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Lorsque vous avez découvert que les équipes de l’Ircam travaillaient sur les instruments augmentés, vous sont-ils apparus comme une réponse à un besoin compositionnel ?
Ashley Fure : À mes yeux, les recherches de l’Ircam sur les instruments augmentés proviennent d’une aspiration de longue date pour une fusion toujours plus intime entre les éléments électronique et acoustique au sein d’une même pièce. Les instruments augmentés offrent une autre approche de ce casse-tête, où le corps physique des instruments acoustiques filtre et reflète le son électronique qui y est diffusé.
Mauro Lanza : Je suis un peu embarrassé par cette question, parce que je n’utilise pas réellement les SmartInstruments tels que développés à l’Ircam, mais une version très « low-tech » de ces instruments augmentés : ce sont simplement des instruments à cordes sur lesquels sont fixés des transducteurs. Ne nous trompons pas : un transducteur n’est qu’un « mauvais » amplificateur. Cela étant dit, ils sont pour moi le prolongement d’une démarche déjà entamée depuis bien longtemps. Un prolongement auquel je songeais depuis un moment, avant même de savoir que c’était possible, et que ce projet avec le Quatuor Diotima m’a permis de concrétiser. De fait, j’ai l’habitude de travailler avec des instruments préparés. Par exemple, en entravant une corde avec une quantité donnée de Patafix : dès qu’on ajoute une masse sur une corde, celle-ci ne se comporte plus de la même manière : la fondamentale baisse, mais pas les harmoniques. Le son ressemble alors à une espèce de Frequency Shifting analogique, un peu erratique, difficile à apprivoiser. Un son que, habituellement, j’échantillonne note par note pour analyser les spectres résultants. C’est un travail que je fais déjà pour de nombreuses pièces, et que je reproduis ici - le transducteur m’apparaissant comme le prolongement logique de ce genre de préparation.
De quelle manière ? Que changent ces transducteurs ?
Mauro Lanza : Le transducteur permet de « préparer » l’instrument électroniquement en plus d’acoustiquement. Ainsi le son des instruments est-il tout le temps modifié : on n’entendra jamais le quatuor à cordes sonner comme il sonne habituellement. Il y gagne une certaine âpreté inharmonique. L’idée, en étroite relation avec le principe de la pièce, est de « moduler » les instruments avant même de les faire jouer - pour être ensuite « capté », comme avec un très mauvais démodulateur : le son n’est donc jamais parfaitement « démodulé ». Là aussi, il n’y a rien de nouveau : Stockhausen avait eu la même idée.
À quelles expériences vous êtes-vous livrés sur ces nouveaux outils ? Quelles pistes avez-vous explorées ? Lesquelles avez-vous abandonnées et pourquoi ?
Ashley Fure : Dans ma musique, je travaille bien souvent avec des spectres chaotiques - des sons dont je peux influencer les développements internes sans les contrôler complètement. Suivant cette inclination, ma première idée pour le quatuor augmenté a été d’explorer le feedback1 produit par les transducteurs, afin d’injecter une forme de volatilité au son électronique. Les transducteurs tels qu’on les dispose habituellement - c’est-à -dire fixés au dos des instruments - ne donnaient selon moi rien d’intéressant s’agissant de ce jeu de feedback. L’instrumentiste n’avait pas suffisamment de liberté pour façonner les lignes lyriques du feedback à mesure que celui-ci se déployait. J’ai donc tenté une autre approche. Qu’adviendrait-il si l’interprète pouvait utiliser le transducteur comme un archet, s’approchant et s’éloignant du microphone placé sur le chevalet, pour altérer les contours du feedback ?
Une fois nos recherches ainsi réorientées vers un transducteur mobile, un nouveau champ des possibles s’est ouvert à nous. Non seulement le feedback devenait immédiatement « interprétable », mais nous avons découvert que la projection de fichiers son par l’intermédiaire d’un transducteur mobile révèle en couleurs vives le filtrage spécifique de chaque partie de l’instrument sur laquelle on l’appose. Un même flux de bruit blanc sonne de manière radicalement différente selon le point de contact du transducteur avec l’instrument. J’ai donc commencé à composer des fichiers son spécifiquement conçus pour interagir avec des chorégraphies de gestes à la surface de l’instrument et avec les altérations acoustiques naturelles que ces migrations peuvent produire. Le mouvement et la ductilité deviennent ainsi les préoccupations premières de la composition.
