Si je veux composer une pièce,
je n’entends pas une mélodie ou une
harmonie, mais je vois des formes ;
et de ces formes je trouve après les sons.
Martin Matalon (Documentaire
Martin Matalon, rugged lines1)
L’éclectisme de l’œuvre du compositeur argentin Martin Matalon, élève de Vincent Persichetti et Bernard Rands à la Julliard School of Music de New York, n’est plus à démontrer. En effet, seule une moitié de son catalogue concerne la musique purement instrumentale, le reste étant réservé à des formats et des genres beaucoup plus variés comme l’opéra, le Hörspiel, le ballet, la musique de cirque (Caravansérail, 2016), le conte musical (La légende de Mr Chance, 2006 ; Tulles et les ombres, 2007 ; Har le Tailleur de Pierre, 2008 ; Trois pommes d’or, 2013) ou le ciné-concert. Ces différentes collaborations sont fondamentales car elles ouvrent une nouvelle façon d’aborder l’écriture musicale en y ajoutant un « autre », un support externe (image, danse, texte), créant ainsi de nouvelles problématiques qui pourront renouveler le langage. Martin Matalon a aussi un impact significatif sur la transmission et la médiation de la musique contemporaine, car il fait partie des rares compositeurs à penser ce répertoire comme support pédagogique pour les jeunes interprètes.
Les premières influences : sons plastiques et objets mobiles, temps et littérature
Marqué par les spécificités harmoniques et sonores du courant spectral (Tristan Murail, Philippe Hurel, Gérard Grisey) – influences qui se retrouvent notamment dans les filtrages harmoniques utilisés dans Traces IV et III – Matalon considère le son « dans sa forme plastique, mais aussi comme un objet en mouvement2 ». L’importance accordée à la plasticité sonore vient de la musique de Messiaen – dont il suit les cours au Centre Acanthes de Villeneuve-lès-Avignon en 1987 et 1988 – , mais aussi de la période sérielle de Stravinsky et plus précisément de la pièce Variations (Aldous Huxley in Memoriam3) (1964). Le thème initial de cette pièce, se présentant sous la forme d’une « ligne homophonique unique, dessinée dans l’espace, qui change de volume, de densité, de forme et de couleur devenant ainsi extrêmement fine ou dense4 » est le point de départ de la recherche d’une musique pensée comme élément mobile dans l’espace. La ligne stravinskienne, ainsi que ses multiples dérivées, se retrouvera dans de nombreuses œuvres de Matalon. Elle s’intègre dans une pensée plus picturale avec Lignes de fuite (2007), puis dans Lineas, puntos, planos (2018) qui rappelle le fameux essai de Kandinsky Point et ligne sur plan ; et enfin avec Rugged pour double orchestre (2018) commençant « avec une ligne atomisée et fragile, qui se déploie sur tout le registre orchestral5 ».
La deuxième influence musicale majeure est celle de Pli selon Pli de Pierre Boulez, qu’il écoute pour l’écriture de la percussion et les effets de résonance, et à propos de laquelle il dit : « J’ai compris l’utilisation de l’espace comme je ne l’avais jamais imaginé, des formes puissantes pénétraient l’espace l’une après l’autre. En tout cas c’est le souvenir indélébile que m’avait laissé ce mouvement6 ». Une nouvelle perception de l’espace, mais aussi du temps. En effet, on retrouve à plusieurs reprises dans les notices d’œuvres de Matalon, les termes « temps suspendu » et « temps pulsé » (Dos formas del tiempo, 2000, Traces I, Traces X) qui rappellent sans équivoques les « trois modèles temporels » de Boulez, « temps lisse, temps strié, temps pulsé » qui apparaissent dans Penser la musique aujourd’hui7. Pour donner un exemple concret, Traces I, construite sur « deux conceptions du temps musical », oppose un « environnement où le temps musical est lisse et suspendu » à un mouvement dont la forme circulaire « s’articule dans un temps musical pulsé, strié8 ». Au-delà de cette conception temporelle, Matalon travaille aussi à une certaine forme d’enrichissement du rythme de la musique contemporaine. Mais il ne s’agit pas tant de richesse que d’une diversité rythmique et de ruptures stylistiques, qui intéressent le compositeur car « elles ouvrent de nouvelles portes ». Il va aller chercher la complexité rythmique dans la musique populaire comme celle d’Astor Piazzolla, dans la danse sud-américaine (tango, milonga, samba), dans le free jazz ou le jazz rock de John McLaughlin.
