biography of Mathias Spahlinger
Mis à jour le 8 novembre 2021

Mathias Spahlinger

Compositeur allemand né le 15 octobre 1944 à Francfort-sur-le-Main.

Parcours de l'œuvre de Mathias Spahlinger

par Martin Kaltenecker

En 2000, Spahlinger concluait un CV sur la phrase suivante : « Il est le représentant d’une avant-garde radicale et écrit principalement de la musique pour orchestre et de la musique de chambre avec différents effectifs ». Cet avant-gardisme toujours revendiqué, nourri au début par la pratique d’une improvisation free jazz « débridée » (P. N. Wilson), par la rencontre déterminante avec les fragments wébérniens (en particulier les op. 7, 9 et 11) et celle de la « musique concrète instrumentale » de Helmut Lachenmann, se traduit d’une part dans des commentaires esthétiques où Marx et Hegel sont mobilisés davantage que des explications techniques, et, de l’autre, par une « allégorisation » politique immédiate du travail de l’écriture. Il y a chez Spahlinger des œuvres engagées – comme phonophobie, qui réagit au mouvement étudiant de 1967-1968 – ou l’utilisation de textes politiques (in dem ganzen oceanouverfluchung), même si les œuvres vocales sont en minorité. De façon plus générale, selon le compositeur, la musique peut nous rendre conscients des chiffrages mêmes avec lesquels nous la déchiffrons la réalité.

Spahlinger étaye cette perspective de nombreux textes de Hölderlin, Marx, Adorno ou du philosophe Bruno Liebrucks, dont il cite souvent cette maxime : « La vérité n’apparaît jamais en tant que telle, mais seulement comme la négation déterminée d’une non-vérité déterminée de son époque ». C’est aussi avec des notions hégéliennes que Spahlinger définit la situation et le projet de la musique contemporaine depuis Schoenberg : si elle est « un sociolecte parmi d’autres », à savoir un « langage esthétique, caractérisé […] par le fait que son attention se dirige moins sur un contenu que sur la manière de le communiquer, le style, la technique, les procédés formels etc. », c’est qu’elle représente par là même « le degré immédiatement supérieur de la conscience de soi » dans l’histoire de la musique, un « saut qualitatif », ou encore, comme dit la Phénoménologie de l’esprit, un « éclair qui fait apparaître d’un coup la forme d’un nouveau monde », sans que pour autant cet univers, qui est « décomposition » de celui antérieur, c’est-à-dire tonal, « ait déjà acquis une réalité complète, pas davantage qu’un nouveau né ». Il n’y a donc pas de progrès, plutôt « passage vers un état supérieur de la conscience de soi, et non vers un autre état de conscience 1. »

Chez Spahlinger, les opérateurs de ce passage sont les notions de négation et d’ouverture. Le compositeur doit « pénétrer amoureusement les principes d’ordre à travers une dissection attentive », pour défaire les conventions et hiérarchies implicites. « Ce qui doit être proposé à l’écoute, ce n’est pas ce qui est composé, mais quelque chose qui résonne en même temps, sans être visé, sur quoi le compositeur n’a aucune prise, mais sur quoi il peut attirer l’attention grâce à ce qui l’entoure ». Ou encore : « Faire en sorte que la relation entre les sons que l’auditeur établit avant même d’écouter et qui détermine sa pré-compréhension soit déplacée vers une zone où il pourra réfléchir sur elle 2. » Il faut donc défaire tout ce qui dans la musique tonale va de soi, car « ne devient conscient que ce qui est nié » – par exemple les rapports premier plan/arrière-plan, mesure/rythme, mélodie/accompagnement, son/bruit. Ainsi, « la négation n’a rien de négatif » et « composer n’est rien d’autre, au fond, qu’un mélange entre poser et nier ».

