Dans Five Songs (Kafka’s sirens) (2015) pour ensemble amplifié et électronique composé pour l’Ensemble C Barré (qui constitue le premier volet de Songs and voices), la parenthèse du titre de la pièce faisait allusion au récit de Frank Kafka, Le silence des sirènes – même s’il ne s’agissait pas là d’une référence littérale. En lisant attentivement le récit de Kafka, on se rend compte que son propos n’est pas de raconter une mythologie alternative (selon laquelle les sirènes ne chanteraient pas) mais plutôt de suggérer un paradoxe, d’insinuer un doute, de proposer une perspective.
C’est à cette possible perspective paradoxale que le titre faisait allusion. Five Songs (Kafka’s sirens) s’articulait ainsi en cinq « chansons » instrumentales. Au cours de leur composition, la question poétique qui s’était imposée à moi était la suivante : que reste- t-il du chant, de la conduite et de l’expression vocales, quand personne ne chante ? Cette présence du chant dans l’absence d’une voix qui chante était le moteur de la recherche sonore instrumentale, une sorte d’aporie qui – telle le paradoxe de Kafka – visait à repousser les limites du « visible » instrumental.
Cette première question en appelait naturellement une autre qui en est comme le revers : qu’est-ce que la voix sans le chant ? Qu’est-ce que la voix en tant que pure présence, dépourvue de sa fonction orphique ? La voix comme corps instrumental, et comme corps tout court ? La voix comme présence charnelle qui précède et dépasse la parole ? Une sorte d’objet apotropaïque qu’on reconnaitrait sans le comprendre.
L’exploration de cette autre face de la question de la voix m’a poussée à intégrer un ensemble vocal au voyage musical, qui se déroule donc entre ces deux extrêmes : l’extrême absence et l’extrême présence, le chant dans la voix et la voix sans le chant. Entre ces deux points focaux du paradoxe se situe peut-être ce qui attire tant Ulysse à s’approcher des sirènes.
Le voyage musical de Songs and voices s’articule en plusieurs moments – sans qu’il s’agisse de mouvements – qui explorent chacun différents aspects de la voix : en tant que corps, en tant que corps instrumental, en tant que chant qui habite le corps et précède la parole, et de la voix qui, en incarnant la parole, la transforme, l’annule et la dépasse. Autant d’états liminaux qui transparaissent, comme le souligne le récit de Kafka, dans le mythe des sirènes. Se succèdent ainsi :
• Five songs (Kafka’s sirens). Cinq chansons sans voix.
• Voices. Où la voix est présente comme corps, avant que d’être chant et avant que d’être parole. Un corps qui s’enfouit dans le corps du son pour le transformer et le réécrire. Nous nous trouvons ici avant le texte. L’expérience perceptive du son vocal est celle d’une vocalité oubliée ou présagée, qui se réalise à travers son incarnation et sa transformation quasi chamanique du son musical.
• Unvoiced. Ce que l’on appelle « unvoiced », ce sont les consonnes aphones, qui n’ont pas besoin des vibrations des cordes vocales pour produire de son. Cette partie bruitée de l’émission vocale permet l’articulation – une articulation qui, en même temps qu’elle articule le verbe, articule le temps. Cette partie se déroule dans un état musical de « temps pur » où la voix habite et est elle-même prisonnière d’une écriture purement temporelle.
• A valediction for her sister (a love song). Ce moment est une chanson au sens propre du terme. Il s’agit d’une chanson d’amour pour voix et guitare acoustique. La guitare est accordée dans une scordatura particulière qui la rapproche du luth, et l’espace harmonique vocal est microtonal et non-tempéré. Le texte utilisé est une très ancienne chanson en griko (langue née de l’hybridation du grec ancien avec les langues autochtones du Salento), recueillie à Corigliano.
Folklorique et anonyme, ce texte se trouve encore dans un « lieu » poétique qui précède celui du « moi » poétique. Les chansons populaires anonymes chantent la naissance, l’amour et la mort, et il en existe bien souvent plusieurs versions. C’est une poésie qui ne s’est pas encore séparée des corps.