La troisième influence majeure provient de la littérature. Découvert à dix neuf ans, au moment de quitter l’Argentine, José Luis Borges est un écrivain qui a littéralement formé la façon de penser de Matalon jusqu’à lui donner envie d’en imiter certaines caractéristiques comme l’art de la forme brève. Celle-ci, typique de la littérature borgésienne est difficile à maitriser car elle est « d’une économie totale et en même temps d’une grande exubérance et richesse9 » et se présentera musicalement sous la forme de courtes sections ou miniatures dans lesquelles l’idée musicale sera présentée « de façon essentielle, sans les divers développements linéaires que l’on connaît : prolifération, accumulation, processus, répétitions ». Après l’opéra de chambre pour cinq voix et dix instruments Le Miracle Secret en 1989, Matalon compose La rosa profunda (Monedas de Hierro), un parcours musical sur des textes de Borges. Sorte de mélodies parlées, le cycle La rosa profunda utilise les techniques traditionnelles de mise en musique d’un texte, tant en termes de forme que d’écriture. Espejo ou Atlas biográfico adoptent la structure traditionnelle de la mélodie avec prélude, interlude et postlude instrumentaux, tandis que Tango est une juxtaposition stricte entre le texte et l’accompagnement musical. De même, toujours en s’inscrivant dans la tradition du figuralisme du lied et de la mélodie, le compositeur a recours à une écriture qu’il nomme « métaphorique » : ainsi la flûte de l’Atlas biográfico représente Borges lui-même, tandis que le solo de basson qui se détache de l’atmosphère mystérieuse de Lecturas semble évoquer le lecteur tant attendu par le livre : « un livre est une chose parmi les choses, un volume parmi les volumes qui peuplent l’univers indifférent, jusqu’à ce qu’il trouve son lecteur10 ». Dans Espadas, l’aura martiale de la trompette soutient musicalement l’évocation de « Gram, Durandal, Joyeuse et Excalibur », les mythiques épées des plus célèbres épopées. Enfin la pédale de la voyageant de timbre en timbre, se transformant au gré des instruments, crée cette impression de dialogue voulue par le poème Conversaciones. L’évocation d’une atmosphère au moyen d’une orchestration spécifique est l’une des spécificités de l’écriture de Matalon et se retrouve ici dans Tango et Buenos Aires : l’un se termine sur une milonga stylisée tandis que l’autre, grâce à un duo de contrebasse et trompette en sourdine recrée parfaitement l’atmosphère intemporelle, voire irréelle, de la ville décrite par Borges (« Buenos Aires pour moi n’a jamais commencé comme l’eau, comme l’air, je la crois immortelle11 »). « Si les bois sont associés à Lecturas et à l’idée d’artisanat que peut évoquer un livre, les miroirs sont quant à eux associés à l’iridescence des percussions12 ». Ainsi, que ce soit dans Espejos, dans Cronologias (dont les vers du poèmes disent : « que la mémoire enserre dans ses miroirs ») ou encore dans l’Atlas biográfico (« Je suis un miroir, un écho ») le timbre de la percussion, sans cesse varié, crée une ligne subtile reliant les poèmes. L’œuvre Rosa Profunda existe aussi en version de concert, pour dix musiciens et électronique sous le titre Monedas de Hierro (1993). Ici encore, la petite forme borgésienne a été exploitée par le compositeur, car « chaque mouvement de l’œuvre présente une idée musicale de la manière la plus essentielle, sans aucune sorte de développement, de prolifération, de processus ou de répétition13 ».