La forme ouverte revient sous différentes guises chez Spahlinger. 128 erfüllte augenblicke (1976) consiste en un ensemble de « moments accomplis » qui vont de 37 secondes à 2 minutes, chacun construit à partir d’une échelle de quatre degrés portant sur trois paramètres (hauteur, durée et timbre, celui-ci allant du son pur au bruit). Le parcours, qui commence par un son pur à l’unisson (1er) et aboutit à l’hétérogénéité de bruits (128e), est à décider librement par les interprètes. De même, verlorener weg (2000) existe sous deux versions, combinant différemment treize types sonores(glissando juxtaposé à une structure descendant régulièrement, escalier d’harmoniques, accord avec fluctuations de microintervalles, accord avec instrumentation changeante, unisson…), mais d’autres peuvent être réalisées. Outre l’improvisation qui revient dans rough/riff (strange?) (1981) pour solistes jazz et orchestre, inter-mezzo (1986) est précédé d’une « préface » où les musiciens se préparent, essayent des gestes musicaux, où un pupitre tombe pendant que résonne la du piano.

La notion d’ouverture portera sur le traitement de la forme qui, fidèle à une tradition allant de Hölderlin à la « musique informelle » d’Adorno, doit éviter de soumettre et de blesser le détail. « La forme n’est pas le déroulement abstrait ou l’architecture, mais la coopération de [tous les éléments], pour autant qu’elle veuille être un tout global, qui ne sera pas une fausse totalité, mais une totalité véritable, dans laquelle le particulier est maintenu, une forme ouverte » ; voilà la « forme au seul sens digne humainement, c’est à dire comme un devenir qui perdure dans le résultat, ce qui veut dire comme forme concrète, et non pas comme forme en un sens abstrait ou que l’on pourrait en abstraire 3. »

Techniquement, Spahlinger se préoccupe donc essentiellement, et dans presque toutes ses œuvres, du rapport entre ordre et désordre, détermination stricte et liberté chaotique, provoquant des moments où l’un verse dans l’autre. Dans morendo (1974), un mécanisme rigide de polyrythmies (chacun des six musiciens joue des successions « compulsives » de signaux) cède la place à un ordre plus chaotique dans la seconde partie, où des « individualités émergent ». Dans éphémère (1977) le degré zéro ou l’extrême vide de l’ordre sera symbolisé par une suite de soixante-cinq coups de tambour à blanc ; Spahlinger distingue d’ailleurs une répétition organique, qui pose « une ponctuation et un but », d’une répétition mécanique, liée à l’image de la boucle et de la roue, à l’instar du 4e mouvement de la Suite lyrique de Berg, tout cela se différenciant de la répétition stupide d’un accord classé dans la *minimal music *4furioso (1990) s’inspire d’une phrase célèbre de Hegel (à propos de la liberté absolue comme action négative, pure fureur destructrice) et une réplique de La Mort de Danton de Büchner (« Nous sommes le peuple et nous voulons qu’il n’y ait pas de loi, donc cette volonté est la loi, donc au nom de la loi il n’y a plus de loi, donc qu’on l’exécute ! »). L’ordre doit ici se constituer à partir d’une disparité extrême, d’où émergent à l’écoute quelques gestes mélodiques tonals ou des bribes de danses (à partir du rythme d’un furiant hongrois, un 2 + 3).

L’utilisation du son bruité entre dans cette dialectique : « Si l’on enseignait les grattages derrière le chevalet dans les conservatoires, je n’écrirais plus qu’avec des sons normaux » dit Spahlinger, ajoutant qu’il s’agit là tout de même « d’une beauté communiquée à travers la laideur. Je les revendiquerais en ce sens pour faire une musique belle, la beauté ne pouvant être autre chose alors que ce qui ne détourne pas le regard de la laideur mais l’intègre et la relève 5. » Les vier stücke (1975) sont des miniatures qui ressortissent directement à la « musique concrète instrumentale » ; éphémère entoure le piano d’instruments « véritables » (casseroles, baquets, moules à tarte, clous…) ; le soliste du concerto inter-mezzo s’arme de plectres, d’une gomme, d’un diapason, d’un gobelet en plastique… et musica impura (1983) sonne encore comme du Lachenmann un peu brut de décoffrage : le style ou l’habitus de Spahlinger a souvent un côté direct, âpre, à prendre ou à laisser, un peu râleur parfois et comme en voulant forcer un accès.

