Marco Momi, comment est nĂ© le cycle Iconica : quels sont les enjeux qui ont prĂ©sidĂ© Ă  sa composition ?

C’est en rĂ©alitĂ© un cycle tout Ă  fait involontaire : je n’avais pas du tout l’intention de composer un Iconica II lorsque j’ai terminĂ© Iconica, et encore moins troisième et un quatrième.

C’était en 2006. Je venais de terminer mes Ă©tudes, une pĂ©riode charnière pour tous les compositeurs, que j’ai quant Ă  moi trouvĂ©e particulièrementappropriĂ©e pour faire le point. Moins que l’élaboration d’un langage « personnel Â», il s’agissait davantage de distinguer les chemins dans lesquels je voulais m’engager, sans forcer mon parcours vers les pistes suggĂ©rĂ©es par mes Ă©tudes ou mes besoins d’écoute. Pour moi, les enjeux Ă©taient multiples : comment combiner anonymat et authenticitĂ© ? Comment conjuguer, au sein du discours musical, mes exigences de sensible avec mon approche de la formalisation harmonique et ma conception de la figure musicale ?

On dit souvent que ces moments-lĂ  sont ceux des sacrifices : pour moi, ce fut un retour Ă  l’essentiel, au niveau zĂ©ro de mon Ă©criture. La première consĂ©quence a Ă©tĂ© d’oublier la grande forme — ce qui, au reste, n’a jamais Ă©tĂ© dans mes habitudes. Je me suis donc naturellement penchĂ© sur la miniature, les petits objets, les sons dans leur plus simple appareil. Je voulais frustrer tous les processus de dĂ©veloppement du matĂ©riau, qui font pourtant partie intĂ©grante de l’écriture contemporaine.

Mon approche du matĂ©riau musical s’apparente en somme Ă  celle du sculpteur : avec une extrĂŞme caractĂ©risation des « Ă©cosystèmes sonores Â» — cette expression, très utilisĂ©e, recouvre des concepts parfois très diffĂ©rents selon les compositeurs. Je l’entends plutĂ´t dans un sens proche de celui que lui donne James J. Gibson dans ses travaux sur la perception visuelle. Deux notions m’ont intĂ©ressĂ© chez lui, celle d’espace Ă©cologique — chaque objet, avant d’être un objet, reprĂ©sente un potentiel, il suggère par lui-mĂŞme une sorte de parcours existentiel — et celle de lumière environnante. Il y a d’un cĂ´tĂ© la lumière directe qui saisit et focalise, comme celle du laboratoire ; d’un autre cĂ´tĂ©, il existe Ă©cologiquement un champ visuel dans lequel l’objet nous suggère des parcours perceptifs potentiels. Il n’y a pas de lumière directe, mais un champ visuel dans lequel je peux considĂ©rer l’objet en question, ou un autre, Ă  cĂ´tĂ©. Chaque objet de l’environnement, pourvu de son magnĂ©tisme ou de sa rĂ©pulsion interne propres, me fournit des informations sur l’environnement lui-mĂŞme et les objets qui le meublent.

Dans Iconica, j’ai donc cherchĂ© Ă  crĂ©er de petits univers. La matière sonore que j’ai choisie et modelĂ©e Ă©tait très simple en elle-mĂŞme — des gammes, destrilles, des multiphoniques —, mais je l’ai apprĂ©hendĂ©e « Ă  tâtons Â» pour tenter de la comprendre de l’intĂ©rieur et en dĂ©couvrir le son et la forme. C’est pour cette raison que les miniatures qui composent chaque Iconica forment une macrofigure : elles sont très caractĂ©risĂ©es.

Le titre Iconica peut s’entendre de plusieurs manières : vous pourriez ĂŞtre celui qui fabrique ces icĂ´nes, l’iconographe, ou l’iconoclaste ; pourquoi ce titre ?

Mes titres ont toujours un faisceau de motivations variées. Tout d’abord, l’icône est une œuvre d’art, certes, mais une œuvre d’art dotée d’une qualité symbolique singulière, qui permet une perception immédiate des objets et de la scène qu’elle décrit. L’icône est, en soi, un moyen de communication directe.

