Au commencement, il y a une rencontre. La rencontre avec un verbe poétique, celui d’Elisa Biagini. C’est une poésie du quotidien. Ou plutôt une poésie qui creuse le quotidien, en dévoile le vide, le fragment, le fugace, l’insaisissable qui pourtant nous modèle à chaque instant. Fascinée, Marta Gentilucci avance, pas à pas. Elle découvre – au sens propre, elle ôte le voile de réel qui couvre les vers, elle s’ouvre à eux – et, comme cela arrive parfois, ce verbe trouve en elle une résonance inouïe. Chaque mot lui fait prendre conscience d’un espace sonore ignoré, dans un coin de l’abyme, d’entre les fissures (da una crepa) négligée jusqu’alors. Égrené tel un chapelet, chaque mot trouve sa place, cristallise en elle ce sentiment qu’elle ne parvenait pas à formuler, et qui trouve là sa parfaite incarnation.
Résonance : c’est le mot.
Lecture, relecture
On lit, on relit, on rerelit. On répète à l’envi, à haute voix, jusqu’à ce que la voix, lasse, s’élève d’elle-même, chante les vers plus qu’elle ne les dit. La langue d’Elisa Biagini s’attache au corporel, au sensuel, à un membre ou un autre qui devient sans prévenir métaphores et ouvre des espaces inattendus. Ce n’est pas un art de la virtuosité, une habileté à jouer avec le langage, mais bien plutôt une attention à l’anodin, au détail, au prosaïque même. Litanies, chapelets de syllabes bientôt débarrassés de sens, chant dénudé de tout signifié – celui-ci est abandonné, suspendu comme le parfum d’une fleur qui embaume encore la pièce où elle trônait un instant auparavant. Le texte est écouté, ressenti, articulé, goulûment mastiqué, et si l’enchaînement des associations d’idées est impossible à reconstituer consciemment, lignes musicales impalpables. Simultanéité des pistes, jaillissement du son da una crepa : de la faille qui laisse s’épancher le discours musical.
Voix
L’acte d’écriture n’est pas illustration, ne relève pas même de l’expression. C’est la nature sonore du verbe qui déclenche la composition. Marta Gentilucci est de ces compositeurs qui ont un besoin physique du son – soprano de formation, c’est le corps qui chante en elle, et sa musique naît de l’intime articulation du son, du corps, de cette voix intérieure, de la respiration du langage. Le son des mots s’apparente au timbre des instruments, que l’on mêle dans l’écriture. « On peut se demander, écrit-elle, si tout ce discours sur le verbe – s’en approcher, s’en éloigner – n’est pas simplement un besoin du compositeur de s’attacher à un objet extramusical, parce que, justement, il n’a pas de mot à sa disposition. Peut-être – dans la mesure où le mot véhicule un son ou le son – la parole poétique est-elle le lieu où le verbe se liquéfie, se fond, dans le son. »
Électronique
L’électronique est un microscope, pour mieux observer et manipuler le son, dans ses moindres détails. Une loupe à oreille, qui permet de mettre les mains dans le cambouis du son, comme le boulanger met les mains dans le pétrin. On enregistre des sons, on les analyse, on les déforme, on les transforme. À toutes les échelles. Et toujours cette fascination pour le son, moteur premier et principal du travail : ne pas asservir le son, rester à son écoute : le son suggère. On lui répond. Et viceversa. Comme le verbe.
Jérémie Szpirglas.