Compositrice finlandaise née le 14 octobre 1952 à Helsinki et décédée le 2 juin 2023 à Paris.
Les trois dernières décennies du vingtième siècle resteront probablement comme étant celles de l’apparition de l’ordinateur dans l’atelier des compositeurs de musique savante. Pour la génération de ceux qui, nés dans les années cinquante, gravitent autour de l’Ircam au début des années quatre-vingt (Philippe Hurel, Marc-André Dalbavie, Magnus Lindberg...), il s’agit spécifiquement d’intégrer à la grammaire spectrale issue de leurs collègues un peu plus âgés (Gérard Grisey, Tristan Murail...), les notions renouvelées par les progrès de l’informatique musicale en matière d’analyse-synthèse et de connaissance psycho-acoustique. Caractérisées par une accessibilité toujours plus aisée des outils informatiques pour la composition, ces années marquent une appropriation intime des concepts et outils de l’informatique qui aboutit parfois à une réelle mutation du métier de compositeur.
Les outils de CAO (composition assistée par ordinateur) aident à formaliser et à accélérer le travail quotidien du compositeur, en particulier dans le cadre spectral, en multipliant la capacité de calcul, et par là même les possibles dans l’élaboration des matériaux sonores. Cette puissance dissocie à beaucoup d’égard le lien séculaire entre la main (vecteur de l’écriture) et l’oreille (contrôle de la réalisation) jusqu’à déposséder le compositeur de son apprentissage classique du métier d’écriture. D’autre part, les progrès des outils d’analyse spectrale favorisent la fusion des mondes instrumental et électroacoustique : de l’analyse d’un son, peuvent aussi bien être générés des structures symboliques hautement formalisées (grand réservoir d’accords par exemple) que des matières résultant de la combinaison ou de l’hybridation de différentes sources sonores acoustique ou de synthèse. L’ordinateur scrute et combine le matériau sonore bien plus loin que l’oreille ne saurait le faire seule. De même, la synthèse sonore en proposant de construire le son musical ex nihilo, avec une complexité au moins égale à celle des sons concrets ou instrumentaux, réclame une pensée paramétrique complexe qui ne peut être gérée de manière satisfaisante qu’avec l’aide informatique. En retour, cette possibilité de composer littéralement le son ne peut qu’inviter à une nouvelle conception de l’orchestration et de l’écriture instrumentale : ce sera le cas, en particulier, chez Kaija Saariaho. Enfin, l’essor de l’électronique en temps-réel ouvre des possibilités d’interaction inédites entre la machine et les instruments de musique qui restent encore aujourd’hui largement inexplorées.
L’œuvre de Kaija Saariaho participe pleinement de ce mouvement d’interaction étroite entre développements des technologies et évolution des techniques de composition. Les créateurs se trouvent alors face à de nouvelles possibilités, mais se doivent, pour espérer les assimiler à leur esthétique propre, profondément revoir leurs modes de pensée : Saariaho y parvient dès sa première période de création (jusqu’à 1987), caractérisée par la volonté de contrôler les textures sonores grâce aux programmes informatiques, suivant la notion d*’axe timbral* 1.