Lorsque l’on regarde une icône, on ne regarde pas seulement une image, mais un ensemble de symboles signifiants, qui racontent une histoire, sans besoin d’explication, ni de développement. L’organisation de l’image suffit pour comprendre la chronologie des événements.

Exactement : l’icône porte en elle une dynamique perceptive immédiate de compréhension des symboles qui la composent — et, dans la mesure où j’avais sacrifié l’idée de processus dans mon écriture, c’était exactement ce que je cherchais.

Par ailleurs, j’aime le caractère « anonyme Â» qui se dĂ©gage des icĂ´nes religieuses. Cela participe au reste de mon attitude au sein de la contemporanĂ©itĂ© musicale : j’aimerais ne pas ĂŞtre lĂ . Je n’aime pas les dĂ©clarations esthĂ©tiques. Ma rĂ©flexion porte sur le musical en soi. Or, le processus de production d’icĂ´nes relève Ă  la fois de l’hommage (Ă  la figure dĂ©peinte) et du fonctionnel. De la mĂŞme manière, le matĂ©riau que j’utilise fait partie de l’atelier musical au sens le plus large.

L’artiste n’est pas présent dans l’icône, il s’efface derrière son sujet.

VoilĂ . Dernière chose : particulièrement dans ces Iconica, je me suis concentrĂ© sur le dĂ©tail (et non sur le maniĂ©risme). Pour moi la dĂ©finition du dĂ©tail est liĂ©e Ă  la posture d’écoute exigĂ©e par l’écriture. Dans mon cas, cette complexitĂ© de l’écriture n’est pas le lieu de la dĂ©claration esthĂ©tique et n’est jamais univoque. S’effacer derrière son Ĺ“uvre revient Ă  lui redonner la prioritĂ©, ce que je prĂ©fère Ă  d’autres postures, comme de se cacher derrière le parcours esthĂ©tique des autres ou de seplacer en avant de l’œuvre, en se rĂ©fĂ©rant Ă  des concepts stylistiques ou Ă  des manifestes. Dans les deux derniers cas, on constate une potentielle perte de signifiant lors de l’écoute qui devient « subie Â», on choisit de solliciter les dynamiques du « re-connaĂ®tre Â» plutĂ´t que du « connaĂ®tre Â». La richesse du dĂ©tail, lorsqu’elle n’est pas autorĂ©fĂ©rentielle, est source d’ambiguĂŻtĂ©.

Vous disiez involontaire le cycle des Iconica : qu’est-ce qui vous a poussĂ© Ă  Ă©crire un deuxième volet (puis un troisième et un quatrième), si vous n’en aviez pas l’intention au dĂ©part ?

Pour bien vous rĂ©pondre, il me faut revenir Ă  ce qui dĂ©clenche chez moi la composition. Il y a naturellement des perspectives esthĂ©tiques dans ce que j’écris — des perspectives que j’espère fortes — mais, plus que de l’analyse d’un problème esthĂ©tique ou d’un stimulus intellectuel, l’écriture naĂ®t de sons, ou plutĂ´t « d’images de sons Â» que j’ai en tĂŞte. Ce sont ces images de son que j’essaie d’écrire, de transcrire, de focaliser, dans le silence de mon atelier.

Aussi bien, après avoir écrit Iconica, j’ai ressenti le besoin de continuer à manipuler certains sons, certains objets dont je m’étais servi — ce qui m’a amené à écrire Iconica II, puis les autres.

Le cycle trouve donc tout de mĂŞme une certaine cohĂ©rence globale, au-delĂ  du titre ? En termes de forme, de matĂ©riau et de traitement, par exemple ?

