Jolivet déroute les amoureux des musiques bien rangées – et c’est une première vertu. Le scandale suscité en 1951 par la création du Concerto pour piano, où tout le monde finit au poste de police, n’est-il pas le lot d’un impénitent iconoclaste, « Maître Dodé Cacophoniste », « Crétin Supérieur et Casseur d’Oreilles » (comme l’écrit à Jolivet un courageux auditeur anonyme en 1969) uniquement soucieux d’être « moderne » ? La prolixité du catalogue, les distinctions officielles et les commandes d’État, ne peuvent-elles pas, à l’inverse, être interprétées comme le signe d’un sage académisme ? Les apparences ne suffisent pas : voilà une musique qu’il faut écouter. Mais là encore, les certitudes chancèlent : au soir de leur création symphonique (1943), Robert Bernard s’étonne en effet que les Les Trois Complaintes du Soldat soient d’un « accent essentiellement direct », quand on a connu leur auteur « chercheur incorrigible de nouveauté […] agressive. »1 Ainsi le parcours du musicien a-t-il plusieurs fois bifurqué – de l’avant-garde des années 1930, à l’adoption, après 1940, de modèles assumés, lieux après 1958 de nouvelles expériences.
Varèse
En 1936, Jolivet apparaît pour la critique comme « le plus rouge »2 d’un groupe Jeune France uniquement défini par la volonté de produire des « œuvres jeunes, libres, aussi éloignées d’un poncif académique que d’un poncif révolutionnaire ». Commis très jeunes, les premiers essais musicaux de Jolivet ne laissaient déjà aucune règle gouverner l’invention : « Peut-on appliquer parfaitement des principes qui ont été tirés de l’œuvre d’un génie ? Leur application est belle quand ils l’ont faite eux-mêmes, mais elle perd de sa grandeur lorsqu’elle est une règle de grammaire que l’on impose à l’idéal », note ainsi en 1923 le jeune autodidacte au détour d’un feuillet manuscrit, conservé dans ses archives privées. L’enseignement de Le Flem et Varèse, dispensé hors de tout cadre institutionnel, n’étouffera pas cet instinct iconoclaste. Parfois brouillé par les superpositions polytonales, seul un contexte polarisé justifie l’usage sporadique des accords classés –Deux Poésies de Francis Jammes (1928), Trois Temps n°1 pour piano (1930) –, évincés ailleurs au nom de la « discipline atonale »3 à laquelle Varèse astreint le jeune homme. Découvrant Arnold Schoenberg au concert en 1927, Jolivet s’intéresse à l’écriture dodécaphonique, à laquelle il demandera vainement à Max Deutsch de l’initier (1937), après se l’être appropriée de manière toute empirique (Quatuor à cordes, 1931, revu en 1934).
La nécessité de mettre cette écriture au service d’un projet esthétique s’impose au début des années 1930 ; et Mana est la première œuvre dans laquelle l’auteur affirme avoir tenté « de réaliser [ses] conceptions de la musique ». Lecteur d’Antonin Artaud, d’Alexandre Saint-Yves d’Alveydre ou de Matila Ghyka, Jolivet échange autant avec le zodiacal Georges Migot qu’avec les ésotériques Hélène de Callias ou Serge Moreux. Il en retient la conviction que la musique est un « processus magique », et le musicien « un intermédiaire entre le Ciel et la Terre ». Or deux civilisations lui semblent avoir ainsi envisagé le phénomène musical : celle des Anciens, et celles des peuples dits « primitifs ». Il découvre notamment chez Durkheim ou Bergson la notion de mana mélanésien, cette « force mystérieuse et active que possèdent certains individus, et généralement les âmes des morts et tous les esprits ». Ainsi les six mouvements de Mana ont-ils été inspirés par chacun des six objets légués à Jolivet par Varèse avant son retour aux U.S.A. – portant l’influx du maître absent. Et l’on put qualifier de « primitivistes » les œuvres se réclamant ouvertement de ce projet esthétique – Mana, donc, mais aussi le Prélude apocalyptique pour orgue, la Danse incantatoirepour orchestre, les Cinq incantations pour flûte, l’Incantation « Pour que l’image devienne symbole » pour violon, Cosmogonie pour piano ou orchestre, et les Cinq danses rituelles pour piano ou orchestre. Convaincu que la structure du son révèle et métaphorise l’harmonie universelle, et qu’une musique prenant en compte les données de l’acoustique est seule de nature à accorder une foule dans une écoute collective, l’ancien élève de Varèse s’autorise par ailleurs des lois du corps sonore pour conclure à l’« insuffisance du système tonal » et pour laisser certaines préoccupations spectrales gouverner ses choix harmoniques. Le modèle « primitif » imprime pour sa part des procédés d’élaboration basés sur l’alternance et la répétition (itération variée, prolifération développante), par quoi se construit autant la ligne que la forme.
