Vertigo (dont le titre sera expliqué un peu plus loin) représente ma première confrontation à ce que je pourrais appeler la grande forme. En effet, la pièce la plus longue que j'avais écrite jusqu'à présent était mon Quatuor, qui durait près de vingt minutes, mais constitué d'une mosaïque de onze courts mouvements. Cette fois-ci, l'enjeu formel était de taille : écrire une pièce de vingt minutes pour deux pianos et grand orchestre en un seul tenant (relevant d'une certaine gageure pour moi, affectionnant d'ordinaire les formes relativement courtes). Il va sans dire que les préoccupations architecturales et surtout perceptives ont été un enjeu central de la composition de cette pièce.
Évidemment un seul tenant n'implique pas un bloc monolithique ; Vertigo est structuré en onze sections proportionnées selon la suite de Fibonacci (en miroir) : 1 - 2 - 3 - 5 - 8 - 13 - 8 - 5 - 3 - 2 - 1, ce qui implique des sections allant de 23’’ à 306’’ (cette section centrale, trop longue en rapport avec les autres, est du coup elle même subdivisée en cinq sections selon les proportions 1 - 2 - 3 - 5 - 3 - 2 - 1). Toutes ces durées ne sont évidemment par perçues en tant que telles, mais confèrent une sensation d'équilibre à l'ensemble. Mon travail a été très centré sur la notion de perception, selon les questions : comment guider l'écoute ? comment donner une unité à l'ensemble ? Plusieurs solutions ont donc été mises en œuvre.
La réitération et la variation ont ainsi été inévitables : je vais prendre trois exemples. Au tout début de l'œuvre, certains instruments de l'orchestre (un cor, deux clarinettes à l'unisson, les altos, etc.) énoncent des tenues ff, droites, brutes, sans vibrato, presque « sales ». Les deux pianos ont un rôle inhabituel de « résonateurs actifs » de l'orchestre : des motifs de triples croches très rapides suivant l'évolution harmonique déterminée par les entrées successives des strates orchestrales : ici leur rôle est très en retrait, totalement au second plan. Ces mêmes triples croches, dix minutes plus tard, réapparaîtront, mais plus en avant, surmontées d'une seule strate : les gammes d'harmoniques des cors. Il y a deux strates, deux plans. Enfin, vers la fin de la pièce, ces triples croches deviennent solistes, leur rôle est premier : c'est la troisième cadence de la pièce (seules quelques discrètes harmoniques naturelles des cordes et des cors décolorent les pianos).
Dans le même ordre d'idées, les flûtes, les hautbois et les clarinettes égrènent un arpège très aigu, constitué de deux septièmes diminuées séparées par un demi-ton. C'est un signal clair. Cette disposition non-octaviante sera de plus en plus présente au cours de l'œuvre, jusqu'à envahir complètement l'espace harmonique et orchestral lors de frénétiques tutti.
Enfin, un cluster strident des bois en quarts de tons, tenu dans le suraigu et dans la nuance ffff, intervient à deux reprises, de façon totalement identique : c'est un signal très prégnant, qui est immédiatement reconnaissable.
Pour assurer une unité de l'ensemble, j'ai également utilisé un certains nombre d'harmonies, qui circulent tout au long de la pièce : ce sont par exemple la matrice do-réb-fa-sol (dans toutes les transpositions possibles) ; ou la superposition de deux septièmes de dominante dans l'espace d'une octave (à la couleur très diatonique et qui semble presque modale). Et une certaine nouveauté dans mon langage (comme le pendant de ce relatif diatonisme) : l'écriture en clusters, sous toutes ses formes (tenus, rythmiques, gammes clustérisées, parfois à l'extrême).
Mais par-dessus tout, c'est le rôle des pianos qui est prédominant dans l'unité de la pièce (car c'est bien un concerto !), et qui explique – en partie – le titre Vertigo. J'ai cherché à utiliser nombre de moyens de brouillage : la superposition de vitesses dans des registres similaires, le contrepoint de figures très proches harmoniquement et rythmiquement (comme il est possible de le faire sur les deux claviers d'un clavecin), et l'impureté induite par l'environnement microtonal (pour donner l'illusion que les pianos sont détempérés) ; cet environnement microtonal est d'ailleurs beaucoup issu des harmoniques naturelles des cordes et des cors. Il en résulte une sensation presque « éthylisée », brouillée, trouble, comme un reflet dans une eau en léger mouvement.
Comme le préfigurait l'orchestration de Mana, je requiers de l'orchestre une grande virtuosité instrumentale, toujours dans le même dessein d'obtenir une frénésie collective : comme un gigantesque ensemble de solistes, un orchestre très divisé (43 parties réelles ; à un moment 24 parties de violons), grande vitesse d'exécution, tempi extrêmes (jusqu'à 200 à la croche), tutti orgiaques. Je n'ai pas manqué de me souvenir de la lettre que m'a écrite Helmut Lachenmann, qui suggérait chez moi un peu plus « [d']écriture criminelle » ; j'espère y être parvenu par moments.
Enfin, la deuxième explication du titre est une référence au Scottie d'Hitchcock... car moi aussi j'ai peur du vide (du silence), et les vingt minutes de la pièce ne connaissent aucun répit, aucun temps mort. Pas de silences, pas de lenteur.