Oui. Chaque pièce est un petit recueil de miniatures, conçu comme un tout indivisible, mais on peut constater dans la globalitĂ© de nombreux renvois de l’une Ă  l’autre. Par exemple, le deuxième mouvement de Iconica, avec son jeu de gammes, est repris dans Iconica II avec un renversement et une ponctuation diffĂ©rente. Dans Iconica IV, l’électronique reprend Ă  son tour cette figure pour l’exploser, dans une dynamique de mĂ©lange extrĂŞme entre la figure dans son Ă©tat acoustique d’une part et retraitĂ©e par l’électronique d’autre part. Autre exemple, « Le parfum du lys Â», le deuxième mouvement d’Iconica III, sera rĂ©investi dans Iconica IV, mais cette fois plutĂ´t par l’électronique, l’ensemble instrumental venant en contre-pied : pour contrebalancer la source Ă©lectronique.

Il y a lĂ  un jeu de « loop Â», de boucle, un objet musical qui d’ailleurs me fascine : comment reproposer une mĂŞme figure dans la dynamique du concert, au sein d’une temporalitĂ© Ă©largie ? Ă€ chaque nouvelle Ă©coute, le loop change notre perception de la formule de dĂ©part — tout comme la rĂ©pĂ©tition d’une Ĺ“uvre en change l’interprĂ©tation. Le mĂ©tier d’interprète est certes d’interprĂ©ter mais il est aussi de « rĂ©pĂ©ter Â» — avec cette rĂ©gularitĂ© de la reproposition, qui varie lĂ©gèrement Ă  chaque rĂ©pĂ©tition, allant vers toujours plus de dĂ©finition — : en ce sens, l’interprète se rĂ©fère Ă  une forme d’« icĂ´nes Â». Le propos ici n’est pas d’embrasser la forme gĂ©nĂ©rale, le dĂ©veloppement, la prolifĂ©ration, mais bien de concentrer la durĂ©e au sein de la miniature : la forme n’est pas un acte prĂ©visionnel, mais un acte de dĂ©couverte dans l’instant. Certaines icĂ´nes n’apparaĂ®tront ainsi qu’une fois, d’autres seront reprises et variĂ©es. N’ayant pas pensĂ© les quatre pièces comme un cycle, et donc les rapports qu’elles entretiennent entre elles, les donner toutes ensemble au sein d’un mĂŞme concert est cependant d’un certain point de vue assez risquĂ© !

Un Ă©lĂ©ment revient, toutefois, comme une constante : exception faite d’Iconica III, qui est une Ĺ“uvre exclusivement vocale, un rĂ´le essentiel est dĂ©volu au piano. Ă€ la toute fin d’Iconica, Iconica II et Iconica IV, l’ensemble se tait pour laisser place au piano seul. C’est une rĂ©fĂ©rence aux icĂ´nes du Moyen Ă‚ge : tout comme la figure du saint reste seule en mĂ©moire, le piano est cette permanence de l’icĂ´ne lorsque tout le reste a disparu, l’image laissĂ©e pure et nue lorsque tombent les lames d’or et d’argent qui l’ornent.

La dernière pièce de ce cycle involontaire, Iconica IV, fait appel Ă  l’informatique musicale de l’Ircam : comment l’avez-vous travaillĂ©e ? Comment l’informatique vient-elle enrichir la rĂ©flexion ?

Le travail Ă©tait double : d’abord l’aspect sensible — ce qui peut s’entendre. Le dĂ©fi Ă©tait de ce point de vue de renforcer le sentiment d’un « mĂ©ta-instrument Â» — une impression d’autant plus essentielle dans le cadre du cycle Iconica que ce mĂ©ta-instrument a la capacitĂ© de faire oublier la connotation inhĂ©rente aux instruments de l’ensemble, si besoin au moyen d’un surplus d’énergie et d’une explosion sonore. Comme une destruction de cette connotation pour laisser place Ă  une re-connotation autre. Ma rĂ©flexion a portĂ© sur l’espace sonore, sur le geste instrumental, ou encore sur les dynamiques d’inversion du phĂ©nomène : lorsque c’est la source sonore acoustique, qui colore Ă  son tour le son Ă©lectronique. Ce travail consiste principalement en des traitements en temps diffĂ©rĂ©, en raison de mon exigence de dĂ©tail.

