Parcours de l'œuvre de Thierry De Mey

par Jérémie Szpirglas

Avec Thierry De Mey, tout est affaire de mouvement. Aussi, quand, en 2002, sa série de « Musiques de gestes » se tait — au sens littéral du terme : l’exécution de Silence must be! se déroule dans un silence quasi complet, il n’y a plus un son, simplement un chef d’orchestre qui, seul en scène, bat pour le public une polyrythmie proliférante, comme une machine bien huilée qui s’emballerait dans le vide —, l’aspect musical de sa recherche artistique semble être dans l’impasse.

« À la sortie de ce travail, se souvient-il, j’ai eu le sentiment d’avoir touché du doigt une question essentielle pour moi, d’avoir atteint ce point limite où le geste musical — qui a pour objet de produire du son avec le moins de perdition d’énergie possible — cesse d’être fonctionnel et devient chorégraphique — donc susceptible de mettre en branle une « musique de la musique », un mouvement musical dans la tête des auditeurs-spectateurs. J’étais arrivé au bout de ce parcours qui avait commencé avec Musique de Tables, et je ne savais comment passer à autre chose. Quand on a atteint la page blanche, le tableau blanc — cette fascination pour le trou noir que tous les arts portent en eux, à leur manière, comme une tentation — comment le dépasser ? » Silence must be! est aussi, à bien des égards, un point de non-retour, qui s’accompagne d’un long moment de doute. Une fois la musicalité rendue au geste lui-même — jusqu’à le priver du son afférent — une fois le geste réhabilité dans sa musicalité propre, que faire ? Thierry De Mey considèrera même sérieusement l’abandon pur et simple de la composition, pour se consacrer entièrement à son travail de cinéaste.

Chemins de traverse

Car, malgré une enfance baignée de musique (grâce à son père, représentant pour une maison de disque, il écoute de toutes les musiques, s’imprègne du jazz de John Coltrane ou se familiarise avec le baroque au travers de ses nouveaux pionniers), et une adolescence plutôt tournée vers le rock (à la guitare électrique), son niveau instrumental n’est pas suffisant pour intégrer un conservatoire lorsqu’arrive le moment de choisir un cursus supérieur. Thierry De Mey se tourne alors vers une école de cinéma — un art dont l’essence transdisciplinaire fondera du reste intégralement son parcours d’artiste. C’est dans cette école de cinéma qu’il découvre la musique de Steve Reich, qui l’impressionne autant par la force de son énergie urbaine que par la rigueur de ses processus, et c’est aussi là, dans les studios son de l’école, qu’il commence à jouer avec des bandes, éprouvant déjà, de manière empirique, ses idées musicales, boucles sonores et autres structures formelles. C’est aussi à cette époque qu’il va, en autostop, écouter Messiaen à La Trinité, écouter la création de Répons de Boulez à Avignon. Il découvre également l’œuvre de Ligeti, à commencer par son Deuxième Quatuor, son Quintette à vent et le Kammerkonzert qui lui font forte impression, ainsi la Studie über Mehrklänge (1971) de Heinz Holliger — des musiques strictement acoustiques, mais dont l’exploration sonore n’avait rien à envier aux musiques acousmatiques.

Dans le même temps, la danse occupe une partie non négligeable de son temps et de son imaginaire. Sa sœur, Michèle Anne De Mey, est en effet entrée à l’École Mudra, ouverte à Bruxelles par Maurice Béjart, et ses condisciples formeront la prochaine génération de chorégraphes : ils s’appellent Anne Teresa De Keersmaeker, Michèle Noiret, Alain Louafi, Pierre Droulers… ainsi se nouent les premières collaborations de l’aspirant compositeur, et ainsi s’affirme également, de manière très organique, son rapport au geste : c’est-à-dire que le geste est à la fois source d’inspiration et moteur organisationnel du discours. Le mouvement est pour lui l’interface incontournable, qui, en mettant la danse en branle, rebondit dans la composition — quand bien même la pensée formelle resterait, elle, d’essence musicale. La composition musicale est vue comme un geste synthétique : mélodie, harmonie, et rythme ne sont pas envisagés comme des entités distinctes, un mouvement se passe dans l’espace et le temps, dans le mental et le corps.