Cette première période est marquée par l’arrivée de la compositrice en 1982 à l’Ircam, où elle découvre la synthèse sonore, et sa nécessité d’écrire le son en contrôlant de très nombreux paramètres en parallèle. Ses premières réalisations dans ce domaine comportent souvent des glissements progressifs d’un état sonore complexe à l’autre. En effet, comme de nombreux compositeurs de sa génération, Saariaho réinvestit l’habitus formel du processus (héritage direct de György Ligeti et des premiers spectraux) par la notion d’interpolation (issue de l’informatique). Ainsi, Vers le blanc (1982, bande magnétique) utilise uniquement le programme CHANT contrôlé par des interpolations très fines qui permettent de donner aux voix synthétiques une évolution et une vie constantes. Le cycle des Jardins Secrets (Jardin Secret I pour bande, 1985, Jardin Secret II pour clavecin et électronique, 1986) est l’occasion de développer l’un des premiers programmes informatiques visant à contrôler les évolutions des sons synthétiques comme celles des textures instrumentales, par un système d’interpolation intégrant toutes les dimensions musicales (harmonie, rythme, dynamiques, timbre...). Verblendungen (1984, orchestre) applique ces idées d’évolution contrôlée de tous les paramètres musicaux à l’écriture orchestrale. Cette fois, les paramètres choisis concernent surtout des évolutions à l’échelle macroscopique : densité polyphonique, harmonique, instrumentale, rythmique, équilibre entre la bande magnétique et l’orchestre… C’est un pas vers la définition de l’axe timbral 1. Cette notion vise à définir une situation musicale donnée, du point de vue du timbre, à la fois qualitativement et fonctionnellement. Le timbre y est compris comme une qualité de texture sonore (au sens quasi-électroacoustique du terme) qui se définit par l’harmonie, la couleur instrumentale, la densité rythmique… et acquiert une sorte de fonction grammaticale, entre « dissonance » (« son bruité ») et « consonance » (« son clair »). Lichtbogen (1986, ensemble) illustre parfaitement ces idées. Des sons de violoncelle de plus en plus bruités, moins analysés en termes harmoniques qu’interprétés comme geste formel global, sont le point de départ de la pièce. Le modèle sonore choisi, vu comme une sorte d’objet évoluant dans un espace à trois dimensions, acquiert des épaisseurs et des brillances. Ces variations de matière, perçues avec une sensibilité plastique, sont transcrites musicalement par des variations de texture entre son clair et son bruité, à différentes échelles. C’est bien le modèle sonore/plastique de départ qui dicte à la fois la macro-forme de Lichtbogen, et les micro-évolutions de texture instrumentale. Saariaho parvient dans cette pièce à une organisation rhétorique qui associe ses précédentes recherches de formalisation avec l’expression de ses toutes premières pièces.
La période qui s’ouvre entre 1987 et 1994 s’oriente vers un plus grand dramatisme : plans différenciés, polyphonies de processus, tensions entre couches tectoniques. La directionnalité caractéristique des œuvres antérieures, se doublent désormais d’interpolations multiples, de superpositions conflictuelles, parfois déchirées par de violentes ruptures. De 1987 jusqu’aux pièces maîtresses des années 1990-1992 que sont le diptyque Du cristal ...à la fumée (1989-1990, pour orchestre, puis pour flûte, violoncelle et orchestre), Amers (1992, pour violoncelle, ensemble et électronique) Près (1992, pour violoncelle et électronique) et NoaNoa (1992, pour flûte et électronique), les œuvres de Saariaho prennent systématiquement appui sur des matériaux issus d’analyses spectrales. Nymphea (Jardin Secret III, 1988 pour quatuor à cordes et électronique) se construit par superposition de processus mélodiques et timbraux, interrompus par de grandes brisures. L’orchestre de Du cristal procède par collisions et couches de blocs de son massifs. Io (1987 pour ensemble et électronique) confie plusieurs plans parallèles d’évolutions rythmiques, harmoniques et timbrales à l’ensemble et à l’électronique. Des sons de contrebasse ont servi à l’élaboration de la partie électronique comme des parties instrumentales : les résultats des analyses spectrales sont affectés à des filtres, plus ou moins résonants, ce qui permet un contrôle précis de l’épaisseur du tissu électronique, c’est-à-dire des seuils de perception entre timbre et harmonie. Conjointement une notion émerge progressivement, qui deviendra centrale : celle d’espace résonant.
La notion d’espace résonant est induite par l’utilisation d’une nouvelle méthode d’analyse-synthèse : celle par modèle de résonance, que la compositrice explore dès son invention en 1985. Avec une analyse spectrale classique (FFT, par exemple), on prend des « photographies » d’un son, séparées dans le temps. Les résultats, sous forme de hauteurs et d’intensités, sont « transcriptibles » en accords : l’utilisation de ce matériel est a priori destinée à une re-synthèse plus ou moins fidèle du son d’origine (synthèse additive ou « instrumentale »). Au contraire, la méthode d’analyse par modèle de résonance donne un résultat qui représente statistiquement le son entier. On crée ainsi un ensemble de filtres résonants, que l’on utilise, concrètement, comme une sorte de réverbération dont la coloration est très similaire à celle du son analysé.