Ensuite vient le travail de formalisation, un travail cachĂ©, mais vital pour moi, notamment pour ĂŞtre en mesure de clore un chapitre et d’avancer vers le suivant. C’est un parcours, une rĂ©flexion fondamentale sur le concept mĂŞme de formalisation— un concept avec lequel j’entretiens un rapport pour le moins conflictuel. La formalisation n’est pas pour moi une manière de dĂ©finir un processus que je pourrais ensuite rĂ©utiliser dans une autre pièce — comme une formule magique, une panacĂ©e qu’on appliquerait Ă  tous les problèmes et Ă  tous les matĂ©riaux musicaux. Pour moi, c’est l’inverse : dès lors que j’arrive Ă  formaliser un processus, je passe Ă  autre chose. J’ai l’intuition d’un processus — musical, sonore, etc. — que l’écriture va me permettre de creuser, de pièce en pièce, en le rĂ©pliquant si nĂ©cessaire, et en allant vers toujours plus de dĂ©finition. La formalisation est donc pour moi un outil aussi passionnant que pour les autres, mais pour des raisons opposĂ©es.

L’accès aux outils d’informatique musicale de l’Ircam était l’occasion de faire ce travail sur les approches dont j’avais eu l’intuition lors de l’écriture des trois premiers Iconica.

L’informatique musicale vous a donc aidé à déconstruire les processus à l’œuvre dans la composition des trois premiers Iconica.

Elle m’a permis d’en comprendre la cuisine, l’artisanat, de distinguer les vis et rouages de la machine. Ainsi, une fois Iconica IV écrit, j’ai su qu’il n’y aurait pas d’Iconica V. Et dès lors que je vois les vis, je peux passer à autre chose.

Lors de ce concert, vos quatre Iconica sont prĂ©sentĂ©s avec le RĂ©pons de l’Office des TĂ©nèbres du Samedi Saint de Carlo Gesualdo : que pensez-vous de ce rapprochement ? Voyez-vous des similitudes entre votre musique et celle de Gesualdo ?

L’idĂ©e de ce programme n’est pas de moi, mais des trois directions artistiques des ensembles et institution qui contribuent Ă  ce concert : les Solistes XXI, L’ItinĂ©raire et l’Ircam. Si je connais Ă©videmment Gesualdo, et notamment son Office des TĂ©nèbres, je ne crois pas qu’il y ait entre lui et moi de liens directs — je ne suis en tout cas pas de ces compositeurs qui travaillent particulièrement leur relation musicale avec des compositeurs du passĂ©. Je trouve toutefois que ce rapprochement tĂ©moigne d’une intuition riche et sĂ©duisante. Le cycle de mes Iconica est très singulier : il y a lĂ  une « reproposition Â» de « l’icĂ´ne Â» — surtout dans les trois pièces instrumentales — qui dĂ©gage une aura rituelle que je crois palpable. La musique de Gesualdo et surtout ses RĂ©pons du Samedi Saint vont catalyser le potentiel dynamique de perception du sacrĂ©.

D’autre part, L’Office des TĂ©nèbres appartient Ă  la dernière pĂ©riode crĂ©atrice de Gesualdo — une pĂ©riode durant laquelle il a mis l’accent sur la complexitĂ© du contrepoint. Il utilise alors une Ă©criture aux limites de la technicitĂ© de l’époque — au contraire de Palestrina, par exemple, qui tend vers l’épure. Tous ces jeux de polyphonie chromatique, fortement empreints de sacrĂ©, ou ces changements harmoniques, qui rĂ©vèlent la lumière perçant les tĂ©nèbres, crĂ©ent une forme d’atemporalitĂ© abstraite, et presque amusicale. Ce sont lĂ  des caractĂ©ristiques qui s’appliquent Ă©galement au cycle Iconica : aller au dedans, vers le microscopique, obliger l’interprète Ă  jouer chaque note avec un poids spĂ©cifique.

©Ircam-Centre Pompidou

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