Et, dès ce moment, le transdisciplinaire s’impose comme le cheval de bataille de Thierry De Mey, avec une emphase particulière sur le préfixe « trans ». Le « transdisciplinaire », pour le compositeur, c’est un mode de fonctionnement, un flux de collaboration, de l’ordre de la fusion des esprits, bien distinct du « pluridisciplinaire ». « L’exemple emblématique du pluridisciplinaire, c’est une équipe humanitaire qui se rend dans un pays affecté par une vaste épidémie, dit-il pour illustrer sa pensée : l’équipe est composée de différentes personnes pratiquant divers métiers nécessaires à l’accomplissement de la mission. Chacun y fait ce qu’il sait y faire, point. Lorsque la mission est accomplie, chacun revient à sa spécialité. Au contraire, la naissance du cinéma est un exemple emblématique du transdisciplinaire : des artistes s’emparent d’une invention scientifique, voire un gadget de foire, pour faire émerger une nouvelle discipline. »

Rosas danst Rosas : manifeste

C’est dans ce contexte que nait Rosas danst Rosas dont le succès retentissant, dès sa création en 1983 à Bruxelles, impose ses auteurs comme des acteurs majeurs du spectacle vivant. Rosas danst Rosas est une œuvre manifeste, à la fois par les thèmes et techniques mises en œuvre et par la naissance d’un processus de travail interactif dans le respect des spécificités de chaque discipline. L’œuvre est une cocréation imaginaire, spatiale, temporelle et musicale. Ils inventent des stratégies formelles dans un système d’échanges d’idées, de concept, de circulation spatio-temporelle, une phrase de mouvement pouvant donner un rythme, un développement musical pouvant structurer un paragraphe chorégraphique. « Anne Teresa fournissait le matériau pour le mouvement, dont je déduisais des rythmes, que je notais. Je les développais alors dans une structure plus vaste structurellement (à l’aide de palindromes, de boucles, etc.), en m’inspirant notamment des maîtres de l’école franco-flamande. Je suis depuis toujours fasciné par les musiques de cette période, durant laquelle s’inventent les grandes formes et s’expérimentent les musiques en tant que processus. »

Ce modus operandi organique ne doit pas faire oublier la volonté des deux artistes de charpenter l’œuvre au moyen d’une formalisation structurelle extrêmement rigide, voire contraignante — l’idée étant que plus la structure est forte, plus l’implication humaine s’affirmera. Ou comment concilier l’univers coup de poing d’une Pina Bausch ou d’un Rainer Werner Fassbinder et celui des musiques algorithmiques (« music as process »).

La structure de Rosas est mathématique, irréfragable : une structure organisée autour du chiffre 11, au sein de laquelle tout est répété 77 fois, afin de dégager la manière dont l’itération systématique d’un geste le dénature. À cette régularité implacable répond l’extrême sensualité des gestes, qui confine à l’érotisme — l’érotisme lui-même n’étant, comme on le sait, pas étranger à la répétition, l’incarnation et la frénésie —, dans l’esprit d’un George Bataille.

Le discours musical est quant à lui le fruit de toutes les recherches que Thierry De Mey a pu faire dans les studios de son école de cinéma : conçu à l’aide d’un ReVox et d’un enregistreur 8 pistes, ainsi que d’un réducteur de bruit, il est réenregistré ensuite par des musiciens avec la complicité active de Peter Vermeersh — préfigurant une méthode de notation compositionnelle collaborative qui sera plus tard la règle pour Thierry De Mey. Les formes sont brutales, dans une tentative de transposer à la musique le fameux Ornement et Crime d’Adolf Loos, le Tractatus de Wittgenstein ou encore les présupposés esthétiques du Bauhaus. Au reste, en 1996, le cinéaste De Mey filmera Rosas danst Rosas dans un bâtiment désaffecté de Leuven dessiné par Henry Van de Velde dans les années 1930. Un film, dont toutes les étapes de production, du storyboard au montage, en passant par le tournage et le cadrage, reflétent fidèlement la rigueur du dispositif originel (une rigueur que l’on trouvait au reste déjà dans Floréal, documentaire sur une cité jardin d’habitat bon marché bruxelloise construite par ses habitants dans les années 1920, et dont tout le montage obéissait au même jeu proportion simple que l’ensemble architectural) — avec toutefois quelques entorses, qu’il faut noter car l’entorse délibérée (à la structure, au dispositif…) est, là encore, un aspect essentiel de l’œuvre de Thierry De Mey. Au reste, le compositeur affirme également comme une influence majeure de son travail les musiques indiennes, qui sont sans doute parmi les musiques les plus détaillées au monde en même temps que synthétique… Un oxymore fertile, encore une fois.

