« L’une de mes histoires préférées est celle d’un jeune homme qui va voir un maître Zen ; il doit rester auprès de lui sept ans, je crois. Le maître Zen lui donne un balai et, pendant sept ans, on lui dit de balayer la maison. Il balaye donc la maison ; il est là , à un endroit, et le maître est à un autre endroit avec un sabre. Le gars est là avec son balai et le maître arrive par derrière en poussant un cri perçant, en hurlant, et le jeune homme soulève son balai. Après un certain temps, le jeune homme écoute et il entend le maître se déplacer là -bas ; il se retourne alors et attend. Ou bien, il le laisse passer et se tient dans un coin ; la faculté de se mettre à l’écoute lui vient lentement. Il s’en imprègne, vous voyez. Il passe ainsi maître dans toutes les nuances de l’écoute, de la préparation et du positionnement naturel du corps, et au bout des sept années, il monte en grade. On lui reprend son balai et on lui remet un sabre1 », racontait Morton Feldman. Dans la tradition musicale européenne, ce qui est écouté est en réalité inscrit dans une structure, dans un récit ou dans un drame l’expliquant par ce qu’il n’est pas, réduisant le discours musical à une écoute de la métaphore, et entravant les possibilités mêmes de la perception. En somme, nous traduisons des faits musicaux en contenus littéraires. « Et je suis toujours d’avis que les sons sont destinés à respirer… et non pas à être mis au service d’une idée. » Feldman suggère ainsi que ce qui semble appartenir a priori au langage musical, l’écoute, est à redécouvrir.
Cette écoute, suivant l’enseignement de Varèse, dont Feldman fut comme l’élève, et dont il écrit avoir imité sinon la musique ou le style, du moins l’attitude, la « manière de vivre », est écoute du son :
a. De Charles Ives à John Cage, la tradition américaine est empirique. Le concept, la logique, les règles d’engendrement et de construction, le souci autoritaire et intimidant du faire et de la justification du geste, au détriment de l’écoute, ne suffisent pas à démontrer la validité d’une assertion musicale. Importent davantage la sensation, au pouvoir discriminant, et le souvenir, dont le propre serait la persistance. À la recherche d’une « volonté consciente de formaliser une désorientation de la mémoire », Feldman évoque les tapis turcs : si le tapis persan peut être vu à partir de chacun de ses fragments, dans le tapis turc, le dessin n’est visible que transféré dans la mémoire, excluant toute vision d’ensemble de ses tissages. Or, en musique, la forme, primitive, se basait autrefois sur une convention magnifique d’inattention, dont témoignent encore les modèles classiques : ABA, scherzo ou forme-sonate. Décrire une œuvre en réduisant ses sections à des lettres (a, b, c…), desquelles naîtrait, par leur succession, une forme, c’est manquer l’oublieuse mémoire de nos perceptions — d’où l’inadéquation d’une telle analyse à laquelle est parfois réduit l’écheveau des gestes et figures feldmaniens. Contre la religion, le caractère « thomiste » de la vérité du matériau, telle qu’elle s’exprime non chez Webern, mais chez ses continuateurs ou ses imitateurs, en tant que ce matériau y est objectal, extérieur au musicien, Varèse désigne la traversée résolue de l’expérience, brisant le diktat des structures, l’omniscience des systèmes ou des méthodes qui, avec une précision d’automate, choisissent au nom même des sons. En retour, l’esprit de la musique de Webern, dont Feldman se déclare, avec Cage, le « fils illégitime », primera sur sa dialectique sérielle : le silence ; la synthèse de l’horizontal et du vertical ; l’image en miroir, variation du rythme et de la distribution des accords dans la mesure, anticipant ainsi des symétries disproportionnées ; le motif (ou pattern) enfin, auquel Feldman reviendra tardivement.