Au-delà de l’utilisation des textes de Borges, Matalon se base aussi sur d’autres grands auteurs comme Raúl Damonte Botana, dit Copi, romancier, dramaturge et dessinateur argentin francophone (L’ombre de Vanceslaos), ou Bertolt Brecht (Celui qui dit non). Le ballet Rugged lines, commande du Festival de Musiques Contemporaines de Barcelone, conçue pour un ballet de cinquante minutes, chorégraphié par Maria Rovira en 1997 est – quant à lui – basé sur les Leçons américaines d’Italo Calvino. Écrites en 1984 pour les « Charles Eliot Norton Poetry Lectures » à l’université de Harvard, ces Six propositions pour le prochain millénaire (sous-titre de l’ouvrage) abordent les thèmes de la Légèreté, la Rapidité, l’Exactitude, la Visibilité, la Multiplicité et la Cohérence, que le compositeur résume ainsi : « l’exactitude, définie comme la recherche de la concision à travers la mise en œuvre de concept précis ; la visibilité, valeur ouvrant les territoires de l’imaginaire ; la rapidité, rapportée à la virtuosité de la pensée, son agilité et sa flexibilité ; la légèreté, qui donne à la vie son côté aérien et éthéré ; la multiplicité favorisant l’arborisation de l’idée, sa prolifération14 ». Matalon a essayé de reprendre le processus de Calvino en « tentant de créer une version globale cohérente à partir de mots-clés en apparence complémentaires15 » tout en se posant une série de questions telles que « Comment évoquer la légèreté sans se confronter à la densité ? De quelle manière la rapidité met-elle en œuvre la lenteur ? Ou encore, que serait l’exactitude à notre pratique de l’ornementation ? ». Il en ressort une musique toute en légèreté faite de timbres mélangeant instruments traditionnels, instruments ethniques et dispositif. La multiplicité, sera de nouveau le point central d’une œuvre en 2014, dans Spirals, loops, lines pour 15 instruments dans laquelle chaque « idée musicale va se transformer et devenir une nouvelle idée [..] créant ainsi parenthèses, commentaires et gloses, formant une sorte de labyrinthe et dynamisant le rythme formel de l’œuvre16 ». Lignes, spirales et labyrinthes, les thèmes récurrents de l’écriture de Matalon voient le jour progressivement, par réutilisation successive du matériau.
Le « journal intime compositionnel » : Traces et Trame
Composés à la manière d’un journal intime compositionnel depuis le début de la carrière de Matalon, les deux cycles Traces et Trame sont un voyage à l’intérieur du son qui aborde aussi différentes problématiques compositionnelles fondamentales comme la notion d’espace, la narration musicale ou la brièveté formelle. Leur format, mettant en valeur les instruments solistes, se situe dans la lignée des Sequenze de Luciano Berio à la différence qu’en lieu et place d’une série de pièces pour instruments soliste, les Traces sont des pièces mixtes avec électronique en temps réel.
L’électronique des Traces (la dernière Traces XIX date de 2024) est pensée comme un moyen de « créer un environnement qui démultiplie, transforme et transcende l’espace17 », sans provoquer d’opposition entre l’instrument soliste et l’électronique. Au contraire, ces derniers cohabitent au point de créer un nouveau monde voire un nouvel instrument. Chaque Traces est pensée avec des dualités et des contrastes comme « l’apesanteur et la densité (Traces V), la multiplicité et l’unité (Traces II et VI), l’idée de construction/déconstruction (Traces VIII) ou encore temps pulsé/temps suspendu (Traces I), son expansif/son intime (Traces I et Traces II18) ».
Les Traces III pour cor et dispositif électronique, Traces IV pour marimba et électronique et Traces V pour clarinette et électronique seront regroupées pour former l’opéra radiophonique Nocturnes (2006) sur un livret original d’Alan Pauls construit sur des fragments de journaux intimes d’écrivains tels que Kafka, Gombrowicz, Jünger et Barthes. Ce triptyque dont la trame narrative est résumée par le compositeur par « L’homme qui meurt, L’enfant qui attend, et La Femme qui fuit » symbolise musicalement « trois histoires [qui] se passent en une seule et même nuit, en une seule et même ville » et qui pourront éventuellement se croiser.
Le titre Trame, vient d’un poème de Borges, La Trama, dévoilant « une synchronie invisible et inconcevable entre tous les éléments qui constituent “l’histoire universelle19“ ». Ces partitions sont composées pour instruments soliste et ensemble de chambre et mettent en lumière « la tension entre une écriture de musique de chambre qui valorise tous les instruments en établissant des liens complexes entre eux et une écriture soliste qui individualise un des interprètes20 ». De fait, le tissage musical des Trame permet d’explorer les différentes dimensions narratives d’une forme. Ici encore, l’orchestration va devenir un medium essentiel, comme dans Trame II dans laquelle le clavecin (soliste) est accompagné avec un ensemble aux sonorités représentatives comme « le steel drum des Caraïbes, le udu (percussion digitale africaine), le bandonéon associé au tango argentin, l’orgue hammond emblématique du rock des années 7021 […] » ; qui permettent un dialogue stylistique et historique entre les instruments.
Si les Traces peuvent êtres mises en parallèle avec les Sequenze de Berio, les Trames sont peut-être une démarche similaire aux Chemins : un moyen de développer le matériau initial des Traces afin de proposer un travail plus conséquent sur le timbre, l’espace et l’écriture concertante ?
