Parcours de l'œuvre de Gérard Pesson

par Martin Kaltenecker

Les premières œuvres de Gérard Pesson mettaient en œuvre une poétique de l’effacement. Dès Nocturnes en quatuor, le compositeur écrit que « le discours musical y lutte contre le silence », que la musique existe sous forme d’ « ilôts » qui émergent, « comme si la matière sonore avait été recouverte, estompée, submergée 1 ». Le point de départ ou la vision primordiale dont tout va se déduire est ainsi d’ordre poétique : c’est celle d’une musique « derrière la musique », d’un envers, d’un ailleurs faisant objet de filtrages ou de soustractions. Cette image va être développée esthétiquement et poussée musicalement dans des directions très différentes — travail avec le rebut, les scories, les objets trouvés, avec la fragmentation des matériaux et des formes, avec la transcription comme tamis, ou encore mise en scène du geste de l’instrumentiste qui indique un ailleurs soustrait. Les images d’une musique inondée ou excavée viennent souvent à Pesson : « La musique est le squelette, et ces rares accords qui flottent, la fibule, la ceinture, l’épée, indices résiduels de la vie tombée en poussière 2 », écrit-il. Dans les années quatre-vingt, l’idée d’une « désécriture », ou écriture « blanche », pouvait être reliée éventuellement à la figure encore prédominante de Maurice Blanchot ; musicalement en tout cas, Pesson a marqué une distance par rapport à une musique post-moderne qui voudrait simplement restaurer l’ordre tonal, mais aussi par rapport au courants post-sériel et spectral, quand ceux-ci se rencontraient dans une sorte de fascination pour une musique brillante, immédiatement efficace. Pesson restait dubitatif devant ce qu’il appellera la « maîtrise instrumentale », la « santé et la biensonnance », la « musique étincelante, heureuse » ou encore l’ « efficacité » de certains français contemporains 3.

La posture poétique initiale conduit ainsi le compositeur à concevoir tout travail sur les structurations fortes comme travail sur un reste – toute structure est un reste ou sera rendue comme tel. Ce pari esthétique ne pouvait réussir que si l’invention se déplaçait sur un autre terrain, celui en l’occurrence des techniques et des gestes instrumentaux, que Pesson a développés et recombinés constamment, en prenant comme point de départ les solutions trouvées par Salvatore Sciarrino et surtout Helmut Lachenmann. La verve et l’ingéniosité des inventions de Pesson font de son œuvre un rameau authentique d’une « musique concrète instrumentale », qui interroge et déconstruit le matériau grâce au geste instrumental : techniques de taping sur les cordes, frottement des cordes avec la paume de la main ou le pulpe du doigt, petits galets rebondissant sur les cordes du piano, utilisation de plectres divers, graduation du son soufflé, intervention de percussions bricolées, d’accessoires ou ustensiles multiples, qui vont de tuyaux d’air en plastique jusqu’à une perceuse, dont le sforzato met un terme à la Gigue. Ces techniques vont aussi, d’un point de vue esthétique, tenir en échec ce qui serait une musique trop douce, peut-être trop « sciarinienne », ou encore trop marquée par une ascendance française. Si le compositeur écrivait en 1996 qu’« il faut envisager d’admettre que Ravel soit mon refoulé 4 » , on a plutôt l’impression que les modes de jeu sont chez lui une façon d’interrompre la « biensonnance » – les Nocturnes en quatuor faisaient penser parfois à un Ravel divisé par Webern ; plus tard, les techniques lachenmanniennes ne s’inscrivent pas dans quelque mythologie du bruit politisé ou, comme chez certains compositeurs spectraux, à l’intérieur d’une polarité entre harmonicité et inharmonicité, mais traduisent une volonté d’effacement, selon laquelle quelque chose est proposé et retiré dans le même temps. Ce va-et-vient marque tantôt le caractère d’œuvres entières (la sèche et quasi venimeuse Cassation face à un Rescousse découplé, aux sonorités plus pleines), tantôt l’opposition de différents moments au sein d’une même œuvre (la première des Cinq Chansons est capiteuse comme un lilas synthétique, la seconde sèche et squelettique), ou bien elle sert à faire contraster des zones formelles où alternent l’harmonicité et la tendance bruitiste, comme dans Cassation. Cependant, l’attirance pour l’obstination, la virtuosité instrumentale, du côté burin de Ravel semble l’emporter chez Pesson sur celle pour les timbres moelleux et la recherche harmonique de Debussy.