Mauro Lanza : J’ai échantillonné et analysé toutes les sonorités instrumentales dont je parlais plus haut (obtenues sur des instruments préparés) pour fabriquer un « synthétiseur » de sons non périodiques ou inharmoniques. Passés ensuite à la moulinette d’une modulation en anneau et de Frequency Shifting, ces sons de synthèse sont injectés directement dans les transducteurs. C’est donc une technique très classique de la musique électroacoustique, mais diffusée par des transducteurs et filtrée par le corps résonnant des instruments.
Comment s’est passé le travail avec les musiciens eux-mêmes ?
Ashley Fure : Je nous ai ménagé un cadre de travail qui nous permettait d’explorer librement différents scénarii de feedbacks que j’avais élaborés en amont, puis j’ai guidé le quatuor dans une séance d’improvisation dans chacun de ces contextes. Nous avons fait nos premières expériences sur des instruments de mauvaise qualité - je voulais être certaine de ne pas abîmer leurs instruments. J’ai eu la surprise de constater qu’ils se sont tout de suite pris au jeu : ils ont même découvert un certain nombre de choses que je n’avais pas réussi à trouver toute seule.
Mauro Lanza : Dès qu’on passe aux vrais instruments du quatuor, on s’aperçoit que ça sonne beaucoup mieux. Tout bien considéré, le transducteur n’est rien d’autre qu’un excitateur qui fait résonner l’instrument. Donc plus l’instrument est riche (en termes de sonorités) et plat (au sens de la réponse fréquentielle), plus ça ressemble à un « bon » haut-parleur. Mais l’idée n’est bien sûr pas d’avoir des bons haut-parleurs. Au contraire : ce sont des haut-parleurs qui ont la réponse impulsionnelle et la courbure fréquentielle des instruments à cordes, ce qui permet d’intégrer plus encore l’électronique au quatuor, en faisant coexister les fréquences utilisées par l’électronique et le son acoustique dans une seule enveloppe spectrale.
Comment les instruments augmentés se sont-ils intégrés à vos imaginaires respectifs ?
Ashley Fure : Ma pratique de compositrice comprend un travail conséquent sur les installations immersives, et je suis souvent attirée dans ce cadre par des matériaux dont le cadre référentiel ne cesse de nous échapper ; des matériaux qui flirtent avec les associations d’idées, sans jamais sombrer dans la figuration. Un tel matériau, soumis à diverses contraintes kinésiques, sonores ou lumineuses, peut paraître, parfois comme des plis de chair, parfois comme de la glace en train de fondre, et parfois encore comme un créature marine imaginaire. Le système de transducteurs mobiles que nous avons mis au point pour Anima a permis aux instruments à cordes de s’engager sur ce genre de terrains aux repères élusifs. Au départ, ils dégagent une forme d’animalité - tels des êtres lourds, à la respiration oppressante -, pour se métamorphoser en machines, avant de se découvrir des cordes vocales. Les transducteurs me permettent d’injecter différentes formes de forces vitales dans le quatuor, pour le dénaturer puis le renaturer, sans cesse au cours de la pièce.
Mauro Lanza : De manière générale, j’aime travailler avec les défauts intrinsèques des objets auxquels je suis confronté. C’est ce que je fais ici avec les transducteurs : The 1987 Max Headroom Broadcast Incident est un hommage à une technologie ancienne, à ces radios qui crachotent, dont le son est constamment parasité par le bruit statique produit par le courant électrique alternatif.
Abstraction faite des instruments augmentés ou des transducteurs : arrive-t-il que de nouveaux outils enrichissent ou ouvrent votre univers musical ?
Mauro Lanza : Constamment. Souvent, l’impulsion même pour écrire une pièce vient d’une nouvelle technique ou d’une nouvelle technologie - entendons : nouvelles pour moi et non pas
nécessairement au sens historique. Par exemple, la découverte de la synthèse par modèle physique a donné naissance à toute une série de pièces.
Je travaille fréquemment avec des objets trouvés. Ainsi de tout le travail que j’ai réalisé avec Andrea Valle : nous construisons des instruments avec des objets recyclés, au design délibérément rudimentaire et écologique - pour jouer ensuite avec leurs caractéristiques et défauts propres.
Il m’arrive, même si c’est assez rare, de faire la démarche inverse, celle du compositeur qui veut une machine et qui se la fait construire : ce fut le cas pour Le nubi non scoppiano per il peso et sa machine à pluie - un mécanisme qui a été spécifiquement conçu par Simon Cacheux pour satisfaire mes besoins et qui marche fort bien.
Propos recueillis par Jérémie Szpirglas.
- Le feedback ou effet Larsen est un phénomène physique de rétroaction acoustique observé dès les débuts de la téléphonie et décrit par le physicien danois Søren Absalon Larsen.
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