Le titre, Lance dei crepuscoli, est emprunté à un livre de Philippe Descola, l’inventeur de l’anthropologie de la nature dont j’ai récemment découvert le remarquable travail théorique. L’écologiste, radical et plutôt animiste, que je suis se sent très proche de son concept de nature, visant à « défaire la distinction entre nature et culture pour inviter les plantes, les animaux et les milieux de vie à partager la sociabilité des humains » et vice-versa. C’est une proposition socio-politique radicale, proche de l’altermondialisme, à laquelle j’adhère de façon naturelle et spontanée, tellement plus riche et stimulante que les piètres solutions que nous prodiguent les hommes de gouvernement actuels, qu’ils soient élus ou dictateurs, dont l’inaction climatique et sociale me plonge dans un profond désespoir.
D’un point de vue plus musical, cette œuvre prend racine dans une expérience personnelle : pendant toute ma période de professeur au Conservatoire de Paris, j’allais toujours écouter les cours d’ethnomusicologie de Gilles Léothaud, personnage charismatique et enthousiasmant. J’ai ainsi découvert d’autres visions du monde musical, tout aussi fortes et belles que celles que je connaissais. Depuis cette expérience, des matériaux « d’autres mondes » ont toujours discrètement parsemé presque toutes mes œuvres.
Dans Lance dei crepuscoli, je pousse cette technique de façon plus extrême. Tous les sons sont inspirés d’exemples ethniques masqués, qui façonnent tel ou tel aspect de ma pensée musicale. Par exemple, au tout début, après une courte « explosion sonore » tournoyant autour du public, de haut en bas, le totem attaque un solo d’environ 80 secondes : un accelerando-crescendo par accumulation, progressif et inexorable, qui est la métamorphose musicale du jeu d’une « toaca », un tambour roumain, qui est toujours joué, et dont le rôle était d’appeler aux offices religieux. Ici, le solo appelle le public à l’écoute de l’œuvre, car toute écoute, pour moi, est une sorte de rite. Au long de la pièce, différents matériaux ethniques affleurent de temps en temps, de façon plus ou moins évidente. Commençant par l’« explosion » déjà mentionnée, l’œuvre se termine avec une « implosion » qui ramène des sonorités douces et pacifiées.
J’aimerais ajouter que, souvent, dans certains lieux, on dénigre les œuvres électroniques pour « sons fixés » en les dénouant de toute possibilité d’interprétation lors du concert. Pourquoi, alors, dit-on, ne pas les écouter que chez soi ? Au contraire, dans cette œuvre, l’utilisation de presque une centaine de haut-parleurs rend l’écoute hors de la salle de concert impossible. Il faut impérativement venir au concert…
Je tiens à remercier particulièrement Carlo Laurenzi, mon compagnon d’aventures depuis une dizaine d’années, dont la créativité électroacoustique n’a cessé de m’étonner. Sans son travail, cette œuvre n’aurait jamais pu voir le jour telle qu’elle est ce soir. Merci aussi à Jean-Louis Giavitto et Robert Piéchaud pour leur aide à l’utilisation d’Antescofo et Modalys.
Enfin, un grand merci plein de gratitude à Aline Morel et à l’équipe de production, qui ont pris à bras-le-corps le défi de monter un totem si imposant et ont tout fait pour que je puisse travailler au mieux avec ce dispositif insolite.
Marco Stroppa, note de programme du concert du 17 avril 2023 à l'Espace de projection de l'Ircam.