Rosasest également le point de départ d’une autre aventure : celle d’un collectif de musiciens né de la volonté de rejouer cette musique deRosas danst Rosasen concert : Maximalist!. Une aventure qui durera cinq ans et qui sera déterminante pour la scène contemporaine belge (s’en émancipera notamment l’ensemble Ictus, suite au spectacleLe Poids de la Main du chorégraphe Wim Vandekeybus, sur des musiques de Thierry De Mey et Peter Vermeersh, toujours).

L’informatique musicale

Au cours de ses subséquentes collaborations avec ses amis chorégraphes, Thierry De Mey poursuit son exploration d’une écriture musicale en étroite articulation avec la danse, ainsi que ses expérimentations purement sonores, avec notamment l’aide de l’informatique musical.

Il y a ainsi un petit côté « J’en ai rêvé, l’informatique musicale l’a fait » dans les rapports qu’entretient Thierry De Mey avec la technologie. L’arrivée des premiers séquenceurs, qui lui évitent de découper les bandes à la main, est pour lui une vraie joie. Puis, à l’heure des premiers balbutiements de l’écriture spectrale, le jeune compositeur s’y attelle avec enthousiasme — mais de manière parfaitement artisanale : désireux de donner à son écriture une cohérence dans l’élaboration des hauteurs de son, il va même jusqu’à dessiner une gigantesque courbe logarithmique des fréquences sur les murs de son salon tapissés de papier millimétré, afin de repérer partiels et autres harmoniques. L’idée est de retrouver les mêmes distances en fréquence entre les différentes notes d’un accord tempéré que celles d’un accord donné (ce qui n’est nullement évident, rappelons-le, puisque les liens entre les hauteurs d’un intervalle sont plus volontiers logarithmiques que multiplicatifs). On peut par exemple prendre les écarts en fréquences d’un accord de Do Majeur et, en les promenant sur l’échelle logarithmique, tomber sur un autre accord de trois sons (tempérés) dont les différentiels en fréquence sont les mêmes (mais pas les intervalles, bien sûr, puisque les rapports entre les notes d’un intervalle sont multiplicatifs, et non pas soustractifs) : ce n’est donc plus du tout un accord majeur. La démarche est, à l’époque (et aujourd’hui encore) paradoxale, puisque spectrale dans l’esprit, mais tempérée de nature. Mais le procédé est long et fastidieux : le calcul d’une simple progression harmonique lui prend la moitié du temps de composition de son premier Quatuor à cordes. Aussi, lorsqu’il arrive à l’Ircam pour travailler sur Kinok, intégrée ensuite au sein du plus vaste Amor constante más allá de la muerte (1994) avec Anne Teresa De Keersmaeker, la puissance de calcul de ses ordinateurs est pour lui une bénédiction. « C’était mon premier séjour dans ce grand magasin, se souvient-il avec une lumière enfantine dans la voix, et j’y découvrais tous ces jouets merveilleux. » Il ne faut pas négliger en effet l’attitude excessivement ludique avec laquelle Thierry De Mey aborde ces diverses technologies — qu’elles soient une aide informatisée à la composition ou des traitements en temps réels de la matière sonore. L’informatique vient donc ici combler une lacune dans la boite à outils du compositeur. Depuis, le compositeur a fait aboutir ledit outil en se constituant toute une librairie Open Music spécialement dédiée à ses calculs de hauteur.

