« Hendeka » est un terme grec signifiant onze : comme les onze minutes que dure la pièce, comme les onze sections qui la composent. Commande du Festival « Les Musicales » de Colmar, elle est dédiée à Bruno Mantovani.
Il serait peu instructif et vain d’analyser la pièce en détail : les processus, pour qu’ils soient clairement perçus, nécessitent une grande complexité d’écriture. Pour paraphraser Ligeti, ce que l’on entend effectivement n’est que la partie émergée de l’iceberg ; mais le fait que la partie immergée (la complexité d’écriture) ait été écrite influe directement sur le résultat sonore. Voici toutefois quelques pistes pour éclairer les principaux axes de travail qui ont guidé la composition de Hendeka.
Tout d’abord, il me semble que Hendeka est une sorte de fusion entre mon Quatuor à cordes et Vertigo pour deux pianos et orchestre : du premier, cette pièce tire son écriture à l’artisanat très poussé (chaque note, chaque rythme, a une justification par rapport au principe qui les régit) et ses textures arachnéennes ; du concerto, elle réemploie et développe les pistes mises au point pour la perception de la structure. Il est à remarquer que les trois pièces tournent autour du nombre onze (onze mouvements dans le Quatuor, onze sections dans Vertigo et dans Hendeka).
Même si la pièce est écrite pour violon, alto, violoncelle et piano, elle est en fait quasiment conçue comme un quatuor à cordes – un quatuor illusoire et idéal, par l’utilisation du piano comme « méta-instrument » à cordes : hormis un bref passage cadentiel, le piano est écrit de la même façon que les autres instruments : il n’a certes pas la possibilité de jouer des quarts de tons, mais l’environnement microtonal donne l’illusion qu’il en joue ; en revanche, il a pour lui l’ambitus immense, la possibilité de résonance et surtout de polyphonie.
De Vertigo, j’ai également réinjecté certains des moyens employés pour guider la perception de l’architecture : la variation notamment, la cohérence des harmonies, la réitération de signaux – notamment le la extrême grave du piano, qui conclura la pièce en une allusion au 24e Prélude de Chopin (les trois coups de tocsin finaux) ; il est également à noter que chaque section de l’œuvre s’ouvre et se referme par la note la.
De même, l’architecture générale de la pièce suit ce même schème ouverture/fermeture : les proportions métriques et temporelles de la pièce sont issues de la suite de Fibonacci ; onze sections, donc, agencées ainsi : 13 – 8 – 5 – 3 – 2 – 1 – 2 – 3 – 5 – 8 – 13, allant de 136 secondes pour les deux sections les plus longues (les première et dernière sections) à 10 pour la plus courte (la section centrale, faite uniquement de la, distordus par une myriade de modes de jeu, contrairement au reste de la pièce).
Ce qu’il y a de nouveau, par rapport à mes pièces précédentes, c’est tout d’abord l’harmonie. Plusieurs échelles sont utilisées, dont une constituée d’un étagement de tierces, une de l’imbrication de deux septièmes de dominantes, ou encore d’un empilement des trois transpositions du mode 2 de Messiaen.
Certains processus sont également nouveaux dans mon langage, comme par exemple celui inspiré de la division cellulaire. La première section de l’œuvre commence sur une oscillation microtonale autour de la note la jouée par tous les instruments, qui s’étoffe pour emplir tout l’espace – en quarts de tons – d’une tierce ; cette même tierce se divise en deux nouvelles tierces « grouillantes », jouées respectivement par un couple alto/piano et un couple violon/violoncelle ; enfin, chaque tierce se divise en un empilement de quatre tierces, chacune étant jouée par un instrument.
Rythmiquement, deux archétypes s’opposent dialectiquement : la superposition de vitesses et l’homorythmie. Le premier se décline de diverses manières : en continuums élastiques (ralentissant ou accélérant, avec une pulsation toujours stable) ou en superpositions de fréquences de répétitions (jusqu’à onze, encore une fois!), par exemple. Les passages homorythmiques sont constitués de gammes clustérisées (à la manière d'un harmonizer), se désagrégeant par l’insertion de courts silences ou au contraire se soudant pour constituer cette gamme ; la clustérisation des gammes s’étoffe, passant de la même tierce emplie de quarts de tons, au mode 2 agrégé.
Ce qu’il y a de constant, en revanche, c’est l’extrême virtuosité requise, et plus particulièrement pour les cordes : utilisation des registres suraigus du violoncelle et de l’alto, intense emploi des quarts de tons, vitesse démesurée, dynamiques extrêmes (du ppp au fffff), bruissements d’harmoniques. Mais c’est également au niveau de la mise en place que la difficulté est présente, autant par la superposition de vitesses (qui implique une pulsation d’une stabilité à toute épreuve) que par les homorythmies frénétiques. Tout cela, je le dis et le redis, n’a aucune visée démonstrative : je cherche, par cette virtuosité redoutable, à placer l’interprète dans une forme d’inconfort qui l’implique physiquement et psychologiquement de façon absolue ; pour, je l’espère, capter l’écoute de l’auditeur et lui communiquer le caractère turbulent et extraverti de la pièce.
Je me suis également amusé à rendre les indications agogiques particulièrement suggestives : des expressions comme brulicando (grouillant), selvaggio (sauvage), frusciante (bruissant), astioso (hargneux), esplosivo (explosif), viscoso (visqueux !), émaillent la partition.