Un jour de juin 1992 je regardais par la fenêtre du train Paris-Bâle. Je notais des images que je me faisais de ce monde qui défilait « au-dehors », sans trop vouloir les organiser mais au contraire afin de découvrir quelle forme cette trame d'impressions me suggérerait par la suite. Du texte qui en a résulté, il ne reste que la dernière phrase : « This is only a part of many journeys. » Mais l'idée de la fenêtre en mouvement, de cette séparation trompeuse entre le dehors et le dedans, entre l'observateur et ce qu'il perçoit, continuait de m'habiter et demeura un fil conducteur pendant la gestation de A part of many journeys. Elle s'y manifeste le plus nettement dans l'écart ostensible entre le cor et les quatre autres instruments de l'ensemble.
En effet, l'idée de cet écart pénètre de façons diverses dans quasiment tous les niveaux de la pièce, créant un réseau de décalages entre événements ou états musicaux semblables. Certains d'entre eux sont plus évidents à l'écoute : on a affaire à une sorte de chorégraphie de modèles tels des types de motifs mélodiques ou rythmiques, mais également de modes de comportement et de réactivité des instruments. D'autres décalages ne ressortent guère à l'oreille, restant plutôt des opérations structurelles.
Les présences disjointes d'éléments communs que représentent ces jeux de décalage me semblent analogues à un aspect fondamental de l'expérience humaine : notre conscience traduit le monde par bribes, fut-il dehors ou dedans ; on ne réagit que rarement en même temps de la même façon qu'une autre personne. Par contre lorsqu'une telle convergence arrive, se produit un moment de communication profonde. Dans un contexte musical, le fait que le jeu simultané d'un même geste ou d'un même rythme soit plutôt exceptionnel crée non seulement une soif d'unification -contribuant au dynamisme du flot d'événements- mais donne d'autant plus de valeur à ces instants privilégiés.
A part of many journeys commence à la fin d'un mouvement non entendu et s'arrête au seuil d'un avenir incertain. Dans ce sens-là, toute la pièce, elle aussi, n'est finalement qu'un fragment, un bout de voyage dans la trame infinie d'histoires dont elle reflète à sa manière une petite partie.
Josh Levine, programme du concert Solistes EIC, 24 mai 1996, Centre Georges-Pompidou