Le rapport au matériau est marqué par une distance qui veut ouvrir un jeu avec les connotations plutôt que d’élaborer des constructions ingénieuses en soi. Les hauteurs sont donc gommées par les timbres instrumentaux, mais de surcroît, les grilles « n’arrivent » à la surface que dans un état lacunaire ; elles représentent un simple réservoir où l’on puisera ou non, une carrière de matériaux fragiles. Dans Récréations françaises par exemple, analysé de ce point de vue par Nicolas Mondon, le réseau des hauteurs était à l’origine déployé dans un mouvement intitulé « Histoire de ma guitare », supprimé par la suite, quoique « noyau harmonique » du recueil 5 : à l’ensemble des hauteurs des cordes à vide de la guitare, sous différentes présentations (suite de quartes descendantes couplées, échelles pentatoniques), s’ajoute un ensemble de successions chromatiques complémentaires à ces quartes, dont seront tirées d’autres échelles par sélection d’une note sur deux ou sur trois (sur cinq dans un autre numéro du recueil) ; l’une présentera une alternance seconde majeure/tierce mineure, l’autre une succession de plusieurs demi-tons. Ces deux échelles sont sous-jacentes à la plupart des Récréations, mais de manière défective : la « mise en œuvre » qu’est l’écriture va surtout mettre en lumière tel intervalle selon le contexte, si bien que toute une pièce pourra consister en une simple répétition d’une seconde majeure (n° 7) ou d’une tierce mineure (n° 5). Cette tierce « pendulaire » est d’ailleurs une sorte de talisman chez Pesson – prélevé peut-être au début l’« Adagietto » de la Cinquième Symphonie de Mahler, elle apparaît un peu partout, des Nocturnes en quatuor jusqu’à Aggravations et final, où les musiciens semblent à un moment la faire circuler entre eux comme un frisbee.

Dans Cassation, le jeu entre un accord en tant que pur ensemble de hauteurs et en tant qu’objet de connotations littéraires et musicales est particulièrement frappant. La cassation, forme de la sérénade, va produire à nouveau ici l’association à la guitare, ainsi qu’à une courte pièce que Wagner avait offerte à Cosima, le thème « Porazzi » en la bémol (WWW 93), qui commence par une appoggiature inférieure de la quinte d’un accord de septième de dominante. Cet accord, caractérisé par un jeu entre quinte juste et quarte augmentée, va commander la scordatura des trois instruments à cordes et produire différentes échelles, toutes caractérisées par trois intervalles principaux (seconde mineure, seconde majeure, tierce mineure). À cela s’ajoutent des gammes « classées » pour ainsi dire (chromatiques, diatoniques, par tons entiers), tout cet ensemble n’apparaissant à nouveau que par intermittence, élimé, gratté, à la fois donné et retiré. L’œuvre frappe donc davantage par sa couleur instrumentale et la mise en scène des timbres (les cordes jouent le plus souvent avec un plectre, le piano ponctue, la clarinette semble s’étrangler, ne jamais accéder au chant amoureux), et une excitation rythmique presque méchante, avec une récurrence des rythmes de marche et de valse. Ces rythmes anciens reviennent souvent chez Pesson comme le fonds ou le point fixe qu’il s’agit de gommer ou de déstabiliser. Clichés ou objets trouvés, sauvés pour être aussitôt déconstruits et broyés – la valse dans Le gel, par jeu ou La lumière n’a pas de bras pour nous porter, un branle du Poitou, une gigue – leur verve passagère est en contradiction avec les sonorités strangulées et râpées qui les supportent. Lors de la création de l’opéra Pastorale, le critique H. K. Jungheinrich écrivait ainsi : « Le refus du pathos et le souffle court sont sa condition préalable. Pesson cite toutes sortes de types formels, surtout des danses, mais ils n’apparaissent pas seulement (comme chez Stravinsky) à l’état de squelette, mais sont véritablement pulvérisées. Une écriture aérée, fluide, estompée, jamais triomphante, qui peut se rapprocher du trivial (scène de la foire) et de l’humoristique, acquérant ainsi une légèreté d’insectes ».

