hora Lungâ signifie littéralement « danse lente ». Dans la tradition roumaine, il ne s'agit cependant pas de danse, mais de chansons populaires (dans la province la plus septentrionale du pays, celle du massif des Maramures, au cœur des Carpathes), nostalgiques et mélancoliques, à l'ornementation riche, qui ont une similitude frappante avec le cante jondo d'Andalousie et les musiques populaires du Rajasthan. Il est difficile de dire si ce phénomène est lié aux migrations tsiganes, ou s'il s'agit d'une ancienne tradition indo-européenne, diatonique et mélodique. Ce mouvement est intégralement joué sur la corde de do. J'utilise ici des intervalles naturels (une tierce majeure juste, une septième mineure juste, ainsi que le onzième harmonique).
Deuxième mouvement, Loop : le titre se réfère à la forme ; les mêmes motifs mélodiques sont répétés sans cesse mais rythmiquement toujours variés et à tempo de plus en plus rapide. On joue exclusivement en doubles cordes, l'une des deux cordes demeurant à vide. Cela force l'interprète à des changements de positions hasardeux, ce qui produit, dans la partie rapide du mouvement, une « dangereuse virtuosité ». Ce mouvement doit être joué dans l'esprit jazz, élégant et relaxed.
Troisième mouvement, Facsar : le titre est un verbe hongrois qui signifie « tordre » ou « contracter », employé aussi pour décrire l'impression d'amertume et de tiraillement que l'on éprouve dans le nez lorsqu'on est sur le point de pleurer. C'est également une pièce en doubles cordes, une sorte de danse modérée, pseudo-tonale, avec des modulations folles, faussées.
Quatrième mouvement, Presto con sordino : à partir d'un mouvement perpétuel et régulier (comme, déjà, dans ma pièce pour clavecin, Continuum), des fragments mélodiques à demi-dissimulés, comme des illusions, se dévoilent peu à peu, par une accentuation polyrythmique et par l'utilisation maximale des caractères contrastés des différentes cordes, un peu dans l'esprit de Mauritz Escher.
Cinquième mouvement, Lamento : composition rigoureusement à deux voix, constituée pour l'essentiel de secondes et de septièmes parallèles. Influence directe de diverses cultures ethniques : on trouve des musiques en secondes dans les Balkans (Bulgarie, Macédoine, Istrie), en Côte d'Ivoire (Guéré) et en Mélanésie (sur l'île Manus).
Sixième mouvement, Chaconne chromatique : qu'on ne s'attende pas à une allusion à la célèbre Chaconne de Bach : ma sonate est beaucoup plus modeste, elle ne revêt aucune historicité et n'implique aucune forme monumentale. J'emploie le mot de chaconne dans son sens originel : celui d'une danse sauvage, turbulente, avec une mesure en 3/4 fortement accentuée et une ligne de basse ostinato.
Ligeti, programme du concert du lundi 7 novembre 1994, Festival d'automne à Paris.