b. « Varèse m’a donné une leçon dans la rue : ça a duré une demi-minute et ça a fait de moi un orchestrateur. Il m’a demandé : “Qu’êtes-vous en train d’écrire en ce moment, Morton ?” Je le lui racontai ; et il a dit : “Assurez-vous de bien penser au temps que cela prend, depuis la scène jusqu’ici dans le public2.” » Le son, dans l’espace, mais aussi, ce à quoi Feldman voua son enseignement : le cheminement vers la composition par le biais de la réalité acoustique, de l’instrumentation. « Connais ton instrument ! Connais-toi toi-même ! », édicte Feldman. Le son n’y met pas en valeur l’instrument et les subtilités de sa facture, lesquels, toujours disponibles, produisent ce son dans sa beauté, mais au risque de lui voler son immédiateté, de l’exagérer, de le brouiller, de le rendre à un sens, à une insistance, qui lui sont étrangers. Car il y aurait un son pur, au-delà ou en deçà de l’instrument, que la couleur, donnée a posteriori ou soulignant les articulations, transforme en un pochoir, sinon en une ressemblance fallacieuse de son.
c. Guère de protestation contre le passé, car se rebeller contre ce passé, c’est encore lui appartenir, mais une indifférence au processus historique et un intérêt pour le son en soi, car le son n’a pas d’histoire. Par l’acoustique, par la physique, Varèse, détruisant la causalité harmonique et ouvrant une autre écoute, est dans le son, comme Mondrian est dans sa toile — quoique laissent accroire ses écrits théoriques. Et l’objet sonore n’est pas dans le temps, ne disserte pas sur la nature du temps, mais existe comme temps, qu’il « projette », selon le verbe de Feldman, où résonne le dripping de Jackson Pollock, cette technique consistant à laisser s’égoutter la peinture, à l’aide de seaux percés, d’un ustensile, d’un pinceau, sur la totalité d’une toile étendue à même le sol.
d. L’insistance sur le son modifie l’appréhension de la forme : « Ses formes musicales répondent les unes aux autres, plus qu’elles entretiennent des rapports entre elles3 », écrivait Feldman de Varèse, qui serait à l’origine d’une « majesté quasi immobile », « comme un soleil qui s’immobiliserait à l’ordre d’un Josué moderne ». Selon l’essai « Symétries tronquées », il en est ainsi de l’introduction exceptionnellement longue d’*Intégrales*, créée à partir de trois notes, où Varèse utilise le schéma additif et la transformation continue des formes rythmiques et des proportions de durée. Une telle stase, conservatrice d’une tension, à l’image des toiles de Rothko, où « c’est gelé et en même temps, ça vibre », constitue l’influence majeure de la peinture sur la musique. C’est établir l’indissolubilité du son et du temps, d’où, chez Feldman, l’idée d’une œuvre comme toile temporelle. « Ce avec quoi nous tous, en tant que compositeurs, avons réellement à œuvrer, c’est le temps et le son — parfois je ne suis même pas sûr pour le son. » Moins encore le son que sa saison, ou que la durée, donc, avant l’intelligence, la rhétorique ou l’imagination, dont entend témoigner tout musicien.
L’exigence d’un retour à l’écoute nécessite comme une epoché, où l’auditeur atteint sinon l’extase, du moins le recueillement du phénomène de l’écoute sur la base de la perception du son, dans la singularité d’une notation graphique comme dans l’écriture d’usage. S’affirme la nécessité de pénétrer lentement à l’intérieur des sons, si lentement que la forme se dissipe dans la fatigue de la mémoire et se transforme en échelle, où « on laisse tout simplement courir, et puis on voit ce qui se passe ». Les mailles du temps se dénouent dans un désir d’éternité. « L’Odyssée est-elle trop longue ? », répondait Feldman à ceux qui n’y entendaient qu’ennui. L’auditeur s’imprègne de plus en plus profondément, de manière presque proustienne, de la pensée — Proust, qui d’ailleurs relierait Feldman et Samuel Beckett, l’un ayant eu connaissance de la fameuse étude de l’autre, où le temps, source de lyrisme, aboli au même titre que l’espace, donne forme à l’œuvre. Non le passé comme caillou lourd et menaçant du sentier rebattu des heures et des jours, mais la mémoire involontaire de Proust, la déflagration du souvenir nouant le présent et le passé en un commun plus essentiel que chacun des deux termes pris isolément.
