Entretien avec Marco Stroppa. Le compositeur artisan

par
Jérémie Szpirglas, le 17 avril 2023

IntitulĂ© « Constellation Nunes Â», ce concert est un hommage au compositeur Emmanuel Nunes que, je crois, vous avez cĂ´toyĂ©. Dans quelles circonstances vous ĂŞtes-vous rencontrĂ©s ?

Je connaissais sa musique bien avant de le rencontrer personnellement. Nous avons tous deux enseignĂ© la composition au Conservatoire de Paris Ă  partir de la fin des annĂ©es 1990 jusqu’à notre dĂ©part, en mĂŞme temps : lui, Ă  la retraite, moi, pour prendre la succession de Helmut Lachenmann Ă  Stuttgart. Nous nous rencontrions donc rĂ©gulièrement lors des rĂ©unions du dĂ©partement. J’ai toujours apprĂ©ciĂ© son subtil sens de l’humour !

Quel regard portez-vous sur sa musique ? Aviez-vous des prĂ©occupations compositionnelles communes ?

En affichant un intĂ©rĂŞt pour la combinatoire paramĂ©trique typique de l’époque, sa musique s’inscrit dans la continuitĂ© de l’école de Darmstadt, avec une dimension mystique que l’on ne retrouve, en partie, que chez Stockhausen. Ă€ cela s’ajoute sa rĂ©flexion sur les « paires rythmiques Â», qu’il a utilisĂ©es aussi pour Ă©laborer ses processus de spatialisation.
Ma musique n’a rien Ă  voir avec la combinatoire paramĂ©trique ; elle s’intĂ©resse plutĂ´t Ă  des questions morphologiques, que j’ai essayĂ©es de formaliser dans les annĂ©es 1980 dans un essai dĂ©diĂ© aux « Organismes d’information musicale Â». Mes modèles scientifiques remontent aux thĂ©ories cognitives d’Eleanor Rosch et d’E. E. Smith, avec lequel j’ai Ă©tudiĂ© lorsque j’étais au MIT de Boston, et, plus rĂ©cemment, aux travaux du neurologue Antonio Damasio.

Vous mentionniez Ă  l’instant les processus de spatialisation d’Emmanuel Nunes : l’espace est pour vous comme pour lui un aspect important du travail compositionnel, mais vous l’explorez chacun dans des directions très diffĂ©rentes.

En effet, nos approches de l’espace n’ont, je crois, rien en commun. Emmanuel a surtout investiguĂ© la spatialisation en temps rĂ©el d’instruments jouant sur scène. L’espace â€“ une dimension Ă  laquelle j’ai beaucoup rĂ©flĂ©chi et que j’ai formalisĂ©e dès Traiettoria (1982-1984) â€“ est au contraire pour moi une composante Ă  part entière et autonome de ma pensĂ©e musicale. Elle s’applique, donc, moins aux instruments sur scène, qu’à d’autres matĂ©riaux sonores, notamment Ă©lectroniques. Après avoir expĂ©rimentĂ© la diffusion immersive (l’Acousmonium dans Traiettoria et 6-8 haut-parleurs dans Spirali en 1988), j’ai Ă©tudiĂ© le potentiel de « l’électronique de chambre Â» en concevant un espace frontal continu et matĂ©rialisĂ© par un certain nombre de haut-parleurs qui sont comme des fenĂŞtres ouvertes sur notre monde. J’ai ensuite explorĂ© les caractĂ©ristiques du rayonnement des sources, Ă  savoir, comment un instrument ou un groupe de haut-parleurs placĂ©s les uns Ă  cĂ´tĂ© des autres et orientĂ©s dans des directions diffĂ©rentes projettent le son dans l’espace autour d’eux.
J’ai appelĂ© cette configuration « totem Ă©lectroacoustique Â». Celui prĂ©sent ce soir est la sixième gĂ©nĂ©ration et la plus Ă©tendue (9 haut-parleurs, de +90o Ă  cour, Ă  -90o Ă  jardin, sur 5 mètres de haut). Le rĂ©sultat produit des sons qui s’enroulent autour de cette colonne et se reflètent sur les parois autour.
Pour contrôler un totem de façon flexible et efficace, Carlo Laurenzi et moi avons écrit une librairie dans le langage Antescofo qui implémente ma pensée spatiale.
DiffĂ©rents types de motifs ont Ă©tĂ© composĂ©s, comme une vĂ©ritable « orchestration spatiale Â». Ces phĂ©nomènes acoustiques ne sont guère rĂ©alisables avec les autres dispositifs de spatialisation dont on dispose aujourd’hui. Le totem a une prĂ©sence visuelle et acoustique vĂ©ritablement unique.