Transposant à la musique des techniques propres au cinéma, l’écriture musicale de Kinok s’ouvre comme un traveling arrière : partant d’un gros plan sur un son multiphonique du hautbois, le cadre s’élargit en répartissant le spectre de ce son aux clarinettes, puis en l’éclatant au reste de l’ensemble orchestral, vents et cordes. Le son est immobilisé, gelé (pour mieux l’analyser), puis projeté sur des durées musicales plus ou moins longues pour en faire des lignes qui peuvent évoluer dans le temps. Dans Kinok, chaque instrument est également associé à un danseur sur scène — la torsion temporelle se reproduisant de ce fait dans la chorégraphie.

Même principe pour Tippeke (un film mettant en scène une chorégraphie d’Anne Teresa de Keersmaeker pour sa Compagnie Rosas, avec une musique pour violoncelle et électronique), qui s’appuie cette fois sur la voix de la chorégraphe chantant une comptine flamande. Le geste est même élargi au cinématographique. Le compositeur s’empare de sons concrets (ambiances de forêt, d’autoroute), qui répondent aux images du film, lesquels sons sont finement filtrés, et manipulés selon des techniques empruntées au lexique propre du cinéma. Le discours musical s’appuie cette fois sur des nœuds de violoncelle, analysés via Audiosculpt et entièrement resynthétisés, à ceci près qu’il s’agit d’une synthèse soustractive : les sons concrets (de forêt par exemple) sont passés au travers de cribles, donnant le sentiment que la forêt elle-même se met à chanter à partir du spectre de violoncelle. En injectant le tout dans une courbe de Risset, la forêt toute entière semble descendre indéfiniment dans les graves.

Musiques de gestes : de Musique de tables à Light Music

Si les musiques de Thierry De Mey n’ont pas toujours besoin d’être vues pour être appréciées, elles sont toutefois, on le voit, presque toujours écrites en confrontation avec le mouvement. Ceci est porté à son extrême dans sa série de « musiques de gestes », qui prend sa source dans Musique de tables (1987) pour trois percussionnistes. Une pièce soigneusement mise en scène, que De Mey filmera en 1999 : on y voit les trois percussionnistes, assis côte à côte chacun devant une table, sur laquelle leurs mains dansent et frappent. Une pièce rendue jubilatoire par la puissance charnelle de ses rythmes, ses aspects ludiques et ses multiples clins d’œil : Thierry De Mey s’y joue autant des formes canoniques (contrepoint, etc.) que des gestes instrumentaux (et pas uniquement des gestes de percussionnistes, puisque le ballet de mains s’empare parfois des gestes d’un pianiste).


*Une partition de pièce de gestes*

Après Musique de tables, viendront notamment Frisking (1990), Unknowness (1995-1996) et quelques autres, jusqu’à culminer avec Silence must be !, qui , comme nous le disions en introduction, entrainera une remise en question radicale. Thierry De Mey sortira toutefois de l’impasse grâce à l’un de ses réalisateurs en informatique musicale de l’Ircam, Laurent Pottier, alors au GMEM de Marseille. Laurent Pottier a vu Silence must be ! et lui conseille d’aller chercher du côté des technologies de captation du geste. Ces technologies, qui tâtonnent depuis les années 1980, commencent à l’époque à donner quelques résultats — notamment grâce à la croissance exponentielle de la puissance des ordinateurs. En ouvrant de nouveaux horizons au rapport entre musique et mouvement, en faisant de l’interprète le générateur — en même temps que le manipulateur — du son électronique, en conservant à la musique cet aspect cinétique essentiel à ses yeux, la captation de geste a débloqué un processus créatif alors à l’arrêt. Et c’est ainsi qu’est né le projet Light Music.

Création commune de trois hommes — Thierry de Mey, bien sûr, mais aussi Christophe Le Breton, ingénieur au GRAME de Lyon, et le percussionniste Jean Geoffroy —, Light Music désigne autant la pièce elle-même que l’outil développé pour l’occasion : un « instrument » à part entière, qui allie capteurs de mouvement (accéléromètres et gyroscopes placés sur les poignets de l’interprète), reconnaissance vidéo du geste (notamment grâce à un « mur de lumière » qui agit comme un interrupteur on/off : si les mains de l’interprète sont en mouvement dans la lumière, l’ordinateur génère et/ou module les sons, sinon, il est inerte) et projection vidéo.