Paradoxalement, l’activité de filtrage et de soustraction paraît conférer a posteriori un statut de quasi-citation à l’ensemble des objets et figures. D’où une proximité particulière chez Pesson avec l’activité de la transcription, qui n’est pas uniquement délassement, vacance, dévotion, mais ressortit à la même impulsion fondamentale que la composition proprement dite, avec, ici, l’accent mis sur la mémoire ou un rapport affectif à tel objet musical, ou la façon dont il s’est installé dans une subjectivité. C’est le cas par exemple avec les Nebenstücke (« pièces à côté », « pièces déduites ») : dans le premier, la Barcarolle de l’op. 10 n° 4 de Brahms est instrumentée comme si elle s’était « oxydée » dans la mémoire, « comme un objet tombé dans la mer. Tâcher de la transcrire, c’était la repêcher, la retrouver assimilée à mes tentatives, chargée de ce que mon propre travail musical lui avait ajouté, jusqu’à la soustraire peut-être. ».

Enfin, l’idée d’une « musique derrière la musique » se déclinera à travers un travail sur le geste instrumental, montré parfois pour lui-même, comme allant vers le son ou s’arrêtant tout juste avant sa production. Dans la sixième des Récréations, Pesson introduit l’idée d’une Knochenmusik (« musique d’os »), faite uniquement d’une épure fragile et trouée du texte musical, exécuté par des bruits de clefs ou les doigts tambourinant sur les cordes ou le corps de l’instrument ; dans Forever Valley, on trouvera des gestes-son où l’œil doit symboliquement suppléer à l’information acoustique ; ailleurs, le corps de l’instrumentiste est sollicité pour des sifflotements, le bruit des pieds, les mains passant rapidement sur les habits. Le compositeur propose ainsi le geste et son retournement, le positif et le négatif, l’avers et l’envers, et cette théâtralisation produit un niveau supplémentaire de césures au sein d’un discours où tout conspire à l’interruption. C’est en procédant la plupart du temps par unités courtes juxtaposées, par fragments, par bouts et sursauts, que Pesson refuse ce qu’on pourrait nommer « l’idéologie » du développement thématique et de la forme souveraine comme aboutissement suprême du travail compositionnel. D’où une difficulté à l’écoute : l’auditeur est toujours en quête de l’arche formelle et des « bonnes » coupes, parfois suggérées par la texture, parfois is par le jeu des musiciens qui doivent être observés avec attention. Ce jeu troublant avec la relation entre l’œil et l’oreille – qui tantôt collaborent, tantôt se combattent – se donne alors comme une autre figure de l’interrogation du faire musical, toujours en état d’ « ironisation », retourné, scruté, sauvé par la destruction.

  1. Texte accompagnant l’enregistrement chez Accord/Una Corda.
  2. Cran d’arrêt du beau temps, Paris : Van Dieren, 2008, p.183
  3. Ibid., p.261s.
  4. Ibid., p.247.
  5. Ibid., p.191.
  6. Texte accompagnant l’enregistrement chez æon.
© Ircam-Centre Pompidou, 2008


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