L’inouï de ces pièces a valeur pionnière : l’autonomisation des paramètres musicaux, l’irrationalité de la facture rythmique, les recherches sur le timbre instrumental qu’elles mettent en œuvre constitueront en effet certains des enjeux de la pensée esthétique d’après-guerre. Voilà qui justifie que le Jolivet d’avant-guerre participe significativement de l’image dont jouit le musicien après 1944. En Jolivet, beaucoup voient l’élève de Varèse, dont il ne cesse par ailleurs de promouvoir la musique. Acculturé par les modernes, Varèse est alors la figure médiatrice qui justifie que Jolivet soit joué par l’Ensemble Instrumental de Musique Contemporaine de Paris (1964, 1970), ou soit invité par l’Itinéraire à rejoindre son comité de parrainage (1973) – alors même que son écriture renoue depuis 1958 avec un « style primitiviste » peu ou prou abandonné depuis 1940. Les Cinq Eglogues pour alto et les Ascèses pour clarinette (1967) y répondent aux anciennes Incantations pour flûte, disjoignant leurs intervalles sur des figures rythmiques irrégulières, réparties dans une mesure instable. Que la séquence 1959-1974 soit aussi celle durant laquelle Jolivet, ancien violoncelliste, consacre un nombre important d’opus aux instruments à cordes ne relève pas de la seule coïncidence. Parfois bruitées, ces cordes mettent en effet la chaleur et l’abstraction de leur timbre au service de l’expressivité étrange et sinueuse des lignes incantatoires. Et la filiation varésienne est assumée par un lancinant imaginaire percussif – dans Cérémonial, hommage post mortem à Varèse, mais aussi dans Heptade, le Concerto n°1 pour violoncelle (« Hiératique »), la Symphonie n°3 (« Véhément »), la Suite en concert pour flûte et percussion ou Controversia et sa harpe « timballique ».
Beethoven
Les deux séquences « primitivistes » sont séparées par une période où l’inspiration, généreuse, s’avère moins déroutante. C’est que le musicien ne craint pas d’approprier à sa propre inventivité certains modèles établis. Tenant la musique de théâtre comme un élément du décor et de la mise en scène, c’est à la Comédie-Française que Jolivet pourra le mieux illustrer sa conviction qu’un compositeur doit être capable d’écrire « dans tous les styles » : que le décor du Bourgeois gentilhomme (1951) aspire à reconstruire une pièce du château de Chambord (où la pièce fut créée) justifie alors qu’il reprenne, pour l’accompagner, la partition de Lully. Jolivet revendiquera surtout dès 1946 le désir de procéder à une « synthèse de toutes les recherches, de toutes les audaces de ces vingt dernières années, enrichies de l’étude de toutes les théories du passé et de tous les systèmes exotiques », les deux références du Concerto pour piano (les musiques exotiques, le concerto romantique) se détournant l’une l’autre pour finalement susciter un mémorable scandale.
Attaché à faire œuvre de « musique française », il tient Rameau pour un « prototype » de musique nationale – aussi peu ramiste que puisse être sa propre écriture. Quoique cités comme « héritiers spirituels du grand libérateur Claude Debussy », Jolivet n’en revendique d’ailleurs pas moins les modèles de Stravinsky, Falla, Schoenberg ou Bartók (à qui est dédiée la Sonate n°1 pour piano). Il met en outre son écriture en « rythme obstiné » sous la double influence de Bach (« Fugato » du Concerto pour basson, orchestre à cordes et piano) et du jazz be-bop (les deux Concertos pour trompette). Ces flux trépidants de doubles-croches – un des stylèmes majeurs de son écriture d’après-guerre – indiquent par ailleurs combien l’écriture rythmique, parfois abreuvée à des sources extra-européennes (l’Asie du Concerto pour ondes, l’Afrique de l’« Allegro deciso » du Concerto pour piano, les mondes turques et arabes du « Fluide » de la Symphonie n°2), ne touche que rarement à la complexité de Mana ou des Incantations. Jolivet estime en outre devoir à Beethoven le « sens de projection du son » manifesté par son Concerto pour ondes Martenot, et le développement par « variation de la masse orchestrale » mis en œuvre dans son écriture pour les masses. Que ces vertus aient autrefois été attachées par Jolivet au nom de Varèse, signale toutefois combien les noms propres dont il encadre la description de sa musique suivent, plutôt qu’ils ne précèdent, la cristallisation des convictions esthétiques. Mais aussi qu’une tutelle, bel et bien, se substitue à une autre.