Justement, Lance dei crepuscoli est une pièce électroacoustique. Votre première depuis 1992...

C’est l’effet du hasard. Depuis in cielo in terra in mare, mon second opĂ©ra radiophonique, j’ai surtout travaillĂ© sur des Ĺ“uvres purement instrumentales ou mixtes, mĂŞme si j’ai transposĂ© certaines pratiques spatiales explorĂ©es pendant mes activitĂ©s Ă©lectroniques au concept de « musique de chambre spatialisĂ©e Â».

Avec Lance dei crepuscoli, vous expĂ©rimentez pour la première fois la diffusion ambisonique dans l’Espace de projection : quelle en a Ă©tĂ© votre approche ?

Le totem est ici une sorte de soliste monumental, et l’ambisonique l’environnement acoustique qui l’entoure. Alternativement parfois, en dialogue le plus souvent, j’ai conçu une dramaturgie spatiale qui ne peut être exprimée qu’avec ce dispositif. De ce point de vue, cette œuvre considère l’Espace de projection comme un merveilleux et gigantesque instrument de musique.

Outre la spatialisation, quels outils avez-vous utilisĂ©s dans le cadre de cette composition ? Y en a-t-il de nouveaux ou des Ă©volutions d’outils plus anciens ? De manière gĂ©nĂ©rale, avec toute l’expĂ©rience et le recul que vous avez, comment vous les appropriez-vous aujourd’hui pour les intĂ©grer Ă  votre boĂ®te Ă  outils compositionnelle ?

J’ai développé encore plus en profondeur mon exploration du potentiel expressif, émotionnel et structurel des processus de la synthèse du son, qui est ce qui m’intéresse le plus dans la musique électronique. À de rarissimes exceptions près, tous les sons ont été générés par Modalys, Audioguide (avec des corpus de sons synthétiques) et par mes librairies de contrôle de la synthèse (OMChroma et OMChant).
En particulier, l’utilisation des modèles physiques (Modalys) est singulière : Carlo et moi avons cherchĂ© des Ă©tats instables de ces modèles, en en modifiant certains paramètres (par exemple, la densitĂ© de l’air, l’ouverture des lèvres, et ainsi de suite) pour saisir ces sonoritĂ©s magiques et Ă©phĂ©mères qui affleurent de temps en temps. Je voudrais continuer cette recherche en utilisant des modèles plus Ă©laborĂ©s, que nous n’avons pas eu cette fois le temps de faire sonner de manière satisfaisante.
J’aimerais aussi mener beaucoup plus loin l’exploration du traitement symbolique des données provenant d’analyses spectrales. Étant donné leur quantité énorme et leur constante évolution dans le temps, il n’existe pas encore de système véritablement puissant, ouvert et, surtout, programmable et flexible, qui permette de les travailler convenablement. Ce sera pour un prochain projet...

Y a-t-il d’autres outils informatiques que vous aimeriez voir dĂ©veloppĂ©s Ă  l’avenir ? Ă€ quoi ressemblera selon vous l’informatique musicale Ă  la fin de la dĂ©cennie ?

En quelques annĂ©es, l’IA a envahi toute notre vie, avec des rĂ©sultats surprenants. Il est clair que, demain, tout ce qui est mĂ©canique, copie de style â€“ disons : la « musique au kilomètre Â» â€“ sera remplacĂ© par ces systèmes, autrement plus performants et efficaces.
Mais je suis et demeure un artisan, pas un industriel de la musique. Les soins artisanaux mis dans la composition ne pourront jamais ĂŞtre massifiĂ©s. J’éprouve une certaine jouissance Ă  travailler ainsi mes matĂ©riaux. Nous avons encore beaucoup de terrains Ă  explorer, heureusement ! Il y aura certainement de plus en plus de compositeurs « industriels Â», mais je n’ai jamais cru Ă  la loi de la quantitĂ© en matière d’esthĂ©tique.

©Ircam-Centre Pompidou

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