« Il n'y a plus d'espoir (...) elle dit qu'elle n'a plus de mémoire 1 ».
Ce sont les premiers mots de l'opéra, chantés par le baryton après un prologue orchestral. Et de fait, La Place de la République est un drame de la mémoire : de l'amnésie, ou de la difficile anamnèse. Comme l'est sans doute implicitement toute œuvre musicale.
« La musique est un art privilégié de travail de la mémoire. J'ai toujours eu l'impression que la musique racontait quelque chose, que la musique était un récit (...) 2 »
Quelques personnages : un président, un conseiller, l'épouse, un psychanalyste, un journaliste, un général, un enfant,... qui « auraient pu être tout autre » : l'essentiel n'est certainement pas l'histoire. Le baryton le dira dans la troisième partie de l'œuvre : « vous n'avez plus de passé 1 » ; ou encore : « il n'y avait plus d'histoire. 1 »
Pourtant, si l'on a perdu le fil de l'intrigue – a-til jamais existé ? – ce n'est pas sans histoires : des histoires plurielles, sans cesse recomposées. Une mosaïque d'histoires qui parlent d'un futur ou d'un passé indéfini, sans date, sans Histoire.
Alban Berg avait déjà tenté de trouver une place pour le cinéma au sein de cette « œuvre d'art totale » Gesamtkunstwerk qu'était devenu l'opéra après Wagner. Dans Lulu, l'interlude orchestral entre les deux premières scènes de l'acte II devait accompagner un film muet, déroulant en peu de temps un grand nombre d'événements.
« Il y a un esprit cinématographique chez Berg. Dans Lulu, la construction, la façon de gérer le temps et la mémoire sont beaucoup plus cinématographique que théâtrale (...) ».
Avec La Place de la République, Arnaud Petit va plus loin. Le film occupe toute la partie centrale de l'œuvre, et s'intègre au spectacle dès sa genèse. Sa réalisation même a été dirigée selon des impératifs musicaux : le tournage était rythmé par des séquences enregistrées diffusées sur le plateau. Le compositeur a suscité toutes sortes d'interactions entre le discours musical et le récit filmé :
« On peut faire naître des relations entre la musique et le drame porté par les images qui ne soient pas uniquement de l'ordre de la simultanéité : confronter des matières, créer l'espace des images, provoquer du sens, (...) »
L'accompagnement sonore du film sera réalisé en temps réel : le mixage des voix, des bruitages souvent détoumés par des moyens électroniques à des fins musicales ainsi que de l'orchestre sera effectué pendant le spectacle, et distribué, dans l'espace de la salle.
Le traditionnel livret d'opéra rebaptisé « scénario » a été conçu également selon des procédés caractéristiques de l'écriture musicale. Les répliques se retrouvent tantôt identiques dans des contextes changeants, tantôt variées : les phrases échappent aux règles du dialogue : elles reparaissent selon des cycles capricieux qui interdisent toute continuité dialogique. Certaines –« (...) vous n'avez jamais l'impression que le temps s'accélère, s'accélère, s'accélère (...) » 1 – deviennent identiques à elles-mêmes, à des intervalles variables ; le président, le journaliste sont comme dépossédés des mots qu'ils prononcent : les personnages ne parlent pas seulement, ils sont aussi traversés par du langage.
La Place de la République met en scène deux chanteurs et six comédiens. Un texte chanté, donc, et un texte parlé, le plus souvent superposés : deux strates dont les écarts et les ruptures font vaciller le sens. Conçues comme un « commentaire poétique », les vocalises prennent un retard ou une avance parfois considérables sur la situation parlée. Prémonition ou souvenir différé, elles se déploient presque toujours dans un temps différent – celui de l'inconscient, celui de la mémoire enfouie : « je me souviens (...) » 1.
« Les comédiens jouent dans un temps qui n'est pas le même que celui des chanteurs. Il y a une confrontation de temporalités différentes. »
En effet, pour Arnaud Petit, le lien de la musique au drame « n'est pas à comprendre comme un rapport thématique immédiat ». Les éventuelles correspondances ne s'imposent pas par l'évidence, et la récurrence des événements musicaux n'est jamais pensée comme le fidèle reflet de l'état mental des personnages, ou de la situation dramatique. On est au plus loin du leitmotiv :
« Rien ne nous empêche de déconnecterle principe du retour, de la psychologie ».
Les comédiens sont parfois pris à parti par les chanteurs : les deux textes se croisent alors, comme par hasard. Rencontre qui ne va pas sans un certain humour, né de la conjonction incongrue de deux univers : celui de la poésie et celui de la réalité. Il arrive aussi que les chanteurs puisent leur texte, comme par erreur, dans celui des indications du compositeur : « suffocando », comme crescendo ou diminuendo.
Car il y a un plaisir ludique à solliciter la mémoire, sur ce «terrain d'expérimentation merveilleux » qu'est le rapport de la musique au(x) récit(s) :
« la stratégie d'écriture d'une œuvre,c'est une stratégie de jeu avec la mémoire »
- Citations extraites du livret
- Les citations en italiques proviennent d'un entretien avec le compositeur réalisé le 29 novembre 1991.
Peter Szendy, programme de la création.