Ainsi Jolivet fait-il siens les genres emblématiques des ères classique et romantique : la sonate, la symphonie et le concerto. Son attachement au genre concertant se saisit à la lumière de l’amitié qui l’attache aux grands solistes français, à la « technique transcendante et à la subtile musicalité » desquels chaque concerto veut rendre « hommage ». Cette conception toute romantique de la déité instrumentale justifie en outre qu’il n’ait jamais composé pour le studio – et que son intérêt pour les lutheries électroniques se soit borné aux ondes Martenot, pour lesquelles il composa très tôt (Trois Poèmes pour ondes et piano). Ce goût révèle en outre un sens aigu du timbre, gouvernant jusqu’à l’« orchestre vocal à 12 parties » d’Epithalame. Les modèles de la sonate et du rondo, qui impriment alors les formes, sont ceux que Jolivet privilégiait déjà au tournant des années 1920-30. Leur adoption au lendemain de la guerre, parfois mêlée à des références extra-européennes (comme dans le cas du Concerto pour piano, d’abord titré Equatoriales), est mise au service d’un sens des contrastes opérant à toutes les échelles de l’œuvre (opposition de mouvements, mais aussi de sections décrites en esquisses comme des « ponctuations », des « enclaves » ou des « coins sonores »). Singulière s’avère en outre leur hybridation : de la Première Sonate pour piano à Mandala, nombreux sont les mouvements qui peuvent se lire comme l’entremêlement de plusieurs réseaux thématiques, chacun élaborant un matériau premier. Cette élaboration est comprise comme une série de « variations » dispersées dans la forme et entrelacées aux variations d’un autre réseau, dans une fusion logique de la sonate et du rondo. Les systèmes de hauteurs, quant à eux, sont pensés dans un cadre modal très syncrétique. Quand il ne forge pas de toutes pièces ses propres échelles, Jolivet emprunte en effet autant aux modes liturgiques (Messe pour le jour de la paix) ou à transposition limitée qu’à la modalité grecque (Suite delphique, Le Chant de Linos) ou hindoue (Étude sur les modes antiques, Concerto pour piano), qu’il rapproche ou éloigne du modèle tonal, selon qu’il polarise son discours sur une hauteur (parfois différente de la tonique de transposition du mode), ou qu’il saisisse son échelle à la lumière du total chromatique, pour jouer de l’opposition entre les notes du mode et celles qui n’y sont pas (« Allegro molto », 2ème Sonate pour piano ; « Fluide », Sonate pour flûte et piano).
S’il s’attache en outre à repérer dans l’histoire de la musique française quelles pourraient en être les permanences modélisantes, il n’en pointe pas les qualités usées d’« élégance » et de « concision » pour leur préférer celle du « lyrisme ». Celui-ci, tel qu’incarné dans la « variation lyrique »4 (la 4ème) du Concertino pour trompette, piano et orchestre à cordes ou dans le « chant lyrique » qui, dans le « Largo cantabile », s’élève, après l’introduction, dans la partie soliste du Concerto pour ondes, se présente comme un point d’équilibre entre les exigences de la mesure, du rythme et de l’expression – appuis sur les temps de la mesure, souple alternance de rythmes binaires et ternaires, autant que des intervalles conjoints et disjoints. Que ce modèle se trouve également mis en œuvre à la voix des Jardins d’hiver ou dans les mouvements lents des Concertos (parfois titrés « cantabile »), révèle combien le lyrisme est quête du chant. Mais ce « lyrisme », à quoi l’on ne saurait résumer une facture mélodique très diversifiée, est-il bien français ? Et si l’on ne le retrouve pas mis en œuvre pour accompagner l’évocation de la France par le livret de La Vérité de Jeanne (composée pour le 5ème Centenaire de la réhabilitation de Jeanne d’Arc), n’est-ce pas parce qu’il assume plus sûrement une filiation austro-allemande – celle de Wagner ou de Berg ?
Jolivet
La bascule stylistique de 1940 a pu être décrite par Jolivet comme une volonté de faire taire ses détracteurs d’avant-guerre. Jolivet, surtout, confie dès août 1937 à Georges Migot ressentir une forme de « piétinement musical » imposant un renouvellement – lequel, bien plus qu’il ne rompt avec lui, reformule le projet esthétique des années 1930.