Dans la lignée de ces pièces et à la demande de la compagnie Cadéëm et du Conservatoire à Rayonnement Régional de Gennevilliers, le compositeur va écrire de courtes pièces pédagogiques : les Mini Traces. Ces partitions pour jeunes instrumentistes possèdent un accompagnement électronique très simple d’utilisation, à la fois techniquement et musicalement, dont les deux caractéristiques principales sont : une pulsation intégrée au sein même de la composition, afin que l’interprète se repère facilement ; une sonorité très proche du timbre instrumental pour lequel la bande est composés, afin d’obtenir un « faux temps réel ». Les Mini Traces font suite à d’autres pièces pédagogiques, pour duo ou petit ensemble écrites dès 2020 (dos nocturnos pour 2 flûtes et 2 clarinettes (2 étudiants + 2 professeurs) ; fanfare & blues pour trompette et trombone ténor ; Paseo pour xylophone et vibraphone ; pendulo pour violon et violoncelle ; sombra pour basson et piano).
« Contrepoints cinématographiques » et ciné-concert : de Fritz Lang à Luis Buñuel
Le genre du ciné-concert arrive dès le début de la carrière de Matalon et s’inscrit dans un contexte plus large : celui de la campagne de restauration des chefs-d’œuvres du cinéma muet, « initié[e] en France au milieu des années 1970, notamment sous l’impulsion de Jean-Jacques Birgé […] et, dynamisé[e] ensuite par les nombreuses commandes de Cinémémoire au début des années 1990, de l’Auditorium du Louvre, du Musée d’Orsay, de la Cinémathèque française, de l’Ircam, ou encore de l’Orchestre national d’Île-de-France22 ». Après l’inclassable Metropolis de Fritz Lang (1926-27) en 1995, il aborde des films surréalistes avec Luis Buñuel, Un Chien Andalou (1929) en 1996, L’Âge d’or (1930) en 2002 et Terre sans pain (1933). En 2005, le compositeur réaborde la musique de film et le genre plus léger de la comédie, dix ans après avec La Princesse aux Huîtres d’Ernst Lubitsch (1919), suivie par une série de courts métrages de Buster Keaton (L’Épouvantail 1920, La maison démontable 1920 et Frigo Fregoli 1921) en 2021 ; et enfin une série de Charlie Chaplin (dont la commande de l’Ircam Chaplin Factory, 2024). Comme le précise souvent le compositeur, toutes ces pièces ne sont pas uniquement des musiques de film, mais surtout des ciné-concerts, forme dans laquelle la musique vivante, l’orchestre, est au cœur de la représentation. D’ailleurs, ces « contrepoints cinématographiques » possèdent même des titres indépendants : Las siete vidas de un gato pour huit musiciens et électronique correspond au film Le chien andalou, Le scorpion pour six percussions, deux pianos et électronique (2002) à été composé pour L’Âge d’or ; Traces II La cabra pour alto et électronique est la musique de Las Hurdes (« Terre sans pain ») et enfin La Persecuta accompagne The Adventurer de Chaplin.
Composer pour un film muet donne une plus grande liberté à l’espace sonore et à la musique tant dans sa forme que dans son timbre. La musique que propose Matalon n’est jamais illustrative. Au contraire, grâce à une analyse minutieuse du montage, il crée une relation « amicale » avec les images et réussit à garder son propre langage et sa propre dramaturgie tout en étant toujours en relation avec le film : « peut-être que la clé, le secret, pour écrire de la musique d’un film muet, c’est être conscient du montage. Le montage fournira le rythme global du film. Si vous en êtes conscient (cela ne signifie pas que vous devez le suivre inconditionnellement), si vous savez toujours pourquoi vous le suivez ou pourquoi vous décidez de le contredire, alors vous pouvez vous libérer des images23 ». Ainsi, que ce soit dans Métropolis ou dans le triptyque de Buñuel, les partitions tentent d’exploiter les diverses relations possibles entre musique et image ; en passant du parallélisme à la divergence totale.
C’est à la lecture de cette critique du film de Lang par Buñuel et en s’attachant plus aux images qu’à la narration en tant que telle que Matalon commence à concevoir la musique du film de Metropolis.
« Metropolis n’est pas un film unique. Metropolis, ce sont deux films collés par le ventre, mais avec des nécessités spirituelles divergentes, d’un extrême antagonisme. Ceux qui considèrent le cinéma comme un discret conteur d’histoires éprouveront avec Metropolis une profonde déception. Ce qui nous est raconté est trivial, ampoulé, pédant, d’un romantisme suranné. Mais, si à l’anecdote nous préférons le fond “plastico-photogénique” du film, alors Metropolis comblera tous les vœux, nous émerveillera comme le plus merveilleux livre d’images qui se puisse composer24 ».