Il s’agit donc d’un système dynamique, qui n’est pas un « objet » musical figé mais un filtre ; qui n’est pas un élément agissant (poser un accord pour définir un champ harmonique est un geste actif) mais un élément qui réagit (un filtre sans impulsion ne donne pas de son). Ce filtre définit le comportement spectral d’un modèle sonore, assimilé à un résonateur : il s’agit d’un espace résonant. Ce qui compte, c’est la définition de cet espace et l’inscription des événements dans cet espace, non plus la représentation et la déformation d’un modèle initial. C’est donc à l’intérieur d’un espace résonant que va se construire le discours musical. La notion de synthèse instrumentale est ainsi dépassée par la notion d’espace de résonance.
Cette notion nouvelle a permis de repenser la figuration du matériau spectral. Jusqu’alors, la figure musicale passait au second plan d’une écriture essentiellement harmonique, vouée à la description du modèle (cf. les premières pièces monumentales de la fin des années soixante-dix de Murail et Grisey). La seconde génération des compositeurs spectraux, en souhaitant se réapproprier un certain dynamisme rythmique à l’aide de figures (parfois de patterns), a parfois perdu de vue la définition harmonique du rapport de consonance avec le modèle de départ. La notion d’espace résonant ouvre la possibilité d’une réconciliation de ces deux exigences. Comme les cordes sympathiques d’une viole d’amour, l’espace de résonance définit un background sonore. Comme les mélodies et accords joués sur les cordes supérieures de la viole peuvent entrer plus ou moins en consonance avec les cordes sympathiques, les figures musicales s’inscrivent à la fois dans cet espace harmonique tout en le décrivant, en épousant plus ou moins sa configuration.
Dans le concerto pour violoncelle Amers (puis sa reformulation soliste Près), le modèle spectral est un mi bémol trillé (entre son harmonique et son appuyé) : celui-ci ouvre la pièce, joué par le violoncelle. Mais en réalité, le trille n’est son que dans la mesure où il décrit une résonance, celle de la corde qu’il fait vibrer. Les accords extraits à différents endroits du son, présentés au cours de l’œuvre sous forme de sons électroniques, re-synthèses sonores du trille, ou encore sous la forme de figures pour le violoncelle et l’orchestre, décrivent (re-présentent) le son d’origine. Ils matérialisent des repères formels, comme les amers servent de repères pour les navigateurs. C’est alors l’œuvre dans son entier qui simule le modèle. Amers est ainsi une œuvre de transition, entre une formulation « classique » du matériau, avec un aspect réellement « résonant ».
NoaNoa est le nom d’une gravure sur bois de Gauguin — la gravure est une sculpture en creux. Dans sa pièce éponyme, Saariaho s’appuie sur l’électronique pour définir un espace spectral de manière progressive : des réverbérations infinies et larges évoluent vers des filtres résonants accordés sur un multiphonique de flûte. Cette « fermeture » progressive des filtres peut être rapprochée d’une évolution sur l’axe timbral du son « bruité » vers le son « clair ». De manière inverse, la flûte part globalement de figures « claires », qui sont projetées dans le flou de la réverbération, vers des figures « bruitées », multiphoniques et souffles, qui excitent les filtres résonants sur des hauteurs précises.
La période suivante (1994-2000), voit l’écriture de Saariaho évoluer vers une dramaturgie plus directe, quitte à abandonner la rigueur des procédés mis en œuvre dans les années précédentes. C’est la période des figures « toupies », courtes et tourbillonnantes, qui, dans Graal Théâtre (1995, pour violon et orchestre), Trois Rivières (1994, pour percussion et électronique) ont un caractère expressif intense et séduisant. Dans Six Japanese Gardens (1995, pour percussion et électronique), ces ostinatos tendent peu à peu vers l’immobilité de la méditation, conséquence logique de l’exploration, par une écriture de figures, d’un espace résonant fixe et unique.