Feldman remit ainsi radicalement en question le thème d’un sujet souverain qui viendrait de l’extérieur animer l’inertie des codes et des signes, et qui déposerait dans le discours la trace indélébile de sa liberté, car le créateur doit échouer pour que l’art advienne : « Vous connaissez les termites. Ces insectes qui mangent le bois. C’est très, très intéressant. Qui mâche le bois ? La termite ne peut pas le mâcher. Mais, à l’intérieur, des millions de microbes le mâchent. Il y a une analogie avec la composition : quelque chose d’autre fait le travail4. » Non plus conscience absolument libre et se posant soi-même, tel qu’il avait été défini de Descartes à Sartre, le sujet ne se constitue pas plus ici sur le fond d’une identité psychologique, mais à travers des pratiques, des écoutes et des touchers. L’œuvre de Feldman naît d’une concentration sur les résonances du piano, un piano qui l’obligeait à ralentir, et pour lequel le temps, réalité acoustique, devenait plus audible. Feldman inventa d’ailleurs une technique de jeu où le pianiste appuie silencieusement sur les touches jusqu’à un point de résistance qui libère alors un son feutré, assourdi. Toute note ainsi jouée acquiert une résonance particulièrement longue et une présence musicale qui suspendrait les exigences structurelles de la composition. En outre, la dynamique, aux confins de l’audible, élément de tension pour l’instrumentiste et pour l’auditeur, invités de la sorte à aiguiser leur attention, y contribue pleinement, soudant les timbres instrumentaux, à la lisière de l’extinction, et au risque de l’instabilité. L’écriture se concentre sur la naissance du son, en fonction de l’attaque, souvent dévoisée, sur la douceur du son et sur son mode d’extinction, même si Feldman déclarait, plus réservé : « Je ne crois même pas que ma musique soit douce… Ce qui est doux, ce sont les connexions. Ma musique est du même niveau sonore qu’un quatuor de Schubert. Si les choses semblent plus calmes, c’est parce que les liens sont plus longs. »
Loin de la variation beethovénienne, brahmsienne ou schoenbergienne, « dispositif technique merveilleux pour atteindre le maximum d’unité dans le moment », les principes de changement et de répétition, ou plutôt, de réitération aux déplacements ténus ou discrets, témoignent de la différenciation, d’une ressemblance de répétition : une surface qui sonne « comme de la répétition », à l’instar des harmonies chromatiques de trois sons ou de patterns au phrasé sans cesse modifié. Un même élément s’illumine sous un angle différent, sans que l’on sache jamais quel phénomène est l’ombre de l’autre. Dans un monde de nuances et de chromatismes gradués, où s’opère un lent dévoilement, chaque ligne énonce une même pensée, mais toujours dite autrement. L’intervalle de la variante s’apparente lointainement à celui de la traduction, que Beckett pratiqua aussi toute sa vie sur lui-même et sur d’autres. Relisons à ce titre Sébastien Chamfort, moraliste du XVIIIe siècle : « Que le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure », et la traduction anglaise de cette épigramme, par Beckett : « How hollow heart and full of filth thou art. » Traduction et transcription musicale sont ici étroitement liées. Beckett traduit, versifie et réduit encore l’ellipse de Chamfort. Phraser, c’est être à l’écoute de ces traductions / transcriptions. Feldman le dit aussi, mais autrement : l’écriture de Beckett détermine l’infime déplacement du son. Selon le musicien, le poète écrit une phrase en français. La phrase suivante, identique, est en anglais, puis retraduite, éloignant ainsi, par une double traduction, la phrase première de la seconde : « Chaque ligne était en réalité la même pensée, dite d’une autre manière. Et pourtant la continuité donne l’impression qu’il se passe autre chose. Mais il ne se passe rien d’autre5. » La différence est si mince qu’un même motif revient, auquel il suffit désormais d’ajouter une note, un mot, ou d’en retrancher deux. Il en est de même de l’accord, mais dans un autre registre, dans une autre instrumentation, dans un autre mètre ou dans une autre nuance. « Je peux me contenter de continuellement réarranger les mêmes meubles dans la même chambre. » Seul un trait significatif subsiste, afin de rendre préhensible la filiation. La composition porte seulement sur le choix d’un motif à répéter, et pour combien de temps, ainsi que sur la nature de sa variante. Le génie du musicien, que Feldman cherchait notamment chez Beethoven, tiendra à son sens du timing, du moment exact de l’introduction d’un élément, ni avant ni après, et de sa durée, de sorte que la musique, art du temps, donne au temps son essence, en lui imprimant son tempo. Et Feldman de refuser à ses étudiants le droit d’inscrire un signe de reprise. Non, donc, la vision cauchemardesque du retour du tout, de l’identique ou du même, mais une différence, dont Feldman se fait l’exégète attentif et patient.