Le clair-obscur du film, le contraste entre les jardins suspendus et le monde des travailleurs trouve un rapport concret dans l’alternance de sons simples et purs, qui s’opposent avec les sons plus denses des synthétiseurs. Le parallélisme entre la musique et l’image se trouve dans la scène d’ouverture, montrant des « jeux complexes d’engrenages gigantesques, axes, leviers, poulies unies dans une composition cubiste25 ». Ici, la musique se fait « le double formel de l’image, la prolongeant de manière presque palpable dans le son et dans l’espace ». Grâce à une spatialisation des objets sonores « en mouvements contraires, qui s’éloignent puis se rapprochent avec des vélocités différentes26 ». Au contraire, la divergence se produit au moment de la scène d’inondation, violente dans l’image, mais musicalement « statique et intériorisée27 ». Au chaos cinématographique s’oppose un silence musical. L’orchestration, elle-même, intégrant des timbres jazz ou extraeuropéens, « allège l’atmosphère expressionniste du film28 ». Enfin, si le compositeur n’a pas recours au leitmotiv, certains timbres reviennent régulièrement pour assurer une continuité dramaturgique : la basse fretless pour Freder le contremaître, le son pur de la guitare électrique pour Maria, et sa distorsion à son double maléfique29.
Les films de Buñuel sont très différents de celui de Lang. La symétrie et le découpage presque cubique de Metropolis laissent place à un foisonnement surréaliste influencé par l’univers de Salvador Dali. En opposition totale avec le film précédent, dans Un chien andalou (Las siete vidas de un gato), il n’y a plus de logique temporelle, du fait des inscriptions irrationnelles sur les cartons, l’unité d’espace n’existe plus ce qui engendre une forme plutôt fragmentée. Cet aspect formel s’inscrit dans la continuité de ce que Matalon travaillait déjà avec la forme brève borgesienne : « j’ai totalement épousé le principe buñuelien d’une forme dont chaque section débouche sur une autre, les deux n’ayant que peu ou pas de relation entre elles. C’est sans doute la forme musicale qu’on retrouve le plus souvent dans mon travail30 ». De même, il n’y a pas de personnages forts, mais cette absence va être contrecarrée par le compositeur par la création d’éléments qui ne vont cesser de s’affirmer tout au long de la partition, accompagné d’une certaine forme de surenchère orchestrale et rythmique (marche militaire, tango, valse). Le scorpion, quant à lui, va jouer sur un espace de timbre grâce à son instrumentation très originale. La partition suit le découpage du film documentaire, et s’articule en quatorze intermèdes évocateurs : Les scorpions / La descente / La choza / Les bandits / Les majorquins / Rome / Valse dalienne / Valse buñuelesque / Les marquis de X / La claque A / La claque B / The love scene / La girafe, le cousin et l’évêque / Le duc de blanchis. En termes formels, cette œuvre utilise un processus de développement déjà rencontré dans Traces et Trame, qui est le principe de complémentarité, qui se traduit concrètement par le fait « d’agrafer » deux scènes consécutives avec un détail commun parfois très anodin comme un timbre instrumental, un objet mélodique. Les percussions utilisées pour Le Scorpion rassemblent les éléments de la nature : les bois (marimba, bamboo chimes, guiro), le métal (vibraphone, bols japonais et tibétain, gons thaï, crotal), la peau (caisse claire, Bongo timbales et timbalès), la terre cuite (udu pot de fleurs) le sable (maracas et arbre à pluie), l’eau (calebasse) et la pierre. Cette utilisation du matériau/matières naturelles se retrouvera aussi dans l’œuvre vocale, composée pour l’ensemble De Caelis, Formas in Pulvere (2012) pour 5 voix de femmes, percussion et dispositif électronique en temps réel, sur un texte d’Omar Khayyam, structurée en trente miniatures qui s’enchaînent comme une métaphore de la vie, de l’éphémère et de la façon dont la matière se dissout. Ces thèmes tournant autour de la nature apparaissent aussi dans Formas de arena (2001) et De polvo y piedra (2013). La nomenclature de six percussionnistes requises pour Le Scorpion, typique des œuvres écrites pour les Percussions de Strasbourg, se retrouve dans Les Caramba (2001) composée pour les quarante ans de l’ensemble, mais également dans Del color a la materia (2010-2011), pour piano concertant, six percussionnistes et électronique destinée à la dixième édition du Concours international de piano.
