Soit un espace.
Pas n’importe lequel.
Prenons l’Espace de projection de l’Ircam.
Un parallépipède rectangle de 22,50 mètres de longueur sur 15 mètres de largeur et 10,50 mètres de hauteur.
Signes particuliers :
espace modulable à l’envi quant au positionnement du public
murs gris pensés pour leurs propriétés acoustiques
trois ponts rouges munis de divers projecteurs lumineux et sonores
plafond de hauteur variable
son objet : le spectacle vivant
De cette équation jaillit une flopée d’interrogations : que faire de cet espace ? Et comment lui rendre son nom, à tout point de vue ? Comment y « projeter » corps, lumières, musiques ? Comment y projeter un univers nouveau, inédit, déroutant ? Et comment y projeter à son tour le spectateur ?
C’est le nom qui a séduit le chorégraphe Alban Richard : « Espace de projection », et c’est pour cet espace spécifique que les trois créateurs ont travaillé. Dans cette œuvre, qui tient autant du concert, de la performance que de l’installation, il s’agit de plonger les spectateurs dans un bain de sensations, un bain de lumières, un bain de son. Bref, un bain d’émotions. Dans cette énorme boîte qui enferme le spectateur.
Le dispositif est quadri-frontal, l’espace entièrement débarrassé de ses estrades, scènes et tréteaux, et même des musiciens. Ainsi repensé pour l’occasion, l’Espace de projection devient chambre noire du photographe, grotte, caverne, lieu interdit, où tout d’un coup se développe et se cristallise une atmosphère étrange et fantasmagorique.
Ainsi naît Night : Light, sculpture du temps et de l’espace.
Projection chorégraphique
Premier point : un corps unique, solitaire, projeté dans l’espace. Un homme évolue au travers d’une sculpture de lumières et de sons.
Deuxième point : une composition labyrinthique. L’interprète active un protocole d’actions à effectuer, il doit sans cesse continuer à avancer dans une écriture labyrinthique. Le processus une fois lancé ne trouve de résolution que dans une activité incessante.
Troisième point : sculpter le temps et l’espace de ce lieu. Immerger les spectateurs dans un bain de sensations. Perturber les perceptions, flouter la vision, troubler l’ouïe, plonger le spectateur dans un environnement inattendu, pour susciter les émotions.
Projection musicale
La partition musicale est une version revue et corrigée d’une œuvre antérieure de Raphaël Cendo : Rokh, pour flûte, piano, violon et violoncelle, créée en janvier 2012 par l’Ensemble Alternance. Le Rokh est un oiseau de feu présent dans les mythologies arabes et perses. On le croise notamment dans Les Mille et une Nuits. Accompagnant l’orage, c’est un lointain cousin du Phénix – même si on ignore s’ils ont réellement des origines communes. Comme le Phénix, le Rokh renaît de ses cendres. Dans l’œuvre originale, purement acoustique, le compositeur jouait déjà avec l’idée de boucles et d’éternel retour qui inspire également l’imaginaire d’Alban Richard et de Valérie Sigward.
Pour Night : Light, Raphaël Cendo revoit sa partition en profondeur : il en bouleverse la forme et lui donne une autre dimension au moyen de l’électronique. S’y ajoute enfin un texte, choisi par les trois créateurs : Leaves of Grass de Walt Whitman. Dit en anglais par le danseur, dont la voix est retraitée, diffusée et spatialisée, il sert de prélude au spectacle.
Les musiciens de l’Ensemble Alternance ne sont pas présents physiquement dans l’Espace de projection. Ils sont dans le studio 9 de l’Ircam, qui sert de régie à l’Espace de projection, et jouent la partition en direct. Leurs gestes d’instrumentistes, et leurs relations avec le son produit, dialoguent avec le corps du danseur qui évolue, un niveau plus bas : ils semblent flotter audessus du public, comme dans un aquarium suspendu.
Pour mieux redonner à l’Espace de projection tout son sens, Raphaël Cendo a également adopté un nouveau système, fraîchement développé à l’Ircam et reposant sur l’approche Ambisonics. Comme son nom l’indique, ce système de diffusion est un réseau sonore qui remplit intégralement l’espace disponible, au moyen d’une multitude de haut-parleurs disséminés tout autour du public, une véritable voûte qui habille le plafond et les murs : comme une « géode » acoustique. Il permet de créer des événements sonores à trois dimensions, de dessiner des lignes quasi parfaites et continues dans l’espace, tout en restant sensible à un éloignement du son. Un espace sensible, qui libère totalement l’imaginaire.
Pour Raphaël Cendo, l’une des têtes de file du mouvement « saturationniste », cette idée de « saturation sonore de l’espace » ne peut qu’être séduisante. « On associe bien souvent l’idée de saturation à la musique hard rock, ou metal, à cause des sons produits par la guitare électrique. Mais la saturation, c’est bien plus que ça : elle est présente dans la musique depuis bien longtemps – qu’est-ce donc que les contrepoints de Bach, sinon de la saturation ? –, et pas que dans la musique. Chez un Jérôme Bosch, par exemple, ou plus près de nous chez un Pollock. Nous avons choisi le mot « saturation », à défaut d’un terme plus adéquat. Si je devais en donner une définition à la fois ouverte et rigoureuse, je dirais que c’est le débordement, c’est ce qui déborde d’un espace limité. Cela peut être un timbre, mais aussi des événements, et cela peut se développer autant dans le saturé complet que dans l’infra-saturé (que l’on peut obtenir soit par ralentissement des grains – la saturation devient étale, longue, épurée – soit par la multiplication des événements et par soustraction de pression). »
« Concernant l’Ambisonics, poursuit Raphaël Cendo, je m’en empare comme je m’empare de l’instrumental ou de tout autre outil électronique, en le détournant. Face à un nouvel outil, ma démarche est toujours la même ou presque : j’essaie de sortir de sa couleur spécifique. Si l’outil en question est conçu pour réaliser de belles transpositions par exemple, d’une quarte ou d’une tierce, je le pousse à bout. Je transpose une première fois au maximum, puis je retranspose, et retranspose encore, pour gommer, justement, le sentiment d’un transpositeur. Plus tard, au cours du processus d’écriture, mon approche est très intuitive. Empirique, même : je ne pose pas la question de l’outil, je fais. »
Projection lumineuse
Concernant les lumières, la préoccupation première de Valérie Sigward a été de travailler sur le brouillage de la vision tout en colonisant les gigantesques ponts qui enjambent l’Espace de projection. Le choix des sources lumineuses a été déterminant : ce ne sont que des sources industrielles, des lampes dites « à décharge ». « Ces lampes produisent elles-mêmes un son quand elles s’allument, dit Valérie Sigward : une espèce de grésillement, comme si quelque chose se déclenchait. Lorsqu’elles sont allumées, on a une impression de puissance : elles semblent plus puissantes qu’elles ne le sont réellement, de plus elles ont une vie propre, notamment à l’allumage. Dans Night : Light, nous nous intéressons principalement aux « montées » de ces lampes : après la décharge initiale, la lampe monte doucement en puissance, pendant trente secondes à une minute, avant de donner à plein. On joue ainsi sur des montées et des extinctions successives, moins pour travailler sur des phénomènes d’apparition/disparition – puisqu’on a déjà un brouillard et un environnement général assez lumineux – mais pour exploiter cette boucle qu’induit le processus d’allumage. »
Jérémie Szpirglas, programme ManiFeste, 2-3 juin 2012.