• Vocali. Ici, le spectre des instruments est associé au spectre formé par la modification de la cavité buccale en vue de la production de sons vocaux (voyelles), ainsi qu’aux multiphoniques obtenus en hybridant la voix avec des harmonicas à bouche.
• Andemironnai (a song of migration). Andemironnai ou Iandemironnai est le premier mot du refrain d’une chanson traditionnelle sarde, dont les paroles sont les suivantes : « Iandemironnai andire nora ndira iandemironnai ».
« Nombre d’historiens et de linguistes font remonter la chanson (dont les paroles sont aujourd’hui incompréhensibles) à des temps très anciens, peut-être à l’époque de la mythique et très archaïque Nora, une ville prénuragique aujourd’hui submergée. Son obscur refrain, avec ce terme « Iandemironnai » qui suggère vaguement un « va et vient », et cette mention de la voix, « nora », qui remonte certainement à l’époque proto-sarde, évoquent des temps reculés. Il se peut (avec un peu d’imagination) que le mot « nora » exprime le regret d’une patrie perdue : la ville de Nora, ancienne escale phénicienne1, puis centre punique et plus tard ville romaine florissante qui a conservé jusqu’à la fin l’orgueil d’être la ville mère de toutes les autres villes sardes. À l’époque romaine, Nora avait encore un rang équivalent à celui de Kàralis2. Détruite par les invasions vandales, Nora n’a jamais pu renaître. Ses vestiges (temples, nécropoles, quais, bâtiments portuaires romains, basiliques, etc.) ont été dévastés par les séismes et l’érosion maritime3. »
Ce sont donc des mots dont le sens verbal est perdu, mais qui gardent cette notion de mouvement migratoire vers l’inconnu, ou de chant de passage, jusque dans le chant qui les incarne aujourd’hui.
C’est une polyphonie aux structures polyrythmiques et microtonales où l’écriture instrumentale s’épaissit jusqu’à la saturation de l’espace. On y explore les concepts de limite et d’illusion temporelle. Inévitable, le mouvement pousse inexorablement vers l’inconnu. L’idée même de migration et de passage est fortement inscrite dans le mythe des sirènes, auquel on revient à nouveau en tant que métaphore de la limite du chant et du son même (les sirènes de Kafka doivent la terreur qu’elles inspirent à leur silence, capables de vaincre jusqu’aux résistances d’Ulysse lui-même).
Les sirènes se trouvent toujours à un endroit crucial qui marque un passage décisif – passage entre les vivants et les morts, passage entre le monde connu et l’inconnu. En effet, « le mythe des sirènes a également servi, entre autres, à ouvrir un discours sur l’espace, et en particulier sur les notions de limite, de frontière et de marge. Ces notions sont à la fois analogues et différentes dans leurs diverses significations : la limite est l’endroit où quelque chose finit, mais aussi où quelque chose commence, ce qui rend la réalité mesurable et donc porteuse de sens ; la frontière, en revanche, présuppose une division, mais aussi une relation entre le même et le différent, entre le soi et l’étranger. Et c’est précisément là qu’intervient la catégorie de la marge, qui définit ce qui n’est ni de ce côté ni de l’autre de la frontière, le no man’s land, le lieu de passage, de transformation4. »
Cette œuvre a été pensée comme un « tombeau » musical, un monument funéraire, une tentative de rendre un humble hommage à la mémoire de ma sœur, décédée prématurément dans des circonstances tragiques. Ainsi, si A valediction for her sister pour voix et guitare en scordatura est une chanson d’amour, la blancheur de la neige, du papier et de la peau de la jeune fille rappellent tout aussi bien celle d’un corps sans vie.
- Note de la compositrice : l’historien Raimondo Carta Raspi la fait remonter aux Shardanes, ethnie composant les « peuples de la mer » supposée avoir donné son nom à la Sardaigne, mais elle pourrait être beaucoup plus ancienne.
- Aujourd’hui Cagliari, capitale de la Sardaigne.
- https://horoene.wordpress.com/2017/03/27/un-antico-canto-perduto-sandimironnai/
- Mancini L., Le Sirene come paradigma del margine nella cultura greca arcaica, 2010
Francesca Verunelli, note de programme du concert du 29 mars 2024 dans la Grande Salle du Centre Georges Pompidou.