Le devenir d’une œuvre : réécriture ou « œuvre en suspens » ?
La présence récurrente des Traces, ainsi que leur intégration au sein d’œuvres plus vastes (Nocturnes, Traces II–La cabra), les réutilisations successives du même matériaux (Las siete vidas de un gato va devenir en 2002 El Torito Catalan) sont une caractéristique propre à Matalon et ne se retrouvent que rarement, à un tel niveau, chez d’autres compositeurs contemporains. Il s’agit moins d’une réécriture — telle que la pensait Boulez pour les différentes versions de Visage nuptial, par exemple — que d’un processus de réinterprétations de l’œuvre comme le pratique Magnus Lindberg avec Corrente, Decorrente, Corrente II ou Coyote Blues et Dotz Coyote, entre autres. Mais il serait possible aussi d’y voir une résurgence des labyrinthes et des miroirs de l’écriture borgésienne, dont le poème La Trama évoque justement ce pouvoir de toutes les formes de réitérations : « Al destino le agradan las repeticiones, las variantes, las simetrías » [Le destin aime les répétitions, les variantes, les symétries].
1. Martin Matalon, rugged lines, un film écrit et réalisé par Serge Leroux, France, 1998, 13 minutes, Hibou Production.↩
2. Ibid.↩
3. https://medias.ircam.fr/x17dd27_martin-matalon-aldous-huxley-variations↩
4. Pour une analyse plus complète, voir https://medias.ircam.fr/x17dd27_martin-matalon-aldous-huxley-variations↩
5. Martin Matalon, Rugged, pour double orchestre, concert « Berlioz, Chausson, Ravel, Matalon et Debussy » par l’Orchestre philharmonique de Radio France, publié sur France Musique le 25 octobre 2018.↩
6. Martin Matalon, entretien avec Charles Arden : https://www.olyrix.com/articles/actu-des-artistes/575/interview-martin-matalon-lombre-de-venceslao-rennes↩
7. Pierre Boulez, Penser la musique aujourd’hui, Gallimard, 1987. ↩
8. Martin Matalon : https://martinmatalon.com/traces-i/↩
9. Fernando Benadon, « An Interview with Martin Matalon », Computer Music Journal, MIT Press, Summer, 2005, Vol. 29, n°2, p. 13-22. ↩
10. Tous les extraits de poèmes de Borges ainsi que leur traduction sont issus du livret du disque « La Rosa Profunda : Parcours Musical Sur Des Textes De Jorge Luis Borges », IRCAM CD 0003, 1992. Traduction des poèmes de José Luis Borges : Jean-Pierre Bernès.↩
11. Ibid.↩
12. Pascal Ianco, livret du disque « La Rosa Profunda : Parcours Musical Sur Des Textes De Jorge Luis Borges », IRCAM CD 0003, 1992. Traduction des poèmes de José Luis Borges : Jean-Pierre Bernès.↩
13. Ibid.↩
14. Martin Matalon : https://martinmatalon.com/rugged-lines/↩
15. Ibid.↩
16. Ibid.↩
17. Martin Matalon, livret du disque Traces, Ensemble Sillages, Sismal Records – SR005, 2005.↩
18. Ibid.↩
19. Note de programme Trame II : https://brahms.ircam.fr/fr/works/work/10563/↩
20. Ibid.↩
21. Martin Matalon : https://martinmatalon.com/trame-ii/↩
22. Philippe Langlois, « Musique contemporaine et cinéma, panorama d’un territoire sans frontière », revue Circuit, Montréal, volume 26 numéro 3, 2016, p. 12.↩
23. Fernando Benadon, « An Interview with Martin Matalon », Computer Music Journal, MIT Press, Summer, 2005, Vol. 29, n°2, p. 13-22, 16. ↩
24. Luis Buñuel, « Metropolis » in : Cahiers du Cinéma N° 223, Paris août 1970, p. 20↩
25. Site du compositeur : https://martinmatalon.com/metropolis/↩
26. Ibid.↩
27. Ibid.↩
28. Ibid.↩
29. Pour plus de renseignements, voir l’entretien réalisé par Philippe Langlois : https://medias.ircam.fr/xa723cb_music-for-metropolis-by-martin_matalon↩
30. Martin Matalon : https://martinmatalon.com/las-siete-vidas-de-un-gato/↩