Mais Light Music, c’est aussi une phrase du Zarathoustra de Nietszche : « Il faut avoir un chaos en dedans de soi pour générer une étoile dansante », qui génère la forme de la pièce, au niveau micro et macroscopique — cet argument étant « dit » par le percussionniste en langue des signes en conclusion de la pièce, en guise de « clef ».

Depuis, le mouvement ne cesse de s’affirmer, plus encore qu’auparavant, comme colonne vertébrale du processus créatif de Thierry De Mey, guidant et motivant à la fois sa pensée esthétique et sa réflexion compositionnelle, au point qu’il se lance au mitan des années 2000 dans une véritable « taxinomie du geste » — au reste, cette expression a longtemps tenu lieu de titre provisoire au grand œuvre que sera SIMPLEXITY.

Le transdisciplinaire unifié : SIMPLEXITY

S’appuyant sur un concept emprunté aux neurosciences, réalisée à l’Ircam avec cinq danseurs et cinq musiciens de l’Ensemble intercontemporain en 2016, SIMPLEXITY est à bien des égards une étape clef dans le parcours de Thierry De Mey. D’abord et avant tout parce que celui-ci y affirme enfin un « art complet » : il y est à la fois compositeur, chorégraphe et metteur en scène. Enfin, il assume d’incarner ce transdisciplinaire qu’il cultive depuis toujours, afin d’articuler, seul, tous les aspects du discours. SIMPLEXITY, c’est aussi une œuvre emblématique de son processus de création, dans le support de l’inspiration, la génération du matériau, la collaboration avec les interprètes, l’organisation des formes micro et macroscopique ou l’utilisation de l’outil informatique…

Le geste y est bien entendu prépondérant — à commencer par celui des danseurs, mais aussi celui des musiciens : l’une des entrées, Traceless reprend ainsi le principe de Silence must be ! à la puissance 10. Les cinq musiciens et cinq danseurs sont en binôme, les seconds ayant appris la gestique des premiers, et extrapolant sur elle. Les musiciens y font des gestes, qui n’ont pas de rapport avec leurs instruments, strictement avec leurs mains, lesquels gestes sont saisis par les capteurs.

Ici, l’informatique — et notamment l’informatique musicale — est avant toute autre une interface : entre le compositeur et le son, entre l’interprète et le son, entre le geste et la musique (comme dans Light Music), entre le public et l’œuvre. L’informatique est le lieu de l’interaction entre les disciplines, une manière d’unifier les différentes couches du millefeuille, sans qu’elles s’annihilent ou entrent en compétition, jusqu’à l’interpénétration des disciplines plutôt que leur simple juxtaposition : un « art complet » plutôt qu’un art total…

Le geste se retrouve jusqu’aux sources de la génération du matériau. Celle-ci s’appuie largement sur un travail collaboratif avec les interprètes, à partir notamment de la taxinomie du geste que Thierry De Mey compile depuis plus d’une décennie. Pour les danseurs, cela peut se présenter sous forme de cartes à jouer : les interprètes en tirent ou en choisissent plusieurs, les agencent à leur guise et imaginent à partir de ces gestes une séquence de mouvements. Pour les musiciens comme pour les danseurs du reste, ce peut aussi être un poème de E.E. Cummings, une proposition visuelle qui extraite d’un documentaire animalier (gibbons, serpents volants, raies manta…), ou des modèles physiques (pendules multiples, vols de chauve-souris, essaims d’étourneaux, reptations, inversions de la gravité…) aux équilibres instables — à partir desquels ils improvisent.