L’esthétique de Spahlinger se déploie d’une façon remarquablement convaincante dans trois œuvres conçues comme une trilogie et situées au centre de son catalogue. extension (1979-1980) pour violon et piano repose sur l’idée d’une variation où tout se développerait en même temps dans toutes les directions possibles : le compositeur emploie l’image d’un ballon que l’on gonfle pour démontrer l’extension de l’univers et où chaque point s’éloigne de chaque autre à la même vitesse. Le rapport entre les parties de piano et de violon est précisément noté au début et à la fin, puis les musiciens se séparent, traversant une œuvre sans centre ni repères, parfois proche de Cage. Les sections portent toutes un titre commençant par le préfixe ex- qui inspire des gestes ou actions musicales, tel exorde, exemption (« fais ce que tu veux »), expurgation (où le violon est nettoyé avec un chiffon), extrême, expression (avec allusion à Pression de Lachenmann), explosion (un « champ de ruines » fait de citations).

Dans inter-mezzo (1986), sous-titré « *concertato non concertabile tra pianoforte e orchestra *», Spahlinger prend également le verbe au sens de « se concerter », en travaillant avec les résultats imprévisibles d’ordres fixés d’avance. L’orchestre, ainsi que chacun des pupitres, est divisé en deux, ce qui permettra un jeu avec des « ensembles » qui se décalent ou se croisent (par exemple des répétitions d’une suite d’impulsions rythmiques hors toute mesure de référence, allant de 2 à 25). Comme souvent chez Spahlinger, la forme est à panneaux, chaque section travaillant un aspect ou geste précis : hoquetus spatialisés, section avec/sans valeur métrique commune, musique ponctuelle, glissandos…

passage-paysage (1989-1990), pièce orchestrale d’une durée de trois quarts d’heure, est peut-être le chef-d’œuvre du compositeur. Elle comporte trois épigraphes : « La réflexion extérieure ne réfléchit pas son propre passage mais regarde fixement l’égalité et l’inégalité comme étant différents » (Liebrucks), « … le passage qui est l’essentiel et qui contient la contradiction » (Hegel) et « Viens dans l’ouvert, ami » (Hölderlin). L’œuvre est lancée par les deux accords sur lesquels débute l’Héroïque de Beethoven (quoique brouillés par des hauteurs adjacentes), un « commencement arbitraire », selon le compositeur, qui voudrait aussi « faire sentir que tout développement, toute évolution qui fait naître quelque chose de qualitativement autre comprend un certain degré d’arbitraire, et n’est en tout cas pas aussi logique que l’ordre syntaxique de formes connues, où l’on sait exactement ce qu’il faut écrire en gros à tel ou tel endroit afin de produire l’effet formel que demande le passage en question ». La pièce représente un « passage permanent, avançant pas par pas, auquel la totalité n’impose aucune contrainte directionnelle ; certains objets, sans que cela constitue une réexposition, sont côtoyés à nouveau, rencontrés lorsqu’on arrive d’une autre direction, vus sous une autre perspective ou de loin, comme lors d’une promenade 6. » Le projet formel se résume aussi par l’image du « serpentin ».

Si les accords beethovéniens représentent pour Spahlinger un objet trouvé, l’auditeur qui les reconnaît écoutera cependant l’œuvre à partir de l’arrière-plan de la symphonie classico-romantique et/ou d’une forme-sonate démesurée – donc aussi comme une symphonie brouillée ou qui ne se constituerait plus. Il s’agit dans la première section d’un travail sur des boucles, avec des éléments qui, par variation de paramètres ou insertions, disparaissent pour être réinfectés lors du passage suivant. Une seconde partie – sorte de gigantesque second thème lyrique – s’appuie sur un accord tenu, travaillé de l’intérieur sur le modèle des micro-polyphonies de Ligeti, avec des modifications infimes de la sonorité, alors que le rythme et l’articulation ne changent pas, afin de « pousser à bout l’ambiguïté entre timbre et hauteur ». Une grande section centrale, lancée par trois coups solennels, aura des allures de développement ; à partir de 22’ (moitié de l’œuvre) commence un « travail sur les accelerandos », d’où émergent par deux fois de grandes octaves pathétiques sur si bémol (dominante de la tonique enfouie de mi bémol) ; peu après 26’ se forment des figures de marche et de martèlements. Enfin, les dix dernières minutes représentent un anti-finale ou encore un Abgesang non pas chanté mais en état de dessiccation : en se bloquant sur un si (celui de Wozzeck), une texture faite quasi exclusivement de pizzicatos Bartók propose la répétition obstinée de petites salves sèches qui tombent comme des mikados, au rythme toujours différent. Une fin qui se veut ouverte : à partir de là, soutient Spahlinger, « on pourrait refaire une boucle avec n’importe quel autre passage de la pièce ».