Comme la construction du discours ne procède ni de la variation, ni du développement, mais de cette variante, partant de l’alliance, la forme tient essentiellement du et. Une telle pensée est fondamentalement une pensée de la parataxe, le mode d’ordonnancement (taxis) selon lequel les éléments d’une phrase ne sont pas mis ensemble (sun) comme le veut la logique syntaxique, mais juxtaposés, mis à côté les uns des autres (para), en vertu d’un principe d’apposition autre que logique, et sans que le mot de liaison indique la nature du rapport entre les propositions. S’inscrivant dans une poétique du et, Feldman, qui n’eut de cesse de décliner toute tentation de causalité, au point de se définir comme un maître de l’harmonie non fonctionnelle (« master of non-functional harmony »), retrouve la construction de la phrase hébraïque procédant par courtes propositions coordonnées par la conjonction we, aux valeurs variées selon le contexte. En outre, cette construction se rattacherait à la tradition de l’exégèse juive, privilégiant l’inachevé, le partiel, l’indécis, la profusion, l’agglutinement, l’ouverture comme principe herméneutique, source de créativité permanente. D’Akiba ben Josef, maître (tanna) de l’époque de la Michnah, halakhiste qui inaugura de nouvelles méthodes d’interprétation du Livre et qui contribua ainsi à étendre sur une vaste échelle la Loi orale, de ce sage condamné à mort et exécuté à Césarée sous une horrible torture, ses chairs déchirées par les Romains à l’aide de « peignes de fer », de ce martyr qui prononça alors le dernier mot du Shema : Un (ehad), Rabbi Akiba (1963), pour soprano, flûte, cor anglais, cor, trompette, trombone, tuba, percussion et piano, ne résonne-t-il pas ? Si Hillel l’Ancien avait mis au point sept méthodes d’interprétation, rabbi Akiba, s’appuyant sur les variantes orthographiques et les particularités du Pentateuque pour en extraire des significations insoupçonnées, établit d’autres règles à partir des préfixes et des suffixes. L’œuvre de Feldman emprunte-t-elle à une telle herméneutique, visant à dévoiler le sens caché de la Bible ? N’est-ce pas aussi une manière de s’extraire du fondement moral de la variation, celui de la musique allemande du XIXe siècle, de Beethoven à Brahms, un fondement moral dont le nazisme avait ruiné les valeurs ? Avec Adorno, avec Steiner, Feldman s’interroge sur le statut de l’œuvre d’art après Auschwitz : « Je veux être le premier grand compositeur juif », disait-il.
- Morton FELDMAN, « The future of local music » (1984), dans Give My Regards to Eighth Street. Collected Writings of Morton Feldman, Cambridge, Exact Change, 2000, p. 189 ; traduction française, sous le titre « Conférence de Francfort », dans Écrits et Paroles, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 304 (traduction légèrement modifiée).
- « The future of local music », op. cit., p. 170 ; « Conférence de Francfort », op. cit., p. 291.
- Morton FELDMAN, « Some elementary questions » (1967), dans Give My Best Regards to Eighth Street. Collected Writings of Morton Feldman, op. cit., p. 66 ; traduction française, sous le titre « Quelques questions élémentaires », dans Écrits et Paroles, op. cit., p. 178.
- Morton FELDMAN, « Darmstadt lecture » (1984), in Morton Feldman Says. Selected Interviews and Lectures 1964-1987, Londres, Hyphen Press, 2006, p. 208 ; traduction française, sous le titre « Conférence de Darmstadt », in Écrits et Paroles, op. cit., p. 335-336 (traduction légèrement modifiée).
- « Darmstadt lecture », op. cit., p. 194 ; « Conférence de Darmstadt », op. cit., p. 313.