Mais cette période est surtout marquée par l’avancée progressive de l’opéra L’amour de loin, chef-d’œuvre qui marquera la reconnaissance internationale de la compositrice auprès d’un très large public. Les pièces préparatoires Château de l’âme (1995, pour soprano, mezzo, chœur de femmes et orchestre) et Lonh (1996, pour soprano et électronique) ont une écriture vocale volontiers diatonique. La première pièce, de caractère assez hiératique, prolonge la voix soliste dans le chœur, tandis que l’orchestre embrasse le tout. La sensation d’espace résonant se construit ici autour de modes diatoniques, un peu à la manière debussyste. Lonh, adaptation du célèbre Lanquan il jorn... de Jaufré Rudel, habille la voix de Dawn Upshaw de voiles électroniques raffinés. Pensé comme un extrait de l’opéra à venir, Lonh délimite autour de la voix des espaces réalisés à partir d’analyses spectrales par modèles de résonance, dans lesquels la mélodie évolue.
L’amour de loin (2000, opéra) parle, comme la pièce radiophonique Stilleben (1988) de l’éloignement des amants. Déjà avec Amers et Du cristal, la mer apparaît ici comme l’élément de dé-liaison et de fusion tout à la fois – jusqu’à symboliser le liquide primordial. Saariaho a souhaité caractériser chacun des personnages (Jaufré, Clémence, le Pèlerin) par une famille spectrale, obtenue par analyse de sons instrumentaux divers. Ainsi, les relations dramaturgiques entre les personnages de l’opéra se manifestent dans la construction harmonique : chaque personnage agissant ou recueillant l’harmonie d’un autre. Dans les monologues, une seule famille spectrale est représentée, sous la forme de longues plages harmoniques et d’échelles mélodiques qui en sont tirées. Le dialogue entre les personnages se caractérise par le croisement, par filtrage, des familles spectrales entre elles. Des sons électroniques fusionnent avec l’orchestre : comme dans Lonh, ils sont composés de bruits de la nature filtrés par les modèles spectraux, eux-mêmes extraits de sons instrumentaux. L’écriture vocale, quant à elle, s’adapte parfaitement à la prosodie du texte de Amin Maalouf, réinventant une forme de « récitatif continu », solution efficace pour l’opéra français, de Lully à Debussy, notamment avec des rythmes harmoniques lents. Le rythme harmonique est d’ailleurs globalement lent dans tout l’opéra, qui prend soin d’installer des espaces résonants, des milieux, dans lesquels les voix évoluent. Associé aux jeux des couleurs de timbres et au déploiement mélodique, cette notion d’espace résonnant sonne alors comme une relecture de l’éthos de l’ancienne modalité.
Les œuvres qui suivent L’amour de loin se diversifieront, sans abandonner une veine assez directement expressive. Sa musique pourrait être aujourd’hui caractérisée comme un flux d’affects traversant tempêtes, accalmies ou supplications... Ce sont les concertos aériens L’aile du songe (2005, pour flûte et ensemble), Notes on light (2006, pour violoncelle et orchestre), les pièces solistes virtuoses Vent nocturne (2006, pour alto et électronique), Couleurs du vent (2005, pour flûte alto) ; pour la musique vocale : The Tempest Songbook (2002-2005, cycle pour soprano, baryton et huit instruments, d’après Shakespeare), La passion de Simone (2007, oratorio, en hommage à Simone Weil). Également des fresques orchestrales : Nymphea Reflection (2002, pour orchestre à cordes), Orion (2004, pour orchestre), qui célèbrent la maîtrise de la sensualité des timbres de l’orchestre. Saariaho a composé un second opéra, Adriana Mater (2005), où l’atmosphère féerique et légendaire du premier opéra, cède la place à une représentation violente de la guerre des Balkans des années quatre-vingt dix. Dans cet opéra, comme dans l’œuvre de chambre préparatoire Je sens un deuxième cœur (2005, pour alto, violoncelle et piano), on retrouve la métaphore de deux cœurs qui battent dans le corps d’une femme enceinte : une superposition de pulsations données à la grosse caisse et à un crotale, et du mi bémol trillé au violoncelle (le même qu’Amers, et présent dans de très nombreuses pièces de la compositrice), élément symbolique de fusion, matricielle et maternelle.
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