Parmi les partitions qui ont suivi ce cette œuvre, il faut citer le beau trio Presentimientos (1993), inspiré d’une gravure des Désastres de la guerra de Goya et d’une technique isolée chez Schoenberg, à savoir une écriture à trois voix dont deux forment une paire. Dans farben der frühe (« couleurs de l’aube », 2001), Spahlinger revient aux sons « classiques » du piano, « en appuyant sur la touche reset » pour revenir aux « nuances de gris » que l’opulence des modes de jeu avaient remplacés 7. Six pièces s’enchaînent : un processus parcouru quatre fois avec des densités différentes (1), un travail sur des accords atonaux (2), une étude sur les résonances (3), sur des échelles « troublées » réparties spatialement sur les pianos (4), sur la modulation métrique (5), pour laquelle Spahlinger s’inspire de façon générale de Nicolaus A. Huber, et un semis de neuf caractères très tranchés (6) comme « unité entre disjonction et conjonction ».

Plus récemment, doppelt bejaht (« doublement affirmé », 2009) repose à nouveau entre la tension entre une durée (4 heures lors de la création à Donaueschingen) et une fragmentation extrêmes. Il s’agit « d’études d’orchestre sans chef », situées « entre l’art conceptuel et le jeu interactif ». 52 musiciens, disposés en rang mais formant un carré ouvert, sont placés sur un podium, dans une salle où le public peut circuler, mais aussi entrer et sortir. Les musiciens jouent 24 sections – « chacune symbolisant éventuellement la beauté d’un moment accompli, d’un "beau passage" » – fixées en notation graphique et au moyen d’indications verbales. Il s’agit de propositions musicales spécifiques : jouer une infinité de hauteurs, une infinité de tempos (« rien n’est plus simple pour un groupe de musiciens responsables, qui deviennent compositeur et instrumentiste en un, d’exécuter autant de tempi qu’il y a de joueurs, chose absurde à réaliser sous le diktat d’un chef et au cours d’innombrables répétitions 8 »), des unissons avec déviations, ou un « ritardando moltissimo »… L’effectif est à choisir librement, à moins qu’il ne dépende de la musique (le n° 18 indique « harmoniques 5 et 7 », impliquant les cordes). À la fin de chaque moment trois « ramifications » sont possibles, mais il faut opter aussi longtemps que possible pour la section qui diffère le plus de celle qui vient d’être jouée.

Cette utopie d’une interaction responsable résume plusieurs des obsessions de Spahlinger : proposer des modèles d’autogestion, concevoir un rapport heureux entre un moment de grâce et une totalité, travailler par sections délimitées sur des propositions simples aussitôt complexifiées. À Donaueschingen, en 2009, le règlement syndical assurant à chaque musicien une pause d’une demie heure pour une séance de quatre heures, fit qu’à partir d’un certain moment quatre musiciens quittèrent le podium toutes les cinq minutes, faisant descendre parfois l’effectif à 28 instrumentistes. Mais « l’éther » dans lequel respire la musique de Spahlinger (pour reprendre un terme d’Adorno) se constitue précisément des résistances que rencontre toute inscription de l’utopie dans la réalité sonore.


  1. politische funktion, p. 403 et gegen die postmoderne mode, p. 2 (voir bibliographie plus loin).
  2. Cité par Peter N. Wilson, « Komponieren als Zersetzen von Ordnung. Der Komponist Mathias Spahlinger », Neue Zeitschrift für Musik n° 149/4, p. 17.
  3. gegen die postmoderne mode, p. 5.
  4. « dies ist die zeit der konzeptiven ideologien nicht mehr », MusikTexte n° 113.
  5. Wilson, « Komponieren als Zersetzen von Ordnung », p. 20 et MusikTexte n° 95, p. 78.
  6. MusikTexte n° 39, p. 26 et texte accompagnant l’enregistrement chez col legno.
  7. Texte de présentation de l’œuvre.
  8. Texte de présentation de l’œuvre.
© Ircam-Centre Pompidou, 2013


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