À la « Religion » fondamentale des « primitifs » se substitue ainsi la « religion » mieux située de la tradition catholique, dans un mouvement qu’articulerait le Prélude apocalyptique pour orgue, qui dit l’incantation sur l’instrument de l’église. En 1938, la composition de deux Kyrie, et celle envisagée d’une Messe, semblent révéler le développement d’une inspiration spécifiquement chrétienne en marge de la solution primitiviste – avant que celle-ci ne disparaisse. La pensée de Teilhard de Chardin (dont les textes forment le livret du Cœur de la matière) offrira plus tard de réconcilier les deux tendances, et concluant à une forme de spiritualité proche parente de la dévotion primitiviste, appellera une musique à sa mesure – un « style incantatoire » réactualisé. À la « Tradition » des anciens se substitue de même la « tradition » plus précise de la « musique française », dans un mouvement là encore amorcé avant la guerre. Alors que la menace fasciste de l’intérieur et de l’extérieur pousse à l’alliance des partis de gauche dans un projet national impliquant après 1934 un renversement systématique des formules internationalistes, Jolivet en appelle dès 1939 au « rétablissement d’une vraie tradition musicale française », dont l’« épanchement lyrique » constitue déjà la pierre de touche. À l’« Homme », saisi sous sa généralité anthropologique, se substitue enfin l’« homme », dans sa réalité sociale d’auditeur contemporain. La musique, pour un Jolivet continûment engagé à gauche, doit prendre sa place dans la vie quotidienne de chacun, et n’a de sens qu’écoutée par le plus grand nombre. Or si la fréquentation de Varèse lui souffle d’abord l’idéal d’une écoute d’ondes sonores par le corps, certains échecs publics l’inciteront à réenvisager la communication désirée avec un auditoire, et à user pour ce faire de grammaires partagées.
Ainsi les systèmes de références s’appuient-ils sur une même structure de pensée – avec de l’un à l’autre, une suppression de majuscules comme un désenchantement des utopies. Cette structure fonde la cohérence d’un parcours – celui d’un homme qui, en cours de composition, analyse plus volontiers ses œuvres que celles des autres, et trouve d’abord dans sa propre histoire les voies de son renouvellement, appropriant les ressources de l’avant-garde aux cadres qui sont les siens (« Rien n’est plus précieux que ce qui est toi dans les autres et les autres en toi », souffle Teilhard en épigraphe de l’Hymne à l’Univers). Et le musicien, qui s’attacha régulièrement à actualiser certaines œuvres anciennes (Psyché, pour s’afficher comme le deuxième volet d’un cycle ouvert par la Cosmogonie de 1938, se révèle n’être qu’une profonde réécriture de la Danse incantatoirede 1936), n’eut de cesse de revendiquer la cohérence de sa démarche. « Un musicien n’écrit qu’une seule œuvre qui se déroule dans le temps, et qui prend le nom de plusieurs ouvrages », affirme-t-il en 1957. « Oui – un seul ouvrage… au déroulement continu. »5
Sources
- Laetitia Chassain, André Jolivet : la force de l’intuition, Thèse de musicologie, CNSNMDP, 1999.
- Laetitia Chassain et Lucie Kayas (dir.), André Jolivet. Portraits, Arles, Actes Sud, 1994.
- Bridget Conrad, The Sources of Jolivet’s Musical Language and his Relationships with Varèse and Messiaen, Ph.D., City University of New York, 1994.
- Luisa Curinga, André Jolivet e l’umanismo musicale nella cultura francese del Novecento, Rome, Edicampus Edizioni, 2013.
- André Jolivet et Edgard Varèse, Correspondance. 1931-1935, établie, annotée et présentée par Christine Jolivet-Erlih, Genève, Editions Contrechamps, 2002.
- Lucie Kayas (dir.), Portrait(s) d’André Jolivet, Paris, B.N.F., 2005.
Notes
- Robert Bernard, « La Musique », Nouveaux Temps, 7 mars 1943.
- André Cœuroy, « Jeune France », Gringoire, 19 mai 1936.
- Sauf indication contraire, les citations de Jolivet sont extraites de André Jolivet, Écrits, textes transcrits, présentés et annotés par Christine Jolivet-Erlih, Paris, Delatour, 2007, 2 vol.
- André Jolivet, Brouillon de lettre à Polydor (juin 1973), Archives André Jolivet.
- Henri Gaubert, « Comment ils travaillent…André Jolivet », Musica , n°5 (février 1957), p. 7 ; repr. in EAJ, I, p. 260.