Il ne suf t pas que de la musique soit jouée – j’inclus dans cette idée la reproduction par l’enregistrement – pour que la musique soit présente. Une alchimie subtile doit s’opérer entre le musicien et l’auditeur, qui dépasse les notions d’émetteur et de récepteur. Il entre là-dedans une part autre que de recevoir, ou d’ouïr – une part qui dépasse tant l’audition que la cognition avec lesquelles on assimile d’ordinaire l’entendre et l’écouter. Trop sou- vent, on s’intéresse à l’écoute musicale comme on s’occuperait de la manière dont on perçoit un discours. Or, je postule ici, après notamment Novalis, Baudelaire et les poètes symbolistes, que ce que nous dit la musique est du registre de la poésie – c’est-à-dire non pas que ces deux formes d’art se confondent mais qu’un élément commun participe de l’essence de chacune – et que seule la manière dont on écoute un poème peut nous servir de comparaison. Dans cette écoute, le sens grammatical, direct, tel qu’exprimant par les mots une pensée déterminée, n’est qu’une dimension parmi d’autres ; la compréhension de ce sens ne permet pas de pénétrer bien loin le poème, et même parfois pas du tout. Cette alchimie se crée par une forme de conjuration, la suscitation d’un troisième terme qui pos- sède une entité propre, et n’est pas que signal, onde sonore. La musique instaure un monde que l’on contemple par l’écoute, un monde intérieur. La poésie de la musique se manifeste par une telle instauration ; l’écoute en est contemplation, et jouissance, auditive. Dans cette communication, j’aborderai notamment la question de la répétition, de la mémoire, de la temporalité, du lien avec le rêve et, partant, avec la psychanalyse, mais aussi l’analyse.
Michel Imberty : la psychologie de la musique au-delà des sciences cognitives - 2e jour
Si les travaux de Michel Imberty dans le domaine de la psychologie cognitive de la musique sont connus (Entendre la musique, 1979, Les écritures du temps, 1981), ils ne s’inscrivent dans les courants comportementalistes et structuralistes de l’époque que d’une manière particulière et partielle. Dans ces ouvrages comme dans les nombreux articles qui suivront, progressivement se dégagent deux thèmes interdisciplinaires et surtout une position épistémologique plus proche de celle de l’anthropologie ou de l’ethnomusicologie, position qu’on pourrait qualifier de phénoménologique. Ces deux thèmes sont d’une part la temporalité et /ou le temps musical – le plus ancien dans sa réflexion - , la nature et l’origine de la musicalité humaine d’autre part, concept central développé parallèlement dans l’ouvrage de 2005, La musique creuse le temps. Or c’est aussi dans cet ouvrage que la position phénoménologique du chercheur est affirmée, car la réflexion sur le temps musical pose non seulement des problèmes de cognition au sens classique, mais des problèmes de sens et de signification qui étaient déjà la matière des deux premiers ouvrages. Le sens pose la question de l’intentionnalité, et on ne peut travailler sur la musique – comme sur toute œuvre humaine – sans s’interroger à la fois sur les conduites (du compositeur, de l’exécutant-interprète, de l’auditeur), et sur le sens que ces conduites ont pour ceux qui en sont les actants intentionnels. Plus encore, on ne peut le faire sans s’interroger sur le sens que tout cela prend pour le chercheur lui-même, le sens qu’il donne à sa recherche par rapport à ce que les sujets qu’il interroge en perçoivent eux-mêmes.
En interrogeant la musique à travers un large champ de recherche, qui va des théories psychanalytiques au bouclage du temps dans un parcours « proto-narratif » tel que la biologie contemporaine en relève les traces dans le fonctionnement cérébral, Michel Imberty a ouvert un espace considérable à l'interprétation des faits musicaux, et ses écrits interrogent aussi bien le musicologue et l'analyste de la musique que le psychologue ou le philosophe qui s'intéresse à la manière dont l'être humain donne sens à la temporalité. Ce colloque, intitulé « Michel Imberty, la psychologie de la musique au delà des sciences cognitives » se propose d’accueillir les contributions de chercheurs qui ont été à un moment ou à un autre de leur parcours, marqués par cette pensée qui fait entendre le fait musical sous un angle radicalement renouvelé.