Un feu distinct est une revanche. Il y a dans Un feu distinct une certaine jubilation créatrice à la suite de la période difficile qui a vu la composition de mon oeuvre précédente L'exil du feu. Le point de départ de ces deux oeuvres fut de réaliser le même type formel sur lequel je travaille depuis plusieurs années : leur conception repose sur une idée commune selon laquelle le matériau musical de base de chaque pièce n'apparaît qu'à la fin du déroulement musical. Au lieu d'être exposés au début, les éléments constitutifs du discours musical se mettent peu à peu en place dans le cours de l'oeuvre. Lorsqu'ils sont finalement réunis, ils énoncent le «centre formel» de la pièce. Il s'agit d'une sorte de «révélation» de la forme, car l'évolution générale est celle d'un dévoilement progressif de ce qui est le réel centre de l'oeuvre.
Le centre formel d'Un feu distinct est le même que celui à la base de L'exil du feu. Lors de la réalisation de cette dernière pièce, pour 16 instruments et transformations en direct contrôlées par ordinateur, une grande partie de mon énergie fut dépensée dans la confrontation avec la machine et les procédures que j'essayais de mettre au point pour l'utiliser. Une grande tension en résulta, qui empêcha en définitive la révelation formelle de se produire. Le drame même de cet échec devint l'objet de la mise en musique : le «centre» ne parvint pas à se découvrir, et la fin de l'oeuvre expose la frustration du discours musical à ne pouvoir retrouver sa trace originelle.
Cette trace apparaît enfin dans Un feu distinct, qui est construit pour une large part sur le même matériau qui avait engendré l'oeuvre précédente. L'ordinateur n'est pas ici utilisé en direct, mais uniquement comme aide pour la fabrication de mélodies dérivées de manière spatiale du matériau de base. Ainsi la grande majorité des courbes mélodiques des quatre instruments à vent et à archet est-elle dérivée des mélodies exposées aux mêmes instruments dans la polyphonie de la section finale. Ces courbes sont sans cesse modifiées rythmiquement, mais conservent un aspect spatial et sonore très proche de leur origine.
Le piano joue un rôle plus libre dans ses rapports à son matériau final puisqu'il s'en approche et s'en éloigne sans cesse, tantôt l'exposant clairement, tantôt l'ignorant franchement à l'aide d'épisodes sans relation avec le reste de l'oeuvre. Sa position à l'écart des autres instruments sur la scène illustre cette attitude ambiguë de participation/isolement qui le caractérise. De ce point de vue, il s'agit un peu d'un mini-concerto, dans lequel le soliste est constamment aliéné vis-à-vis des autres instruments même lorsqu'il joue avec eux ; cette situation est maintenue jusqu'à la fin de l'oeuvre, où le piano se combine à la texture globale au moment où les quatre instruments atteignent le point maximum de leur individualité. Il n'y a pas intégration, tout au plus une superposition de différences individuelles.