*Cartes à jouer : essaims browniens*

« Si je travaillais avec un autre danseur ou un autre musicien, la pièce ne serait pas la même. Je n’ai donc pas fourni les phrases chorégraphiques du spectacle en tant que telles. J’ai donné du matériel, des suggestions et des stimuli de diverses natures pour ensuite faire mon choix. Idem avec les musiciens. Surtout dans les passages où je leur laisse une grande liberté. »

Le format singulier de SIMPLEXITY permet d’autres expériences, inspirées notamment des semaines passées auprès de William Forsythe (pour ses systèmes auto-organisés, son approche organique de la temporalité…) et de Bob Wilson (principalement pour son traitement dramatique de la lumière…) dans les années 2000 dans le cadre de tournages de film. Par exemple, les « Face-to-Face » : des binômes musicien/danseur travaillant seuls sur un thème donné — au sortir de quoi, le créateur garde ce qui lui plait ou réoriente le travail, tout en veillant à préserver l’organicité du processus.

Tous ces matériaux produits constituent ce que Thierry De Mey appelle les « Instant Compositions », qui peuvent ou non être écrites telles quelles, ou évoluer vers des « Instant Variations », improvisation autour d’un matériau donné produit par une Instant Composition, ou la « Fixed Variation », variation que les interprètes ont déjà produite, et qu’ils reproduisent telle quelle. Afin de garder la fraîcheur de la chose, certains passages de SIMPLEXITY sont des « Instant Compositions » produites en direct, au cours du spectacle — c’est alors une improvisation codifiée, autour d’un type de modèles déjà travaillé en amont.

« Le seul danger dans ce domaine, prévient le compositeur, c’est l’exhaustivité qui essoufflerait la démarche — l’entorse au système est parfois plus intéressante que son respect absolu. Quand je prépare un film, tout est fait autour du scénario : plan de travail, de tournage, etc. Mais j’invite systématiquement un cameraman en qui j’ai confiance à prendre d’autres plans, de sa propre initiative ou sur mes indications. Même en répétition, il va se cacher derrière une colonne pour faire un gros plan lorsqu’on fait un plan d’ensemble. Au montage, je commence par réaliser le story-board : tout est parfait, académique, et puis de temps en temps, je vais pêcher dans ses propositions pour enrichir les plans. Filmer la danse c’est à la fois filmer une écriture, et filmer des interprètes qui portent cette écriture et lui donnent de la chair. »

Pour l’accompagner dans l’écriture et la notation chorégraphique, Thierry De Mey s’appuie sur le travail de ses deux assistantes. De même, pour tout ce qui concerne l’instrumentation, il compte sur la complicité de François Deppe (violoncelliste de l’Ensemble Ictus et chef d’orchestre, un ancien de Maximalist!), avec lesquels il a développé au fil du temps un vocabulaire précis afin de fixer au mieux le discours instrumental sur le papier.

Enfin, le mouvement est aussi le moteur d’organisation du discours. Ainsi, pour organiser l’espace scénique, De Mey s’appuie sur des clefs de proportions comme les séries de Fibonacci ou les nombres radiants. Après avoir reporté ces séries au sol sous forme géométrique, un danseur est invité à parcourir ces formes à vitesse constante. Les proportions mathématiques se manifestant sous forme de rythmes, l’espace devient temps. Si, à l’inverse, le même danseur parcourt chaque segment dans un temps régulier, il va devoir courir de plus en plus vite, développant de fait une proportion spatiale dans le temps. De la même manière, une forme musicale peut se transformer en une phrase de mouvements, et vice versa — projetant ainsi le temps sur l’espace, ou l’espace sur le temps.

Il lui arrive aussi de détourner des outils typiquement musicaux — comme cette fonction mathématique, couramment utilisée par les musiciens spectraux, qui, d’une série d’accords, dégage une fondamentale commune : une fondamentale virtuelle qui n’est autre que le plus grand commun diviseur des fréquences données. Au lieu de fréquences, cette fonction est appliquée à des rythmes, en recherchant la plus petite pulsation commune d’une série de formules rythmiques — déployée ensuite, le cas échéant dans l’espace. Ainsi, une fonction spectrale devient-elle rythmique puis spatiale.

Et ainsi le geste spatial unifie-t-il le geste créateur, par un mouvement à la fois de génération, d’organisation et de validation, en même temps qu’il insuffle la vie à l’œuvre, sur scène.

© Ircam-Centre Pompidou, 2019


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